Jean-Sébastien Bou : « L’opéra, ça peut être sublime comme complètement ringard ! »

Xl_jsbou__c_matejalux4 © Mateja Lux

Fervent défenseur de la création contemporaine – il a notamment étrenné avec brio les trois opéras de Thierry Escaich, Claude, Shirine et Point d’orgue, ainsi que Le Soulier de satin de Marc-André Dalbavie ou encore Il Viaggio, Dante de Pascal Dusapin – et des œuvres rares, Jean-Sébastien Bou s’est lancé dans la planète du chant grâce à une cassette audio de Pelléas et Mélisande qu’il se repassait en boucle dans son enfance. Le baryton lyrique, en véritable généraliste, ne fait cependant pas l’impasse sur les rôles du répertoire (Eugène Onéguine, Escamillo, Don Giovanni, Lescaut…). Il participe fin avril à une nouvelle production d’Iphigénie en Tauride par Rafael R. Villalobos à l’Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie Pyrénées Méditerranée, aux côtés de Vannina Santoni et de Valentin Thill, sous la baguette de Pierre Dumoussaud. Huit ans après notre précédente interview, de l’eau a coulé sous les ponts, et nous retrouvons le baryton pour notre plus grand plaisir !

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Votre précédente Iphigénie en Tauride scénique avait eu lieu il y a plus de quinze ans à Tours. En participant à des versions de concert d’Iphigénie en Aulide à la rentrée 22-23, vouliez-vous vous remettre dans le bain de Gluck ?

C’était en fait par double curiosité. Je n’avais jamais travaillé avec le chef Julien Chauvin et je ne connaissais pas bien l’œuvre. Iphigénie en Aulide est le premier opéra de Gluck en français, on sent qu’il cherche à s‘emparer d’une langue qui n’est pas la sienne. Je déclame systématiquement les œuvres que je travaille, et contrairement à la métrique parfaite en alexandrins d’Iphigénie en Tauride, on ressent dans Iphigénie en Aulide quelques maladresses relatives, notamment sur les appuis musicaux, qui ne sont pas nécessairement sur les accents toniques. On y reconnaît toutefois la magnifique patte de Gluck, cette frontière entre la déclamation et le sentiment immédiat. Je dis souvent à mes élèves qu’il faut sortir du chant, être dans le texte et imaginer que nous ne sommes que des filtres émotionnels. À l’opéra, avoir une belle voix ne suffit pas. Le but est de raconter une histoire avec ce qui nous est propre. Dans Iphigénie en Tauride, Oreste est écrit dans une tessiture anormalement aiguë, de façon à sentir le désespoir par la tension vocale. Il ne faut pas tout donner tout de suite, pour éviter de perdre les scènes importantes qui font avancer l’histoire.

« Mady Mesplé et Françoise Pollet me disaient de ne jamais chanter au-dessus de mes moyens, mais d’utiliser mes moyens pour exprimer »

Faut-il donc garder une certaine distance avec Gluck pour bien l’interpréter ?

Ça dépend des personnalités. Moi, je suis entièrement voué à la musique – et surtout au texte –, tout en gardant à l’esprit que l’instrument doit être préservé. On peut faire confiance à ces compositeurs qui écrivent très bien pour la voix. On se rend paradoxalement libre d’entrer dans la musique en se disant que Gluck est quelque part dans la salle, à entendre sa musique telle qu’il l’a écrite. Il ne faut pas essayer d’utiliser la musique et le texte pour servir notre égo. Mady Mesplé et Françoise Pollet me disaient de ne jamais chanter au-dessus de mes moyens, mais d’utiliser mes moyens pour exprimer. Et cette distance avec la musique se fait automatiquement. Avec une bonne technique, on peut justement laisser faire et s’abandonner à la musique.

À Montpellier, Rafael R. Villalobos ancre Iphigénie en Tauride dans l’actualité de la guerre en Ukraine. Comment réussit-il à raconter une histoire universelle ?

Rafael prend le temps de discuter, de demander ce qu’on ressent, et s’intéresse vraiment aux détails  avec le chœur. D’ailleurs, il connaît tous les prénoms des choristes. Un chœur, ce n’est pas une masse, c’est chaque individu qui s’organise. Le texte est toujours d’actualité, et on se rend compte que l’humanité commet toujours les mêmes erreurs. Les œuvres peuvent donc s’adapter à n’importe quel événement de notre histoire. Ma toute première Iphigénie en Tauride, en 1999 à Angers Nantes Opéra, était une transposition dans la guerre du Kosovo. Si ça a un sens dans la tête de Rafael, ça aura un sens sur le plateau. La scénographie, assez dépouillée et très bien organisée, est un bunker à moitié détruit par des bombardements, dans lequel les femmes sont isolées, sous le joug de Thoas. On sent d’emblée un enfermement, intégré à la salle. Ce bunker est aussi une morgue, donc ce que provoque la guerre. Les cadavres pourraient très bien être ceux de Pylade et Oreste tués au combat. Dans l’esprit d’Oreste, ces cadavres se meuvent et deviennent des ennemis, personnifiés par l’image de sa mère, qu’il a tuée.


Répétitions, Iphigénie en Tauride - OONM

Votre carrière est marquée par la fidélité à certains metteurs en scène comme Olivier Py et Krzysztof Warlikowski. Est-ce pour vous un moteur ?

Oui, c’est essentiel pour créer un langage commun. Quand j’accepte un contrat d’opéra, mon critère essentiel reste le metteur en scène. C’est souvent lui qui me choisit, mais la décision finale revient au directeur de casting. On a toujours envie d’aller plus loin avec un metteur en scène. Certaines maisons, pour les reprises, font des distributions, et des chanteurs déambulent – assez bien – sur scène sans savoir ce qu’ils font là ou quelle histoire est racontée. Après trente ans de métier, on devient exigeant, existentiellement. C’est pour cela que le metteur en scène est un critère. On a envie de toujours raconter une histoire, notre histoire, l’histoire de l’humanité. En travaillant avec des gens qu’on aime, on est sûr de présenter quelque chose auquel le public sera sensible. Mon unique centre d’intérêt, c’est le projet artistique, et ceux qui le défendent. La seule chose que j’ai en tête quand je suis sur un plateau, c’est de mettre les autres en valeur.

Et avec les compositeurs comme Thierry Escaich et Pascal Dusapin, dont vous posez les jalons de l’écriture lyrique de notre époque ?

C’est passionnant, on se voit forcément en amont. J’ai souvent Thierry et Pascal au téléphone, on se retrouve à « écrire » ensemble. Mon prochain Dusapin, c’est Macbeth Underworld, à l’Opéra-Comique. Georg Nigl, qui avait créé le rôle à la Monnaie, n’était pas libre pour Paris. Quand Pascal m’a montré la partition, je lui ai dit que je n’avais pas la même typologie vocale que Georg Nigl, qui a une voix plus « légère » que moi, et donc une plus grande souplesse dans l’aigu et une voix de tête. Pascal a donc adapté certains passages pour ma tessiture et à mes possibilités vocales.


Répétitions, Iphigénie en Tauride - OONM

Vous interprétez le répertoire français dans tous ses états : Fortunio de Messager, Samson et Dalila de Saint-Saëns, Mârouf, savetier du Caire de Rabaud, Bérénice de MagnardLe Roi malgré lui de Chabrier, Ariane de Massenet, Le Rossignol de Stravinsky et Les Mamelles de Tirésias de Poulenc… Cherchez-vous à explorer les possibilités de la langue française ?

Oui, mais ce n’est pas l’essentiel. J’ai la chance que cette langue d’esprit sont je suis amoureux soit ma langue maternelle. J’ai beaucoup de plaisir à découvrir et à faire découvrir les œuvres tombées dans l’oubli. Certaines ont eu leur temps, mais il y a toujours quelque chose d’intéressant à défendre quand on fait confiance au compositeur et au librettiste. Surtout dans un monde où on essaie d’adapter l’art au commerce, et pas le contraire. On se demande souvent en premier si une œuvre va remplir une salle ; si ce n’est pas le cas, on s’abstient de la monter. L’éducation aux nouvelles œuvres est un lent processus, autant pour la création que pour les œuvres tombées dans l’oubli.

« L’opéra, ce ne sont pas juste des chanteurs qui se pointent face public la main sur le cœur. C’est un spectacle complet, il ne faut pas l’oublier ! Notre but d’interprète est de rendre concret et lisible ce que le metteur en scène a en tête. »

Faire littéralement corps avec une œuvre, en particulier mise en scène, est-ce la solution ?

À condition que ça ait un sens et que ce soit au service de la musique, qu’on n’en oublie pas l’œuvre. Le metteur en scène doit être dévoué à l’œuvre, au même titre que les interprètes et le chef d’orchestre. C’est ce qui fait partie de tout le processus de recherche de réalisme. Du moment qu’on s’y abandonne, c’est forcément juste. Si on ne veut entendre que l’œuvre et le texte, il y a les versions de concert. C’est pour ça que j’ai encore du mal à entendre : « Ah mais en plus, vous êtes bon comédien. » Pourquoi, « en plus » ? L’opéra, ce ne sont pas juste des chanteurs qui se pointent face public la main sur le cœur. C’est un spectacle complet, il ne faut pas l’oublier ! Notre but d’interprète est de rendre concret et lisible ce que le metteur en scène a en tête. Tout ce que je fais sur scène est le fruit de ma création spontanée avec les infos du metteur en scène. Il n’y a pas de « oui mais ». S‘il est possible de le faire, on le fait, et on voit. Dans Claude, on m’a reproché de faire des choses dangereuses. On l’a pourtant répété, et c’étaient des propositions que j’avais faites. C’est en cela qu’Olivier Py est un très bon metteur en scène. Il sait qu’avec les personnalités qu’il a, il aura les bonnes propositions. Dans la direction d’acteurs, il faut avoir la chance d’avoir un metteur en scène et des interprètes qui s’y intéressent. Ce n’est pas toujours le cas, même si j’ai remarqué qu’il y avait davantage de travail de détail aujourd’hui.

« Les cinéastes sont bons à l’opéra quand ils arrivent à s’imaginer que le contexte de la scène et de la salle peut donner le même résultat que sur un écran. L’opéra peut être sublime comme complètement ringard ! »

Au vu de votre passion du cinéma, n’avez-vous pas voulu travailler avec des cinéastes qui mettent en scène du spectacle vivant ?

C’était le cas avec Claus Guth, on voulait travailler ensemble depuis longtemps. Sa vision de Rodelinda, à l’Opéra de Lyon, était déjà très cinématographique. Et on a même fait des tournages sur Il Viaggio, Dante : de nuit, dans la forêt, en une seule prise. On a en plus les mêmes goûts : comme Warlikowski, on adore la « planète » de David Lynch. Je suis aussi un grand fan de Harmony Korine. Ce sont surtout des univers qui m’attirent, quand des grands cinéastes me transmettent ce désir de compréhension d’un monde. Les cinéastes sont bons à l’opéra quand ils arrivent à s’imaginer que le contexte de la scène et de la salle peut donner le même résultat que sur un écran. L’opéra peut être sublime comme complètement ringard ! On sent parfois les cinéastes un peu intimidés à l’opéra, c’est très bizarre. Les gens de théâtre peuvent aussi avoir une sorte de fascination pour le chanteur. Il faudrait réussir à consacrer plus de temps de répétitions théâtrales pour des œuvres spécifiques, notamment la création.

Propos recueillis par Thibault Vicq le 3 avril 2023

Iphigénie en Tauride, de Christoph Willibald Gluck, à l’Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie Pyrénées Méditerranée (Opéra Comédie), du 19 au 23 avril 2023

Macbeth Underworld, de Pascal Dusapin (musique) et Frédéric Boyer (livret), à l’Opéra-Comique (Paris 2e) du 6 au 12 novembre 2023

Fantasio, de Jacques Offenbach, à l’Opéra-Comique (Paris 2e) du 13 au 23 décembre 2023

Pulcinella / L’Heure espagnole, de Maurice Ravel, à l’Opéra-Comique (Paris 2e) du 9 au 19 mars 2024

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