Shirine, de Thierry Escaich, à l’Opéra de Lyon : l’aimance, et cetera

Xl_shirine_-_op_ra_de_lyon © Jean-Louis Fernandez

C’est pendant les répétitions de Claudepremier opéra de Thierry Escaich – en 2013 à l’Opéra National de Lyon que Serge Dorny propose au compositeur d’adapter sur cette scène lyrique l’épopée tragique en vers Khosrow et Shirine, du poète perse Nezâmî (XIIe siècle). Le report de la création mondiale de 2020 à 2022 pour cause de crise sanitaire aura fait découvrir son troisième opéra Point d’orgue avant ce deuxième opus, contant les vicissitudes de cœur d’un prince et d’une princesse devenus roi et reine. Avec le développement littéraire d’Atiq Rahimi, place à l’ « aimance », néologisme pour signifier – du moins, on l’imagine – le point d’intersection entre attraction, désir, et amour.

Pour Shirine, Thierry Escaich rencontre l’Orient avec des instruments perses – qânûn, flûte naï et tombak –, auxquels s’ajoute le duduk arménien, sans pour autant délaisser sa patte d’orchestrations magmatiques. Les ornements et les simili-improvisations s’intègrent de façon limpide dans un discours musical dense, telles les pages d’un livre qui se superposent et se tournent seules, formant de multiples dimensions tentant de s’entre-phagocyter. La musique mélange les divergences, les mouvements disjoints et conjoints, les échappées et les ancrages. Quelque chose grandit ou disparaît toujours progressivement dans cette partition de détours, mais d’expressivité nette. Le tissu orchestral insidieux magnétise les accords en tutti et laisse parfois la fosse à une individualité quasi-chambriste. L’urgence se ressent dans la composition vocale, qui caractérise les personnages par leur fonction : avec le « chant de pouvoir », les souverains sont dans la démonstration, dans les sauts d’intervalles et dans l’autorité, tandis que les représentants du monde artistique (peintre, sculpteur) disposent de lignes « de séduction », plus enrobées et fluides, comme en fusion. Des interludes instrumentaux – notamment une longue danse aux couleurs chatoyantes – continuent à apporter reflets et marbrage à cette pâte à gâteau imprévisible, même si la deuxième partie tend malheureusement à lisser le champ des possibles vocaux, à travers une écriture plus redondante. Les chœurs ouvrent quant à eux des vannes de rumeur ou de déclamation extérieure dans une partition du fugato servie vaillamment par le Chœur de l’Opéra de Lyon,

La chair musicale trouve d’ailleurs sans doute une littéralité trop évidente sous la baguette exacte de Franck Ollu. L’Orchestre de l’Opéra de Lyon livre une copie limpide, de grande qualité, complètement en phase avec la battue du chef, dont l’excès de définition freine peut-être la propagation planante des clairs-obscurs, contrechants et parties intermédiaires. Le silence des virgules ne se confond malheureusement pas avec l’éloquence des points de suspension.

Le plateau très bien réglé de Richard Brunel permet de garder une page blanche scénique ouverte à toutes les combinaisons, et de ne pas instaurer une linéarité irréversible. Chaque nouvelle idée libère un développement pertinent sous des lumières extrêmement justes. La sensualité violente, les révoltes et les intrigues politiques se greffent ainsi en sourdine à l’assemblage narratif visuel. Les costumes longilignes de Khosrow et Shirine mettent l’accent sur l’incapacité pour ces personnages politiques de communiquer ou de se rapprocher, et rejoignent la fabrique mélodique de Thierry Escaich. Et ce décor qui évolue au gré des égos fait un parallèle entre imagerie et réalité, loin d’un orientalisme qui enfermerait le récit.

La distribution relève le défi haut la main, à commencer par Jeanne Gérard, Shirine d’un seul bloc, à la prosodie rythmée, à l’instinct de corps, et parvenant à joindre avec étanchéité les acrobaties qui lui incombent. Les graves adhérents et les nasales plantureuses soutiennent l’évolution franche vers le côté sombre et méfiant du personnage. Avec Julien Behr, Khosrow est dans l’expérience du sensible, dans un rêve éveillé. Le timbre fumé donne un élan à l’allongement de la ligne de chant, jusqu’à un vibrato susurré, dans une matière vocale qui se conserve admirablement du début à la fin de la phrase. Fougueux et indestructible, Jean-Sébastien Bou est traversé par une sève de construction irriguant la beauté en matière première. Chaque note fait résonner le cœur du son dans une diction parfaite. L’ardente Majdouline Zerari prend solidement racine et excelle dans la continuité terre-à-terre de la phrase. Le doute long de Stephen Mills et l’archéologie sentimentale de Florent Karrer sont deux traits supplémentaires très bien croqués. Enfin, la densité funambule de Théophile Alexandre et la droiture de Laurent Alvaro honorent elles aussi une musique en relief, propice aux extras d’et cetera.

Thibault Vicq
(Lyon, 2 mai 2022)

Shirine, de Thierry Escaich (musique) et Atiq Rahimi (livret), à l’Opéra de Lyon jusqu’au 12 mai 2022

Crédit photo © Jean-Louis Fernandez

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