Fine équipe et cabaret à plume pour Stravinsky et Poulenc au Théâtre des Champs-Élysées

Xl_le-rossignol_les_mamelles-de-tiresias_tce_2023 Le Rossignol - Les Mamelles de Tirésias © Vincent Pontet

D’un univers de fable intime à une farce non dénuée de politique, le diptyque constitué par Le Rossignol et Les Mamelles de Tirésias est une formidable réussite grâce à la mise en scène d’Olivier Py, à un orchestre qui s’adapte au style des deux œuvres et à des interprètes totalement investis qui passent de l’ombre à la lumière avec un rythme effréné et une énergie bienfaisante.

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Lorsque l’on considère les œuvres composées dans la première moitié du XXe siècle, l’on constate qu’elles furent forcément impactées, d’une façon ou d’une autre, par la folie humaine et les soubresauts politiques ambiants, tout en s’inscrivant pleinement dans un extraordinaire foisonnement créatif qui parvint alors à trouver sa place dans les interstices de l’Histoire. Lorsque l’on pense « début artistique du XXe siècle », Stravinsky apparaît immédiatement comme l’un des marqueurs puissants, avec son Sacre du printemps incandescent et révolutionnaire de 1913, apogée des « Ballets russes » qui met le Théâtre des Champs-Élysées à l’avant-garde et s’impose à jamais dans son histoire.

Plus méconnu et probablement éclipsé par ce ballet plein de sauvagerie (qui fut précédé de L’Oiseau de feu et de Petrouchka), Le Rossignol connaît une conception en deux phases séparées par une période où l’art du compositeur a nettement évolué. Le résultat aboutit à un premier acte (en 1908) influencé par Rimski-Korsakov, sorte de prologue à deux actes postérieurs dont la musique, plus provocante, est dans la veine du style plus mature de Stravinsky.

De 17 ans le cadet de Stravinsky, Poulenc quoique plus « sage » dans l’écriture, a enrichi l’art lyrique de trois œuvres aussi différentes que fascinantes : Dialogues des Carmélites - qui met en scène un épisode sanglant de la Révolution française - est d’une puissance formidable ; La voix humaine est un monologue singulier, fort et émouvant. Véritable OVNI, l’Opéra-bouffe Les mamelles de Tirésias suit le chemin surréaliste posé par la pièce d’Apollinaire du même nom, créée pendant la Première Guerre mondiale ; l’œuvre lyrique arrive, elle, à l’issue de la Seconde, en 1947, sur la scène de l’Opéra Comique.

Le talent d’Olivier Py pour lier deux œuvres

Quelles que soient leurs différences, le rapprochement des deux compositeurs (qui se sont, à la ville, longuement fréquentés) apparaît comme une évidence. Dans l’interview qui figure dans le programme du spectacle, François-Xavier Roth affirme, non sans raison, que les spectres de ces deux-là hantent le Théâtre des Champs-Élysées. Ce n’est que justice que de les y retrouver rassemblés sur cette scène pour ces deux pièces assez méconnues.

On accordera donc peu d’importance au fait que le mariage soit assez artificiel d’un point de vue strictement artistique (musique, livret). En revanche, cela a dû poser à Olivier Py (à qui l’on doit déjà les formidables Voix humaine et Point d’orgue réunis en un seul spectacle) la question de la jonction à réaliser en finesse sans risquer de renforcer encore cette artificialité.
Si l’univers naturel et mobile du metteur en scène se prête bien à la modification du cadre d’une ambiance à une autre, il va surtout jouer du fait que les interprètes des deux pièces sont les mêmes.

Ainsi, c’est dans le sombre cadre des coulisses d’un cabaret que va évoluer l’histoire du Rossignol, une histoire savamment actualisée, mais qui conserve sa poésie. L’Empereur de Chine a perdu ses attributs de magnificence et est, désormais, un homme simple qui souffre et meurt sur un grabat. Nous retrouvons donc là le propos de base du Rossignol, celui d’un être que la beauté et l’art sauvent quand bien même on cherche à le distraire du fondamental avec des éléments artificiels (ici, l’oiseau virtuel représentatif d’un réseau social bien contestable).


Le Rossignol - Les Mamelles de Tirésias © Vincent Pontet

Le vrai, le pur, le beau sont incarnés par une femme et quelle femme ! Il s’agit de Sabine Devieilhe qui n’a aucun mal à accorder sa voix idéale pour ce rôle au physique sculptural d’une artiste qui éblouit encore cet homme dont on imagine qu’il a passé sa vie dans ce théâtre, ce lieu de création ; ainsi celle-ci (la femme) et celui-ci (le lieu) constituent le mariage nécessaire à son énergie vitale. À voir cet homme qui meurt et se raccroche à l’artiste et au théâtre, l’on ne peut s’empêcher de penser au « non-essentiel » formulé pendant la crise du Covid…

En seconde partie, nous avons l’envers pétillant du décor. Ce qui nous paraissait mystérieux dans la première est devenu le cadre d’un cabaret avec sa faune extravagante et ses spectateurs plus ou moins attentifs. Les personnages qui entraient et sortaient de scène sont devenus les protagonistes d’une farce où La femme (encore Sabine Devieilhe, déchaînée) tient un discours féministe extrême, veut inverser les rôles dédiés aux deux sexes dans la société et assigne à son mari un rôle d’accoucheur qui a pour mission de repeupler le pays.

En donnant à son cabaret le nom du Zanzibar, Olivier Py (qui remémore, à l’occasion, qu’il a quelques caractéristiques en commun avec Poulenc, cet artiste homosexuel et croyant) rappelle qu’il exista un bar de ce nom, célèbre à Cannes, un bar que fréquentèrent… Poulenc et Apollinaire. Le metteur en scène, qui est aussi (avec son avatar Miss Knife) l’un des porteurs d’une tradition de l’homosexuel version folle travestie et performeuse, n’hésite alors pas à se vautrer dans l’excès pour un spectacle aussi jouissif que ce phallus qui s’épanche au sommet de marches dignes des Folies bergère. D’autant que, bien malgré lui, cet attribut viril et hallucinatoire a dû s’imposer en lieu et place de mamelles qui se sont envolées dans la salle et avec lesquelles joueront le public et les comédiens.

Le propos original et délirant est, bien sûr, à mettre en lien avec la situation de la Première Guerre mondiale, l’émancipation des femmes et le besoin de faire des enfants. 

Mais avec Olivier Py, cela acquiert des prolongements actuels puisque les questions du féminisme, du genre, voire de l’artificialisation de la procréation y sont – certes outrageusement – abordées. La farce reste une farce, mais elle garde une certaine puissance dévastatrice d’autant que c’est au moyen d’un bazooka que sont traitées des causes qui divisent aujourd’hui fondamentalement notre société.

Un art de l’équipe avec talents et synergie

Pour se saisir de ces deux belles pièces et de leurs problématiques, le théâtre, le metteur en scène et le chef ont su réunir une véritable « équipe » dont on sent, à tout moment, la force de la cohésion et, par conséquent, la facilité à aller au plus loin de ce qui nous est proposé. Ils sont aussi brillants dramatiquement que vocalement. Tous mettent au service des textes une diction exemplaire et essentielle pour les dialogues de Poulenc / Apollinaire.

L’homme mourant puis l’« homme-femme », c’est Jean-Sébastien Bou, exemplaire dans les deux rôles. Sa voix sonore, son timbre chaud de baryton font merveille et son abattage, en deuxième partie, relève du plus pur abandon à un texte et à une mise en scène délirants.

La femme, on l’a dit, c’est Sabine Devieilhe, au sommet de sa forme et de son art, dont la voix atteint l’idéal pour les exigences du Rossignol, mais se plie aussi aux débordements hilarants de Thérèse / Tirésias, cette femme révolutionnaire et dictatoriale.


Le Rossignol - Les Mamelles de Tirésias © Vincent Pontet

Laurent Naouri, lui, est un chambellan exemplaire en première partie, mais se fait, surtout, remarquer dans le monologue d’entrée du directeur de théâtre / maître de cérémonie pour lequel il semble prendre un malin plaisir à descendre nonchalamment cet escalier de cabaret comme ont pu le faire les grandes meneuses de revues. Cyrille Dubois (qui interprète quatre rôles) et Francesco Salvadori sont savoureux en duo d’alcooliques. Victor Sicard est un policier sexy et entreprenant à souhait alors que Rodolphe Briand s’éclate en femme plantureuse à la poitrine nourricière pour les nombreux bambins du mari de Thérèse. Enfin, Lucile Richardot qui assure brillamment ce personnage de la mort si cher à Olivier Py et Chantal Santon Jeffery dans ses deux rôles complètent ce tableau truculent de joyeux fous.

Le chœur composé de l’ensemble Aedes donne corps au public de cabaret en rejoignant l’énergie positive portée par les solistes.

Tout cela est, enfin, accompagné par un orchestre Les siècles dirigé par François-Xavier Roth qui a travaillé avec soin les deux partitions dissemblables de Stravinsky et Poulenc. Il en ressort deux ambiances musicales riches qui donnent une illustration parfaite et tout en contrastes de ce poème de nuit intime et de cette extravagance de fête de nuit festive et extravertie. Une extravagance que l’on retrouvera dans des saluts excellemment chorégraphiés qui mettront en joie les spectateurs à l’heure de sortir et de s’éparpiller dans la nuit bien plus sereine de l’Avenue Montaigne.

Paul Fourier
Paris, 13 mars 2023

Le Rossignol et Les Mamelles de Tirésias au Théâtre des Champs-Elysées du 10 au 17 mars 2023

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