Hippolyte et Aricie, un chef-d'œuvre novateur

Xl_hippolyte-et-aricie-opera-rameau © DR

À compter de ce 23 novembre et jusqu’au 2 décembre, le Staatsoper Unter den Linden de Berlin organise son premier festival « Barocktage », un festival d’une dizaine de jours tout dédiés à la musique baroque. En point d’orgue de l’événement, l’établissement berlinois programme une nouvelle production de Hippolyte et Aricie à partir de ce 25 novembre (c’est la première fois que l’opéra de Rameau est donné sur la scène de la maison berlinoise), confiée à la baguette de Sir Simon Rattle à la tête du Freiburger Barockorchester, et réunissant sur scène Anna Prohaska, Magdalena Kožená, Reinoud Van Mechelen, Gyula Orendt ou encore Elsa Dreisig.
Pour mieux préparer cette première berlinoise, nous examinons la genèse de
Hippolyte et Aricie, illustrant autant la « science » de Rameau que son talent artistique.

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« Il y a dans cet opéra assez de musique pour en faire dix ; cet homme nous chassera tous » : ce commentaire attribué au compositeur André Campra (1660-1744) nous donne la tonalité et la mesure de la réaction que suscita Hippolyte et Aricie, le premier ouvrage lyrique composé par Jean-Philippe Rameau (1683-1764). « Trop de notes » comme le dira plus tard l’empereur Joseph II déconcerté par le foisonnement mélodique et instrumental de L’Enlèvement au sérail (1782) de Mozart ? Il y avait en effet peut-être trop d’innovation et de créativité dans Hippolyte et Aricie, et le public ne voyait en son auteur qu’un brillant théoricien qui se mêlait tardivement d’écrire des ouvrages lyriques. Car Rameau aura attendu l’âge de 50 ans pour mettre en œuvre une musique qu’il a « méditée » pendant une trentaine d’années : « Je n’ai travaillé pour l’Opéra qu’à cinquante ans, encore ne m’en croyais-je pas capable ; j’ai hasardé, j’ai eu du bonheur, j’ai continué ». Rupture dans la vie du musicien, et révolution esthétique dans le monde lyrique des années 1730, Hippolyte et Aricie ouvre une nouvelle carrière à Rameau en contraignant le public à prendre parti pour ou contre celui que d’Alembert (1717-1783) n’hésite pas à qualifier de « dangereux novateur ». Un observateur contemporain note qu’on assiste à l’émergence d’une « religion nouvelle » qui compte « autant d’ennemis et d’enthousiastes que d’hérésiarques ». La passion enflamme le cœur des amateurs d’opéra car la musique de Rameau s’impose avec toute la force de son irrésistible puissance émotionnelle qui ne laisse aucun répit à un public littéralement subjugué. 


Jean‐Baptiste Lully ; © DR

Tout en échauffant les beaux esprits, Hippolyte et Aricie a d’abord reçu un accueil assez froid avant de provoquer une de ces batailles dont le milieu parisien a le secret. Les « lullistes », scandalisés par un inacceptable modernisme, s’opposent aux « ramistes », (encore appelés, par dérision, les « ramoneurs » !) éblouis et galvanisés par la révélation du génie d’un nouveau tragédien lyrique. Pour les partisans de Lully, les choix musicaux de Rameau sont incompréhensibles – même si ce dernier reprend la tradition de l’opéra français tel que l’a conçu son illustre devancier. L’abondance et la complexité de l’invention musicale n’en finissent pas de déconcerter. L’importance du rôle dévolu à l’orchestre constitue la plus grande innovation de Rameau qui multiplie les pages chorégraphiques ou descriptives, et la richesse mélodique du récitatif contraste avec le style dépouillé de celui de Lully. Dans son roman libertin, les Bijoux indiscrets (1748), Denis Diderot (1713-1784) mettra en lumière les différences entre les deux artistes qu’il affuble de sobriquets très imagés : « Le vieux Utmiutsol (Lully) est simple, naturel uni, trop uni quelquefois, et c’est sa faute. Le jeune Uremifasolasiututut (Rameau) est singulier, brillant, composé, savant, trop savant… ». Quoi qu’il en soit, durant les trente années qui suivront, Rameau dominera la scène française et sa vie se confondra avec celle de ses opéras qui vont s’enchaîner. Il composera vingt-et-une partitions pour la scène et une trentaine d’écrits et de pamphlets pour défendre sa musique contre toutes les attaques dont elle reste la cible. Ses principaux chefs-d’œuvre auront pour titre : Les Indes Galantes (1735), Castor et Pollux (1737), Dardanus (1739), Les Fêtes d’Hébé ou les Talents Lyriques (1739), Platée (1745), et Les Boréades (1764).

De la théorie à la pratique

En abordant le genre lyrique à l’âge de cinquante ans, Rameau réalise un coup de génie en mettant toute sa science musicale au service d’un rêve qu’il nourrissait déjà depuis plusieurs années. Composer un opéra devait être le véritable aboutissement de sa carrière. C’est son père, organiste à la Cathédrale de Dijon, qui lui a donné ses premières leçons de musique. Après un rapide séjour en Italie à l’âge de dix-huit ans, il devient lui-même un organiste de très grand renom et, durant une vingtaine d’années, il parcourt différentes villes de France au hasard de ses engagements, tout en peaufinant sa réflexion théorique qui aboutit à la publication de son premier ouvrage en 1722 : Le Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels. Rameau aura désormais une réputation de « savant » qui se révélera être un obstacle pour un compositeur qui ambitionne de s’illustrer sur la scène de l’Académie royale de musique. Il doit relever un défi de taille : comment convaincre ses contemporains qu’il n’est pas seulement un organiste théoricien, mais aussi et avant tout, un musicien des plus inspirés qui brûle de montrer ce dont il est capable ?

En 1732, Rameau publie un autre ouvrage théorique, Le Nouveau Système de musique et, en attendant de découvrir enfin un livret de nature à stimuler son inspiration, il écrit de la musique de scène pour le théâtre de la Foire Saint-Germain ainsi que quelques cantates qui constituent ses premiers pas vers l’opéra.  


Antoine Houdar de la Motte ; © DR

Avant même la création de son premier ouvrage, la suspicion lui vaut des critiques acerbes. Pourquoi se mêler de pratique après avoir longuement disserté sur la composition musicale ? Dès 1727, Rameau avait adressé une lettre à celui qui passait pour le plus grand librettiste de son temps, le dramaturge et poète Antoine Houdar de la Motte (1672-1731). Le musicien jetait les bases d’un véritable « art poétique » en exposant sa conception de l’opéra, mais cette démarche était restée sans succès. La chance semble enfin lui sourire avec la rencontre d’un homme au nom et à la fortune providentiels, le fermier général Le Riche de La Popelinière (parfois écrit Pouplinière) (1693-1762) qui va devenir son mécène et lui permettre de rencontrer l’élite musicale et littéraire de la capitale.   

C’est après avoir été conquis par une représentation de Jephté (1732), un opéra biblique de Michel Pignolet de Montéclair (1667-1737), que Rameau décide de se lancer dans l’écriture d’un ouvrage lyrique en sollicitant l’Abbé Simon-Joseph Pellegrin (1663-1745), auteur du livret. C’est un des meilleurs librettistes du moment et il connaît un triomphe mérité avec Jephté. Aidé par La Popelinière, Rameau finit par convaincre Pellegrin de lui écrire un livret et, un an et demi plus tard, le 1er octobre 1733, il peut enfin créer Hippolyte et Aricie à l’Académie royale de musique. L’ouvrage a été donné une première fois en concert chez La Popelinière en mars ou avril 1733.

Rameau s’inscrit parfaitement dans le cadre de la tragédie en musique telle que l’a pratiquée Lully. Il opte pour une ouverture à la française, un prologue et cinq actes comportant chacun un divertissement. La nouveauté est à chercher du côté de la musique qui rompt complètement avec tout ce qui a été entendu jusqu’alors car Rameau puise son inspiration dans les acquis d’un langage musical résolument « moderne ».

De Racine à l’Abbé Pellegrin

Il peut sembler bien présomptueux de vouloir faire un opéra en adaptant la Phèdre (1677) de Racine (1639-1699), même lorsque l’on est reconnu comme un librettiste chevronné ! Dans sa Préface, où il déclare s’être également inspiré de la tragédie de Sénèque, l’Abbé Pellegrin devance les critiques en avouant avoir hésité à « mettre une Phèdre au théâtre après un tel auteur que Racine ».


Jean Racine ; © DR

Le librettiste de Rameau choisit de privilégier ce qui n’était qu’une intrigue secondaire en recentrant toute l’action sur l’histoire d’amour entre Hippolyte et Aricie. La passion de Phèdre pour son beau-fils Hippolyte, et l’aveuglement de Thésée avec ses conséquences fatales ne sont plus que des obstacles à la réalisation du bonheur des deux jeunes gens. On sait que Racine avait d’abord intitulé sa pièce Phèdre et Hippolyte. Tout à fait logiquement Pellegrin renverse cette hiérarchie en donnant comme titre à son livret Hippolyte et Aricie. Hippolyte passe au premier plan et il est associé à Aricie, un personnage en partie inventé par Racine. Désormais, la jeune fille éclipse Phèdre, l’héroïne incontestable des œuvres qui sont consacrées au récit de sa passion incestueuse depuis Euripide jusqu’à Sénèque.

Pellegrin doit aussi justifier une modification nécessitée par le goût du public de l’Opéra qui préfère les dénouements heureux. Dans Hippolyte et Aricie, Hippolyte ne meurt pas. A travers sa préface, le librettiste s’applique à légitimer l’intervention de la déesse Diane qui vole au secours du couple de jeunes amoureux malgré sa légendaire aversion pour l’amour ! Diane sauve Hippolyte de la terrible vengeance de Neptune en le faisant disparaître dans une nuée de flammes et de nuages, puis elle le fait réapparaître pour l’unir à Aricie.


Pierre de Jéliote ; © DR

Le deuxième acte est entièrement inventé par Pellegrin pour permettre d’introduire l’incontournable scène des Enfers, devenue un passage obligé depuis Francesco Cavalli (1602-1676), Luigi Rossi (1597-1653) et Jean-Baptiste Lully (1632-1687).  A l’opéra, il reste toujours loisible de changer de lieu et de faire apparaître sur scène des divinités et des monstres. La scène lyrique encourage le recours au merveilleux alors que la tragédie classique est soumise aux lois de la vraisemblance. Hippolyte et Aricie nous offre donc un tableau spectaculaire, plein du faste terrifiant des mondes infernaux. C’est à partir de cet acte II que le personnage de Thésée prend une importance qu’il n’avait pas chez Racine au point de pouvoir apparaître comme le véritable héros de l’ouvrage. Rameau devait confier l’imposant rôle de Thésée dans les trois productions d’Hippolyte et Aricie qui eurent lieu de son vivant, en 1733, 1742 et 1757, à Claude de Chassé (1699-1786). Chassé tenait les emplois de « basse-taille », c’est-à-dire de baryton, et les contemporains soulignaient la noblesse de son jeu et de sa déclamation. Le fameux Pierre de Jéliote ou Jelyotte (1713-1797) débuta à ses côtés en tenant deux rôles mineurs, celui de l’Amour et celui d’une Parque. Devenu l’interprète favori de Rameau, il incarna aussi Hippolyte dans la reprise de 1742. Même s’il est assez difficile de se faire une idée exacte de la voix de Jéliote les témoignages évoquent son étendue et sa puissance ainsi que son timbre argentin. Marmontel assure « qu’il atteignait sans effort les notes les plus élevées du registre de la haute-contre ».   

L’ensemble de l’acte II est dominé par la présence des Trois Parques, dont le fameux deuxième trio est caractérisé par une écriture vocale et instrumentale tellement difficile à exécuter que Rameau avait été contraint de le supprimer à la première représentation. Le musicien recourt au procédé de « l’enharmonie » qui repose sur l’ambiguïté tonale de deux notes presque identiques. Ce procédé très fréquemment utilisé par Rameau, provoque un effet d’instabilité comme si le sol se dérobait sous les pieds de Thésée auquel les Parques viennent de révéler son terrible destin : « Tremble ! Frémis d’effroi ! Tu sors de l’infernal empire Pour trouver les enfers chez toi. » Ce trio des Parques fait écho à celui de Lully dans Isis (1677).

« Le bien suprême, c’est la liberté ! »

Hippolyte et Aricie est la preuve que Rameau le théoricien n’est l’esclave d’aucun principe quand il compose. Sa pratique a pour boussole la liberté du créateur passionné qui avance en innovant sans avoir à rejeter la leçon du passé. L’ouvrage offre une partition émaillée d’harmonies audacieuses propres à séduire l’auditeur sans cesse conquis par le pouvoir évocateur d’une musique qui traduit avec le même bonheur la puissance des éléments déchaînés ou celle des passions, comme en témoigne le grand air de Phèdre scandé par le chœur, « Hippolyte n’est plus », conclusion funèbre du IVème acte. 


Paul Agnew, dans Les Boréades ; © Eric Mahoudeau

Rameau assistait certainement aux représentations de son opéra pour observer les réactions du public. Il est à noter que presque toutes les œuvres du compositeur portent la trace de modifications intervenues à différents moments. Pendant les répétitions ou même après la création, Rameau a pour habitude de reprendre sa partition et il est malaisé d’en établir les différents états. Ainsi, il existe trois versions principales d’Hippolyte et Aricie correspondant à la création en 1733 et aux reprises de 1742 et 1757.

Dans Les Boréades, l’ultime chef-d’œuvre de Rameau, une Nymphe proclame : « le bien suprême, c’est la liberté ! ». Liberté pour Rameau de sortir des cadres de la tragédie lyrique en imposant le flot irrésistible de sa musique somptueuse. Liberté pour un musicien maîtrisant parfaitement son « langage » de s’abandonner de manière jubilatoire à la variété et à la fraîcheur de son inventivité sans limiter son inspiration. Rameau excelle dans les passages imitatifs et descriptifs comme celui de la tempête qui accompagne l’apparition de Diane (Acte 1, scène 4). Le compositeur confie à l’orchestre un rôle essentiel en multipliant ces symphonies descriptives qui ponctuent le développement de l’action. Tourbillon de sensations et de sentiments, la musique se déploie « avec un art inconnu jusqu’alors », comme le souligne un contemporain qui proclame : « Ce n’était plus au cœur seul que la musique parlait ; les sens étaient émus, et l’harmonie enlevait les spectateurs à eux-mêmes, sans leur laisser le temps de réfléchir sur la cause des espèces de prodiges qu’elle opérait ».

Catherine Duault
Tout l'opéra, pour aller plus loin

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