Les grandes voix d'opéra du XXème siècle : Enrico Caruso et Fiodor Chaliapine, deux monstres sacrés

Xl_grandes-voix-opera-caruso-chaliapine © DR

Dès les origines du genre, l’opéra affichait cette ambition d’embrasser tous les arts, mêlant à la fois le théâtre et la musique. Certains interprètes parviennent à allier ces deux disciplines, jusqu’à marquer de façon indélébile l’histoire de l’art lyrique. C’est le cas notamment du ténor Enrico Caruso et la basse Fiodor Chaliapine, deux « grandes voix de l’opéra » à avoir été parmi les premières et les plus emblématiques à s’imposer à la fois comme chanteur et comédien. Nous revenons sur leur histoire. 

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Deux incontournables

Les grands interprètes ne manquent pas au XXème siècle mais deux artistes en marquent très fortement le début. Le hasard a voulu qu’ils naissent la même année et le même mois. En février 1873, deux chanteurs mythiques voient le jour : le ténor italien Enrico Caruso (1873-1921) et la basse russe Fiodor Chaliapine (1873-1938). Leurs parcours présentent plusieurs similitudes. Mais il ne serait pas honnête de soutenir que les enregistrements dont nous disposons aujourd’hui peuvent restituer la stupéfiante qualité vocale et l’étonnante expressivité qui ont nourri la légende de ces deux monstres sacrés.

Si Caruso demeure un modèle absolu pour les ténors, qui pourrait encore apprécier cette voix aiguë aux intonations forcées que nous font entendre les disques qu’il réalisa au début du XXème siècle ? Les techniques d’enregistrement et le style vocal ont considérablement évolué depuis cette époque lointaine. Cependant l’émotion demeure à l’écoute de ces témoignages qui immortalisent, en dépit de leur évidente imperfection, une voix dont la souplesse et la légèreté sont rehaussées par une exceptionnelle palette de couleurs.

Quant à Fiodor Chaliapine, nous ne pouvons que rêver de son Boris Godunov (1874). De nombreux témoignages écrits permettent pourtant de comprendre les raisons du formidable engouement qu’il a suscité. Ainsi, après l’avoir entendu interpréter le fameux héros de Moussorgski, la comtesse Greffulhe (dont Proust fait un des modèles de sa duchesse de Guermantes dans La Recherche du temps perdu) écrit : « Je n’ai jamais vu un souverain vivant qui ait si grand air. Jusqu’à ce jour, je n’avais vu que des marmitons (…) figurer des rois au théâtre. Les empereurs devraient bien observer Chaliapine pour copier de la grandeur qu’il donne au personnage ».

Enrico Caruso

Enrico Caruso est né à Naples le 25 février 1873 dans une famille des plus modestes. Son père travaille durement comme ouvrier pour faire vivre une famille qui est loin d’être aussi nombreuse qu’on l’a prétendu. Influencés par les déclarations d’un chanteur habile à construire sa propre légende, les premiers biographes évoquent jusqu’à dix-huit frères et sœurs ! Enrico n’est que le troisième enfant d’une fratrie de sept. Il doit entrer en apprentissage dans une fonderie dès l’âge de onze ans et il apprend le chant, le soir, avec un curé de son quartier. Le jeune garçon commence par se produire dans des cafés ou des réceptions où il chante des ballades napolitaines. Tout en continuant à  travailler dans un atelier mécanique, il décide de postuler pour un rôle au Teatro  Fondo de Naples. Malheureusement, Enrico ne parvient pas à suivre l’orchestre durant les répétitions et il doit déclarer forfait !


Enrico Caruso ; © DR

Ce n’est qu’en 1891 que Caruso commence à entreprendre des études de chant plus sérieuses. Ses professeurs se nomment alors Guglielmo Vergine et Vincenzo Lombardi. Le 15 mars 1895, le jeune chanteur fait ses débuts au Teatro Nuovo de Naples dans L’amico Francesco. L’ouvrage et son auteur, Mario Morelli, sont totalement oubliés aujourd’hui. Peu à peu, Caruso se voit confier des rôles plus importants. Il prend de l’assurance et son répertoire s’élargit tandis qu’il se produit sur plusieurs scènes à Naples, puis au Caire et en Sicile.  Le chef d’orchestre Vincenzo Lombardi lui prodigue ses conseils pour qu’il parvienne à maîtriser ses aigus. Le contre-ut ne sera jamais aisé pour Caruso et le si naturel restera sa meilleure note dans le registre aigu. Cela ne l’a pas empêché d’apparaître comme le ténor du siècle car la beauté naturelle de sa voix, comme sa projection et sa souplesse ensorcelante désarmaient toutes les réserves. Qu’on la qualifie de « velours » ou « d’or »,  cette voix allait triompher dans le monde entier. On multiplierait bientôt les superlatifs pour qualifier l’incomparable Caruso. Une de ses partenaires, la grande soprano Rosa Ponselle (1897-1981) affirmait : «  S’agissant des ténors, vous devez les diviser en deux groupes : Caruso dans le premier, tous les autres dans le second ».

Le 27 novembre 1897, la création de L’Arlesiana de Francesco Cilea (1866-1950) au Teatro Lirico de Milan révèle l’immense potentiel du jeune ténor. C’est dans le même théâtre que, le 17 novembre 1898, il triomphe lors de la création de Fedora de Umberto Giordano (1867-1948). Agé de vingt-cinq ans, Caruso attire définitivement l’attention sur lui en interprétant le rôle du comte Loris Ipanov. Les engagements vont se succéder. Bientôt, la Russie et l’Amérique du Sud le réclament. Le 26 décembre 1900, Caruso fait l’ouverture de saison de la Scala de Milan en Rodolfo dans La Bohème (1896) de Puccini (1858-1924), sous la direction d’Arturo Toscanini (1867-1957).

Caruso va devenir un des ténors fétiches de toute une nouvelle génération de compositeurs italiens. Ainsi, il participe aux créations de Le Maschere de Pietro Mascagni (1863-1945) le 17 janvier 1901, de Germania de Alberto Franchetti (1860-1942) le 11 mars 1902 et de Adriana Lecouvreur de Francesco Cilea (1866-1950) le 6 novembre 1902.

Le 1er février 1901, l’incontournable ténor est un des interprètes du fameux quatuor de Rigoletto (1851) inscrit au programme du grand concert donné en hommage à Verdi, mort cinq jours plus tôt. Puis, déjà infatigable, Caruso part pour Buenos-Aires où il chantera son unique rôle wagnérien, Lohengrin. Durant toute sa carrière, il n’hésitera jamais à enchaîner les tournées même les plus exténuantes ou les plus risquées, comme celle de Cuba où il échappera de justesse à un attentat anarchiste lors d’une représentation d’Aïda. A Mexico, il donnera une série de représentations au milieu de la Plaza de toros devant 22 000 spectateurs ! Caruso travaillait à un rythme effréné au risque de mettre sa santé en danger.  

En décembre 1901, il a le bonheur d’être invité au San Carlo, le théâtre le plus prestigieux de Naples, sa ville natale. On imagine sa joie à l’idée de triompher dans la ville de son enfance. Mais son Elixir d’amour laisse de marbre les Napolitains et le chanteur, profondément meurtri par la froideur de cet accueil, jure qu’il ne chantera jamais plus à Naples ! Et il tiendra parole.

Enumérer toutes les étapes de la prodigieuse carrière de Caruso conduirait à citer tous les plus grands compositeurs, toutes les plus grandes scènes et tous les plus grands partenaires de son époque. Mais c’est au Metropolitan Opera de New-York qu’il va consolider sa gloire mondiale au cours de centaines de représentations dans trente-sept ouvrages différents ! 

Le roi du Met

Après avoir triomphé à Monte-Carlo, Londres, Rome et Lisbonne, Caruso conquiert l’Amérique du Sud au cours de l’été 1903. Puis le 23 novembre de la même année, il fait ses débuts au Metropolitan Opera dans le Rigoletto de Verdi. 


Metropolitan Opera ; © DR

C’est une date charnière car le ténor napolitain restera lié au Metropolitan jusqu’à la fin de sa vie, sans toutefois cesser de se produire régulièrement en Europe. En dix-sept années de « règne », Caruso donnera huit cent vingt-trois représentations au Met en se voyant octroyer toutes les soirées d’inauguration de saison, à l’exception d’une seule. Les différents directeurs chercheront ensuite à trouver des successeurs à Caruso pour renouer avec cet âge d’or du ténor italien. Il y faudra tout le talent de nouveaux chanteurs exceptionnels comme Beniamino  Gigli (1890-1957), Mario del Monaco (1915-1982), Franco Corelli (1921-2003), Carlo Bergonzi (1924-2014) ou plus récemment Luciano Pavarotti (1935-2007).

Allant de Gluck à des compositeurs contemporains, le répertoire de Caruso est d’une richesse inhabituelle. On y trouve Bellini, Donizetti, et surtout Puccini à côté de Mascagni, Leoncavallo, Cilea et Giordano. Le 10 décembre 1910, Caruso crée La fanciulla del West sous la direction de Toscanini, en présence de l’auteur, Giacomo Puccini. Caruso s’illustre également dans des opéras français comme Les Huguenots (1836) L’Africaine (1865) et Le Prophète (1849) de Meyerbeer (1791-1864), un opéra pourtant très lourd pour un ténor. On peut aussi l’entendre dans le Faust de Gounod, la Carmen de Bizet ou la Manon de Massenet. En 1914, il crée aux Etats-Unis le Julien de Gustave Charpentier (1860-1956) aux côtés de Géraldine Farrar (1882-1967). Mais il y a deux ouvrages que le ténor affectionne particulièrement : La Gioconda de Ponchielli et Martha (1847) un opéra-comique allemand de Friedrich von Flotow (1812-1883), qu’il chante dans une traduction italienne.

La construction du mythe

Caruso réunissait tous les talents pour inscrire son nom dans l’histoire du chant. Travailleur acharné et acteur de génie, le ténor à la voix exceptionnelle eut encore l’intelligence de pressentir le formidable potentiel que lui offrait une industrie promise à un bel avenir, celle du disque.  Entre avril 1902 et septembre 1920, Caruso a réalisé de très nombreux enregistrements qui ont largement contribué à propager sa légende. Accompagné au piano ou à l’orchestre, le chanteur enregistre des airs d’opéra ou des scènes entières, mais aussi des mélodies ou des chansons populaires. Il a comme partenaires les plus grands interprètes : Nellie Melba (1861-1931), Amelita Galli-Curci (1882-1963), Tita Ruffo  (1877-1953) ou encore Antonio Scotti (1866-1936).


Enrico Caruso en Eleazar ; © DR

Mais le ténor utilise aussi la presse et la photographie pour construire son propre mythe, et il n’hésite pas à recourir aux services d’Edward Bernays (1891-1995), considéré comme l’inventeur de l’industrie des relations publiques. Le chanteur s’expose en permanence à la curiosité de ses « fans ». On parle de ses cachets exorbitants, des deux bains qu’il aime prendre chaque jour, de sa passion pour les montres et les tabatières anciennes, et des porte-bonheurs qu’il a sur lui quand il entre en scène… Chaque détail compte dans l’édification du mythe qui s’amplifie encore après la disparition du ténor. Atteint d’une pleurésie mal diagnostiquée, il s’affaiblit progressivement, et meurt de péritonite le 2 août 1921, à l’âge de quarante-huit ans, au Grand Hôtel Vesuvio, à Naples après avoir passé ses dernières semaines à l’Hôtel Vittoria à Sorrente. Le 24 décembre 1920, il avait donné son ultime représentation au Met de New-York : il y interprétait le rôle d’Eléazar dans La Juive (1835) d’Halévy (1799-1862). Il s’était magnifiquement illustré dans ce personnage, allant jusqu’à interroger des rabbins dans les synagogues de New-York afin d’incarner avec le plus grand réalisme cet orfèvre juif du XVème siècle.

Fiodor Chaliapine

Au royaume des basses, Fiodor Chaliapine est l’équivalent de Caruso. Comme ce dernier, il a laissé un héritage inestimable ; il a brillamment contribué à la diffusion du répertoire russe en marquant de son empreinte de grands rôles dont celui de Boris Godounov. 


Fiodor Chaliapine ; © DR

Chaliapine voit le jour dans une famille très pauvre, à Kazan, le 1er février 1873, ou le 13 février selon le calendrier grégorien. Dans son enfance, il participe à une chorale d’église. Puis il exerce toutes sortes de petits métiers avant d’entrer, à dix-sept ans, dans une compagnie d’opéra à Oufa, en Bachkirie. Le jeune homme se produit dans les chœurs et chante quelques rôles en soliste. Chaliapine commence à vagabonder de troupes en troupes tout en exerçant différents emplois. Un jour, il est débardeur sur la Volga et le lendemain employé aux Chemins de fer Transcaucasiens. C’est durant cette période qu’il se lie d’amitié avec un certain Alexis Pechlov qui deviendra bientôt… Maxime Gorki (1868-1936) !

La rencontre de Mamontov

En 1895, Chaliapine signe un contrat avec le Théâtre Mariinski et, dès l’année suivante, il fait une rencontre qui donne une nouvelle impulsion à sa carrière en lui permettant d’asseoir définitivement sa réputation. Chaliapine attire l’attention d’un riche mécène, Savva Mamontov (1841-1918) qui vient de fonder une  troupe à Moscou. Frappé par la voix exceptionnelle et l’instinct dramatique de la jeune basse, Mamontov décide de l’engager. Chaliapine fait ses débuts en interprétant Ivan Soussanine dans Une vie pour le tsar (1836) de Glinka ; puis il triomphe dans le Méphisto du Faust (1859) de Gounod. Bientôt, Chaliapine collabore activement avec Rimski-Korsakov (1844-1908), un des compositeurs attachés au Théâtre Mamontov. Le chanteur met tout son talent au service du compositeur en s’appropriant littéralement le rôle d’Ivan dans La Pskovitaine (1873) et celui du Viking dans Sadko (1898). En 1899 il créé le personnage de Salieri dans Mozart et Salieri. Quand, Rimski-Korsakov entreprend de réorchestrer Khovanchtchina (1886) et Boris Godunov (1874), Chaliapine s’investit pleinement dans la redécouverte de ces ouvrages. Il donne une interprétation légendaire de Dossiféï, et surtout de Boris. Son incarnation du personnage est si convaincante qu’il devient une star que le Bolchoï sollicite pour toute une série de premiers rôles.


Fiodor Chaliapine en Don Quichotte ; © DR

La grande basse russe incarne ces personnages au plus haut niveau en s’imposant autant par l’ampleur et la puissance de sa voix que par son impressionnante autorité scénique. C’est pourquoi il faut absolument voir une de ces photographies qui nous le montrent dans ses rôles de prédilection où son infaillible instinct dramatique le guidait vers toujours plus de réalisme. Son visage se métamorphosait sous l’effet de maquillages aux effets saisissants. On comprend alors pourquoi le musicologue britannique Ernest Newman écrivait : « De tous les chanteurs, Chaliapine est celui qui a le plus besoin d’être vu pour être véritablement entendu ». Mais il existe un document encore plus précieux que les enregistrements et les photographies. Le 24 février 1910, à l’opéra de Monte-Carlo, Chaliapine crée le héros éponyme du Don Quichotte de Jules Massenet. Il retrouve ce personnage, qui fut une de ses incarnations les plus marquantes, en 1932 quand le réalisateur Georg Wilhelm Pasbt (1885-1967) lui fait tourner une adaptation du Don Quichotte de Cervantès pour laquelle Jacques Ibert (1890-1962) a composé des airs. Le magnétisme de l’acteur-chanteur s’y révèle avec éclat et l’on comprend que Chaliapine ait suscité l’admiration du grand metteur en scène russe Constantin Stanislawski (1863-1938). L’inspirateur du fameux Actors Studio déclarait : « Mon système dérive directement du jeu de Chaliapine ».

Une star

Chaliapine vivait comme les grands seigneurs qu’il excellait à incarner sur scène. Ses cachets étaient aussi faramineux que ceux de Caruso avec lequel il avait fait ses débuts à la Scala de Milan en mars 1901 sous la baguette de Toscanini. La basse incarnait alors un de ses rôles fétiches, le maléfique héros du Mefistofele (1875) de Arrigo Boïto (1842-1918) tandis que Caruso était Faust. Cet ouvrage de Boïto a joué un rôle particulier dans la carrière de Chaliapine. De 1905 à 1913 il viendra chaque année chanter Mefistofele à l’Opéra de Monte-Carlo qu’il affectionnait particulièrement.

Chaliapine a passé la Première Guerre mondiale et la révolution bolchevique en Russie où le nouveau régime communiste lui a décerné le titre d’« Artiste du peuple » en 1918. Mais Chaliapine constate bientôt que « la liberté s’est transformée en tyrannie » et il quitte définitivement son pays pour s’installer à Paris en 1922. C’est là qu’il s’éteint des suites d’une leucémie le 12 avril 1938. Il avait fait sa dernière apparition sur scène, l’année précédente, pour chanter Boris Godounov, son plus beau rôle.

Caruso et Chaliapine occupent une place à part car ils ont révolutionné l’art du chant en se révélant d’extraordinaires acteurs-chanteurs. Leur légende s’est nourri de leur prodigieux instinct dramatique autant que de leur exceptionnel don vocal. Ils ont donné à l’opéra cette dimension moderne que Maria Callas va déployer en réconciliant définitivement les exigences du chant avec celles du théâtre.

Catherine Duault

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