Ahlima Mhamdi : « Je rêve d’interpréter Eboli ! »

Xl_ahlima-mhamdi_interview_je-reve-dinterpreter-eboli © DR

En juin dernier, nous devions entendre à l’Opéra Grand Avignon la mezzo franco-marocaine Ahlima Mhamdi chanter le rôle pour lequel elle est la plus demandée à l’international, celui de Carmen, mais malheureusement les théâtres n’ont pas rouvert à l’issue du premier confinement. Elle doit reprendre ce même rôle à l’Opéra de Reims à la mi-janvier, mais les dernières annonces gouvernementales ne laissent rien envisager de bon pour le premier mois de l’année 2021… C’est donc via les réseaux sociaux que nous sommes allés à sa rencontre, et en attendant de l’applaudir enfin dans Carmen, l’artiste nous parle ici de ses liens avec ce rôle mythique, mais aussi de ses débuts, de son adéquation aux répertoires belcantistes et verdiens, ainsi que de ses rêves et projets..

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Opera-Online : Comment êtes-vous devenue chanteuse lyrique ?

Ahlima Mhamdi : J’ai toujours chanté. Enfant, à l’école, quand on me demandait quel métier je voudrais faire plus tard, je répondais chanteuse. Mais je ne disais pas cela avec légèreté, j’étais très sérieuse. C’était plus qu’un rêve ou une ambition, c’était ma seconde nature de chanter. A la maison, on passait des heures à chanter avec ma sœur, nous cassions la tête de nos voisins… et de nos parents ! (rires) Je chantais ce qui passait à la radio ou à la télé, j’inventais des chansons… Pas du tout de la musique classique que personne n’écoutait vraiment à la maison… En fait, je passais plus de temps à chanter qu’à parler ! C’était mon moyen « normal » de communiquer. Au collège, je me suis inscrite au Conservatoire de ma ville, mais en art dramatique… car je ne savais pas qu’on pouvait « apprendre à chanter » ! En passant dans les couloirs j’entendais les cours de chant. Et une graine a germé dans mon esprit... J’adorais mes cours de théâtre au point de vouloir devenir comédienne. J’ai suivi un cursus « théâtre » au lycée, puis j’ai passé une Licence d’Art du spectacle option Théâtre à la Sorbonne Nouvelle… Puis, je suis revenue en quelque sorte à mes premières amours. Chanter me manquait terriblement… Je ne voulais pas seulement jouer la comédie, il fallait que je le fasse en chantant… C’est alors que j’ai vu un article dans Télérama sur des cours de comédie musicale au Conservatoire du 9ème arrondissement de Paris ! Je passe l’audition avec succès et travaille alors la prof de chant qui va déterminer mon parcours : Anne Constantin. Diplômée de comédie musicale, je constate que le « belting » est tout sauf pour moi ! Je souhaite continuer à travailler ma voix avec Anne Constantin qui enseigne également l’art lyrique dans ce même conservatoire ! Et alors là : coup de foudre total avec le chant lyrique. Immédiatement, c’est une évidence pour moi. Ma voix est faite pour le lyrique. Je ne sais hélas rien chanter d’autre. Je découvre alors la musique classique en même temps que je prends des cours de chant. Et je dévore des centaines de CD, partitions, DVD, opéras… je mets les bouchées doubles comme si je voulais rattraper « le temps perdu ». A ce moment-là je me souviens m’être dit : j’ai enfin trouvé quelle chanteuse je voulais être : artiste lyrique !

Que vous a apporté votre passage au Grand-Théâtre de Genève dans la troupe des « Jeunes solistes » ?

J’ai intégré la Jeune Troupe de Solistes du GTG immédiatement après mon Master au CNSM de Lyon. C’était une opportunité incroyable pour moi de pouvoir faire le métier pour lequel j’ai été formée immédiatement après ma sortie du CNSM sans avoir le temps de me poser de questions. La chance que j’aie eue, c’est de pouvoir chanter des rôles de seconds plans très intéressants tout en connaissant parfaitement les lieux et les équipes qui sont particulièrement chers à mon cœur. Même si c’est une scène internationale de grande ampleur, j’étais un peu comme « à la maison » en quelque sorte. Et pour débuter, c’est idéal. Cela m’a permis aussi de me faire connaitre car il y a beaucoup de critiques qui se déplacent au GTG… dont vous ! (rires)

Carmen semble le rôle que vous avez incarné le plus souvent à la scène…

Oui, j’ai dû le chanter plus d’une vingtaine de fois… C’est un rôle que l’on m’a souvent proposé et que j’ai refusé longtemps, car je ne me sentais pas prête. Jusqu’au jour où c’est moi qui ai ressenti le besoin et le désir ardent de le chanter sur scène. Au même moment, un agent qui m’a justement entendue au GTG alors que j’interprétais le rôle de Maddalena (Rigoletto) dans la mise en scène de Robert Carsen, me propose de passer une audition pour une Carmen qui devait avoir lieu au Festival d’Alden Biesen en Belgique. Et c’est là que j’ai fait mes débuts dans ce rôle. Dans ce théâtre en plein air, je l’ai chanté une douzaine de fois, un soir sur deux ! Et depuis, ce rôle me colle à la peau. J’ai adoré travailler avec le metteur en scène Frank van Laecke, et il m’a offert une Carmen sur un plateau. L’un et l’autre nous nous complétions dans les propositions. Quelle chance inouïe pour débuter dans un rôle si passionnant et passionnel !

C’est aussi le rôle que vous auriez dû chanter, à Massy puis à Avignon en mai et juin derniers, mais les représentations ont été annulées suite à la situation sanitaire. Comment avez-vous vécu l’arrêt de la vie musicale dans notre pays ?

Cela a été très difficile. Au choc du premier confinement et de l’enfermement, s’ajoutait la vision nouvelle des rues désertes et de quelques passants dans leur voiture avec des masques sur le visage… J’avais l’impression d’être dans une déprimante série de science-fiction. Cela faisait trois ans que j’attendais de pouvoir enfin chanter Carmen dans mon pays, et je me réjouissais énormément de pouvoir le faire dans ces beaux théâtres. Une partie de moi s’est sentie éteinte et anéantie, car je communique et m’exprime beaucoup par mon métier. Je me suis rendue compte à quel point mon métier faisait partie intégrante de ma personne : me l’enlever, c’est enlever un bout de moi...

On vous a entendue deux fois dans du belcanto (Smenton dans Anna Bolena à Avignon et Ruggero dans Tancredi à Marseille), vous semblez être à l’aise et aimer ce type de répertoire ?

Oui, et plus récemment j’ai interprété des extraits de Tancredi dans « l’Impératrice » au Théâtre Impérial de Compiègne et à l’Opéra de Vichy, et cela m’a donné une envie folle de chanter le rôle intégralement. Je ne pensais pas que je pouvais légitimement chanter ce rôle plutôt donné à des contraltos, mais depuis que j’ai donné naissance à une merveilleuse petite fille, ma voix s’est modifiée et a gagné en graves. En fait, j’aimerais chanter plus de belcanto… Isabella de L’Italienne à Alger ou Roméo dans I Capuletti ed i Montecchi par exemple !

Meg Page (Falstaff) et Fenena (Nabucco) à Genève, et Maddalena (Rigoletto) à Tours, Verdi est aussi à la base de votre répertoire…

Oui, et il faut également ajouter Preziosilla en version concert au Grand Théâtre de Genève, Flora aux Chorégies d’Orange aux cotés de Placido Domingo, le Requiem au Victoria Hall… C’est vrai que les Théâtres m’engagent beaucoup dans Verdi. Il faut dire que je me sens particulièrement à l’aise dans ces rôles et l’écriture verdienne, très dramatique (dans le sens théâtral) me correspond tout à fait… Ce sont également des rôles que l’on peut chanter « assez » jeune. J’espère qu’un jour, j’aurai la maturité vocale pour chanter Amneris... et je rêve d'interpréter Eboli !…

Comment travaillez-vous ? Ecoutez-vous les enregistrements des autres ?

Quand je dois apprendre un rôle, j’adore regarder une mise en scène avant pour écouter et voir l’opéra dans son intégralité… Quand je travaille un air, j’aime bien écouter plusieurs versions, pour entendre différents tempi, différentes interprétations musicales. Puis je me fais ma propre idée de l’air, ma propre interprétation. Et quand j’ai bien travaillé, il m’arrive d’aller écouter comment telle chanteuse gère telle note, ou tel passage ! Mais avant tout, je ne me laisse pas influencer par telle mode ou tel style. Je souhaite toujours être au plus près de la partition qui contient toutes les informations !

Le théâtre est-il quelque chose qui compte beaucoup pour vous ? Vous sentez-vous à l’aise avec les « relectures » ?

Comme je viens plutôt du théâtre que de la musique, je me sens très à l’aise avec les relectures. Quand je vais voir une pièce de théâtre, ce qui stimule ma curiosité, c’est justement d’avoir la vision du metteur en scène. Puisque l’œuvre en elle-même je la connais à travers la lecture. Quand j’ai commencé à chanter de l’opéra, c’est la même curiosité qui me poussait à découvrir un spectacle nouveau. La vision du metteur en scène va m’interroger, m’interpeller, m’émouvoir ou me faire rêver... Mon mémoire de recherche au Conservatoire portait justement sur la place du metteur en scène à l’opéra. Je ne pense pas que musique et théâtre doivent être opposés, ou même hiérarchisés « d’abord la musique, ensuite les mots ? » comme questionne Strauss dans Capriccio… Mais être amalgamés afin que prenne forme cette unité absolue. Il m’est aussi arrivé d’être confrontée à des mises en scène qui disent l’inverse du texte ou de la musique… et là je ne suis pas d’accord ! On peut aussi ne pas aimer telle mise en scène, ne pas y être sensible, la désapprouver totalement… on peut aussi écouter un opéra les yeux fermés si vraiment on n’apprécie pas, ou aller voir des versions concert ! Il m’est arrivé d’être en colère après certaines mises en scène… mais combien de fois suis-je sortie de la salle en étant si positivement impactée ? Bien plus souvent encore ! C’est pourquoi j’ai beaucoup de respect pour ce métier créatif dont les artistes sont confrontés à des œuvres de génie et qui osent coûte que coûte nous donner leur interprétation. Je pense par exemple à la mise en scène très controversée des Maîtres chanteurs de Nuremberg par Barrie Kosky au Festival de Bayreuth, représentation à laquelle j’ai eu la chance d’assister en tant que boursière du Cercle Wagner et qui m’a puissamment marquée de façon indélébile. C’est pour cela que je vais à l’opéra !

Quels sont maintenant les rôles que vous ambitionnez d’incarner dans un avenir plus ou moins immédiat ?

Il y a des rôles que j’ai chantés en version concert, et que je rêverais d’interpréter dans une mise en scène justement, comme Preziosilla dans La Force du destin. J’ai tellement adoré chanter ce rôle en version de concert, surtout avec Paolo Arrivabeni à la baguette, que je suis maintenant un peu frustrée de ne pas pouvoir le donner davantage en scène. Certains Rossini correspondent parfaitement à ma voix en ce moment, ainsi qu’à mon tempérament, comme Isabella ou encore Tancredi. Il s’avère que je suis également très à l’aise vocalement avec l’écriture des rôles de mezzo chez Offenbach : La belle Hélène - je sais, je ne suis pas blonde ! (rires) -, La Périchole, La Grande Duchesse de Gerolstein
Bien que je n’aie jamais été engagée pour chanter du Mozart, je chante régulièrement les airs de Dorabella, Chérubin ou Annio en version concert, et je pense que je sais justement adapter ma voix à ce type de répertoire… Aussi, si on m’imagine toujours avec un tempérament de feu, je prends énormément de plaisir à jouer les travestis, et le rôle de Chérubin reste un peu mon premier amour… J’espère également avoir l’occasion de chanter le rôle de Carmen dans beaucoup de mises en scène différentes. Ce rôle, je veux le renouveler et épuiser toutes les interprétations qui me seront offertes jusqu’à ce qu’un jour je me dise : j’arrête, j’ai déjà tout dit personnellement avec ce rôle ! Et enfin, le rôle que je brûle de pouvoir chanter un jour sur scène, car je me sens enfin prête tant vocalement qu’au niveau de mon interprétation, est le magnifique rôle de Charlotte dans Werther. C’est un opéra très cher à mon cœur, qui m’émeut au plus profond de moi-même, dont la musique me fait vibrer, de même que le sujet… Goethe, la naissance du romantisme… Je pourrais en parler des heures… D’ailleurs j’ai eu l’occasion de me faire entendre dans l’air « Va ! laisse couler mes larmes » à Compiègne récemment, et les retours ont été très positifs ! Je croise les doigts !

Un souvenir, une anecdote pour conclure ?

J’étais étudiante en deuxième année au CNSM quand je reçois un email de l’Ensemble Matheus qui souhaite m’auditionner pour le rôle d’Arsamene dans Serse. Il faut bien comprendre qu’à cette époque-là, je chante du lyrique depuis quatre ans, et que j’écoute en boucle des mezzos que je trouve extraordinaires sur Youtube sans jamais penser qu’un jour je partagerai éventuellement la scène avec elles ! Sceptique, je crois d’abord à une mauvaise blague… Comment ont-ils eu mes coordonnées ? Ce doit être un pote qui me fait chanter ! Mais au téléphone, ils me confirment la date et le souhait de m’auditionner. En fait, c’est la metteuse en scène du projet, Nathalie Spinosi, qui m’a entendue dans le rôle de Rosine dans Le Barbier de Séville mis en scène par Alain Garichot lors d’un stage en Corse qui leur a donné mon nom. L’audition a lieu dans une salle de l’Opéra Bastille. Là encore, pour moi, c’est improbable ! Il s’agit de ma toute première audition professionnelle… et je chante devant Jean-Christophe Spinosi, à l’Opéra Bastille ! Mais je n’étais pas au bout de mes surprises. Ceux qui connaissent Jean-Christophe Spinosi savent à quel point il est farceur… et il m’a préparé une petite surprise : « Il y a une autre mezzo qui auditionne aujourd’hui, cela ne vous dérange pas si elle entre dans la salle ? … « Euh… Non, pas de soucis » ai-je à peine le temps de bredouiller, qu’il appelle : « Cecilia ! Viens ! Entre ! » Et là, la grande Cecilia Bartoli, la même qui m’a fait pleurer dans La Cenerentola à la Salle Pleyel quelques années plus tôt, la même que j’écoute en boucle sur YouTube et dont j’ai moult CD et DVD… Celle-là même entre dans la salle, me salue avec un grand sourire plein de bonté, me regarde avec des yeux remplis de lumière et d’encouragement ! Elle s’installe sur un fauteuil devant à moi. Et alors… je commence à chanter… un des plus gros tubes de Cecilia, devant Cecilia ! L’air de Sesto dans La Clémence de Titus de Mozart, puis un air de Haendel… Je suis un peu stressée de chanter cela devant elle mais en même temps extrêmement portée par sa générosité et son énergie positive ! Et elle m’a porté bonheur, car j’ai eu le rôle ! Mais moi, je n’oublierai jamais ma première audition pro pour l’Ensemble Matheus… devant la grande Cecilia Bartoli !

Propos recueillis en décembre 2020 par Emmanuel Andrieu

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