Streaming : La Wiener Staatsoper redonne sa chance à la Leonore de Beethoven

Xl_katrin-rover-jennifer-davis-falk-struckmann-leonore-fidelio-par-amelie-niermeyer © Michael Pöhn

Aux côtés de la caverne d’Ali Baba qu’est le site Operavision (sur lequel nous avons notamment pu visionner une Alceste de Gluck dans sa version italienne donnée au Teatro La Fenice), celui d’Arte Concert est un autre grand pourvoyeur de pépites lyriques : par exemple ce Parsifal palermitain qui a fait couler beaucoup d’encre cet hiver (avec Catherine Hunold en Kundry), ce Fidelio du Theater an der Wien signé par Christoph Waltz, dont la première devait avoir lieu le lendemain du confinement en Autriche (on en rendait compte, en allemand), ou encore cette Leonore du même Ludwig van Beethoven, puisqu’il s’agit de la première mouture de Fidelio (nous y revenons ci-après…) mise à l’affiche un mois plus tôt dans la salle toute proche de la Wiener Staatsoper.

Leonore fut créée au célèbre Theater an der Wien, le 20 novembre 1805, devant une salle à moitié vide et un parterre d’officiers français : l’aristocratie et la bourgeoisie avaient fui devant l’entrée dans la ville des armées napoléoniennes quelques jours auparavant. L’échec fut total, et l’ouvrage retiré après seulement trois représentations. Beethoven tailla alors dans le matériau musical pour présenter une nouvelle version l’année suivante, Leonore ou l’amour conjugal (1806). La troisième mouture, le « traditionnel » Fidelio de 1814, est très profondément différente, selon les propres termes du compositeur : « presque aucun morceau n’était resté inchangé et plus de la moitié de l’opéra avait été réécrit ». Mais Leonore n’est pas que la simple esquisse de Fidelio, c’est une œuvre distincte, au ton et à l’esthétique originaux. C’est surtout le dernier acte qui fait la différence : dans Fidelio, tout s’y accélère dans une envolée idéaliste qui annonce la Missa Solemnis et la Neuvième Symphonie, alors que dans Leonore, Beethoven prend encore son temps, évitant toute rupture de ton. Le drame humain du couple séparé injustement l’emporte sur les considérations philosophiques et politiques. Comme dans la bonne vieille Clémence de Titus mozartienne, on croit toujours à la bonté du despote éclairé…

Lors de cette soirée captée le 1er février dernier visant à fêter le 250ème anniversaire de la naissance du compositeur allemand, on avoue être séduit dès le départ avec le duo « Jetz, Schätzchen, jetz sind wir allein », volubile, vif-argent et effervescent, qui donne le ton (et il est impossible de ne pas penser, ici, au Mozart de L’Enlèvement au sérail). La jeune soprano israëlienne Chen Reiss - entendue in loco l’an passé dans le rôle de Sophie du Chevalier à la Rose - se montre de bout en bout une délicieuse Marzelline, juvénile et fraîche, tandis que le ténor autrichien Jörg Schneider, s’il possède une jolie voix, n’est guère crédible physiquement en Jaquino, tant par le fait qu’il pourrait être le père de cette dernière, mais aussi parce qu’en comparaison, Pavarotti pourrait passer pour svelte et fringant… Dans le rôle-titre, la soprano irlandaise Jennifer Davis pèche par un registre grave insuffisant, et se montre contrainte à la prudence par les difficultés et les écarts de l’air « Komm Hoffnung ». Elle s’applique autant qu’elle peut, mais reste néanmoins expressivement un peu pâle, bien qu’elle se rattrape, vocalement parlant, quand l’action devient plus dramatique, à la fin de l’ouvrage. De son côté, l’excellent ténor allemand Benjamin Bruns - plébiscité dans le rôle-titre de La Clemenza di Tito à l’Opéra national du Rhin en 2015 - prête à Florestan un instrument expressif et lyrique, dont le timbre chaleureux et la ligne vocale souple marquent les esprits. On n’en regrette que davantage que son grand air au début du III ne comporte pas, dans sa seconde partie, la scène d’hallucination « Und spür ich nicht linde », mais un « air du portrait » plus conventionnel. Le poids des années n’a pas altéré le somptueux timbre de la basse allemande Falk Struckmann, qui offre un Rocco plein de rondeur, tandis que son compatriote Thomas Johannes Mayer dessine un imposant et intense Pizarro. Quant au sémillant baryton autrichien Clemens Unterreiner, il est non seulement un Fernando très présent, mais il s’avère un chanteur très prometteur, avec de vraies qualités de timbre, et une belle conduite vocale. Enfin, le Chœur de la Wiener Staatsoper réalise l’exploit de rester crédible sur le plan scénique, sans jamais sacrifier la beauté de l’émission ou la cohésion des registres aux impératifs exigeants de la mise en scène.

Celle-ci a été confiée à Amélie Niermeyer, qui n’en est pas à un coup d’essai dans l’univers lyrique (on se souvient de son Otello munichois avec Jonas Kaufmann et Anja Harteros), et qui n’innove pas vraiment en transposant l’action dans une triste et morne prison contemporaine, une scénographie plus proche d’un vaste entrepôt à l’abandon, conçue par Alexander Müller-Elmau. Pour le reste, elle a eu l’idée d’adjoindre un double à Leonore, une actrice (Katrin Röver) omniprésente pendant toute la soirée, pour laquelle de nouveaux dialogues ont été expressément écrits, et qui entre constamment en interaction physique et verbale avec son alter ego. Pendant l’ouverture, on la voit s’ébattre avec son amant Florestan dans une chambre d’hôtel, avant que celui-ci ne quitte subitement la pièce, ne laissant derrière la porte qu’une chemise tachée de sang, que l’héroïne s’empresse de presser sur son cœur en versant des pleurs. Toute la suite ne sera que la recherche désespérée de son mari mystérieusement disparu, avec alternance entre doutes et espoirs, jusqu'à leurs retrouvailles. Las, Amélie Niermeyer ne l’entend pas de la même oreille que le librettiste, et Leonore se fait ici poignarder par Pizarro alors qu'elle tente de protéger l’amour de sa vie, et la scène finale s’étire en même temps que sa lente agonie…

Le chef tchèque Tomas Netopil, directeur musical de l’Opéra d’Essen en Allemagne, offre une direction précise, quoiqu’un peu sèche, notamment dans l’ouverture, celle que nous connaissons sous le titre de « Leonore II ». Elle semble ensuite glisser à la surface d’une partition privée de ses moments de mystère, et même d’émotion, comme dans le fameux chœur des prisonniers. Et l'on ne peut s’empêcher de songer, en écoutant le magique quatuor « Mir ist so wunderbar », ici seulement élégant, aux grands frissons romantiques que d’autres chefs, tel que Marc Minkowski au Festival de Verbier en 2014, avaient su faire naître en nous…

Emmanuel Andrieu

Leonore de Ludwig van Beethoven à la Wiener Staatsoper sur le site d’Arte Concert

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