Rencontre avec Camilla Nylund : « Tout rôle à l’opéra prend la forme d’un voyage »

Xl_camilla_nylund © Anna S

Interprète accomplie de Richard Strauss – notamment dans le rôle de Salomé, comme récemment à la Bayerische Staatsoper –, la soprano finlandaise Camilla Nylund a dernièrement étendu son répertoire wagnérien avec les prises de rôle d’Isolde (en juin 2022) et de Brünnhilde (cette saison, dans La Walkyrie et Siegfried) à l’Opernhaus Zürich. Nous nous sommes entretenus avec elle sur ses orientations de carrière au Verbier Festival, où elle participe à une version de concert de Wozzeck, à quelques mois de la dernière partie de la Tétralogie à Zurich…

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Avec une œuvre aussi puissante que Wozzeck, aborde-ton différemment une version de concert – comme celle que vous interprétez à Verbier – et une version scénique ?

Je n’ai fait qu’une seule production scénique, avec Stefan Herheim en 2017, et j’ai chanté plusieurs fois les Trois Fragments de « Wozzeck » pour soprano et orchestre. J’ai bien sûr ma propre conception de Marie en tant que personnage et femme, mais je pense que mon approche est assez similaire entre une version scénique et une version de concert. C’est évidemment plus compliqué sans les décors, mais la musique est si puissante et le texte si « plastique » qu’il y a une grande variété de couleurs à exprimer avec les cris, la voix parlée et le beau chant. Il faut juste chercher à faire comprendre l’histoire au public. La langue est en fait l’élément central de Wozzeck. La pièce originelle de Büchner ne laisse déjà pas de répit au spectateur, mais avec la musique, l’opéra est plus intense encore. Il inspire au public de nombreuses idées visuelles. Rien qu’en fermant les yeux et en écoutant la musique, on peut tout de suite se figurer des images.

Au moment d’interpréter le rôle-titre de Jenůfa de Janáček à la Staatsoper Unter den Linden, vous avez déclaré que cette œuvre illustrait vraiment ce que vivait une femme aujourd’hui. Pourriez-vous en dire autant sur Wozzeck, avec le personnage de Marie?

Wozzeck ne se démode pas. L’œuvre toute entière est moderne, elle résonne encore dans le monde d’aujourd’hui. Büchner a écrit sa pièce en 1836, et la vie de toutes ces personnes détruites par la société n’a pas changé depuis. Je trouve que Marie a une personnalité très forte. Elle veut changer le cours de sa vie, elle se rend compte que tout va mal. Elle a un enfant hors mariage, elle vit avec le père, ce qui va à l’encontre des mœurs dominantes. Marie remarque aussi que ce monde rend Wozzeck fou. Elle aspire à un avenir meilleur avec son enfant. Elle ne reste pas sans rien faire, elle ne se satisfait pas de sa situation, mais elle va complètement dans la mauvaise direction. On peut déjà prévoir une fin malheureuse, dans un cycle qui ne s’arrête jamais. Chacun d’eux va mourir – Wozzeck se suicide après avoir assassiné Marie – et leur fils est abandonné et cruellement moqué par les autres enfants.

« Je suis heureuse d’avoir chanté Isolde en 2022 car cela me laisse du temps jusqu’à la prochaine production. On verra comment cela se passe à Dresde en 2024 (...) avec Christian Thielemann, avant que je ne chante le rôle pour la première fois à Bayreuth. J’ai hâte ! »

Vous avez chanté votre première Isolde à l’été 2022 ; la prochaine sera début 2024 à Dresde. Est-ce important d’avoir une période de temps conséquente entre deux Isolde pour gagner en vérité ?

Ce n’était pas vraiment voulu. On m’a proposé ma première Isolde à Zurich dans la reprise d’une très belle production de Claus Guth. Nous n’avons pas eu beaucoup de temps pour répéter, contrairement à ce qui peut se faire pour une nouvelle production. L'année dernière a été plutôt intense pour moi, avec pas mal de prises de rôle. Je suis heureuse d’avoir chanté Isolde en 2022 car cela me laisse du temps jusqu’à la prochaine production. On verra comment cela se passe à Dresde en 2024 – également dans une reprise – avec Christian Thielemann, avant que je ne chante le rôle pour la première fois à Bayreuth. J’ai hâte !

Vos saisons reposent sur une forte base de Wagner et  de Strauss. Y a-t-iI une architecture stratégique de saison à trouver pour trouver un équilibre entre les rôles et préserver votre voix ?

En fait, je ne m’organise pas trop en ce sens car mon agent construit mon calendrier pour moi et me remonte les propositions qui lui arrivent. On n’a pas toujours suffisamment de temps pour apprendre de nouveaux rôles, mais j’ai quand même voulu me laisser un peu d’espace cet été. Après Verbier, je vais au Lech Classic Festival pendant une semaine, puis en Finlande pour un concert, et j’aurai ensuite du temps libre. J’ai beaucoup travaillé cette saison et je dois me préparer pour Le Crépuscule des dieux à Zurich, dont les répétitions commencent en septembre. Bien que trouver du temps soit difficile dans mon métier, j’adore être sur scène, et je voudrais que cela dure tant que je suis en bonne santé. Je fais ce métier depuis 1995, jamais je n’aurais imaginé chanter des rôles wagnériens aussi exigeants, mais il faut aussi très bien connaître son instrument.

Dans Le Crépuscule des dieux, en novembre, vous aborderez la troisième partie de Brünnhilde, après La Walkyrie et Siegfried. Vous sentez-vous désormais « à la maison » avec ce rôle ?

Le Crépuscule des dieux est la partie la plus lourde, mais je suis contente d’avoir déjà chanté Isolde, car je sais maintenant garder l’endurance sur la longueur. La particularité avec Brünnhilde, c’est le temps entre chaque intervention. L’acte le plus difficile sera le deuxième, qui est très long. Avec le metteur en scène Andreas Homoki, nous avons déjà travaillé en amont sur la scène entre Brünnhilde et Waltraute. Elle sera très intéressante ! Je redoutais un peu les scènes où Brünnhilde écoute les explications de Wotan. Elle n’a rien à chanter, mais doit jouer, et cela peut vite être ennuyeux. Andreas Homoki a rendu ces scènes très vivantes avec les différentes pièces qui se succèdent sur un plateau tournant. Dans Siegfried, l’incompréhension de Siegfried et Brünnhilde, tout comme leur rapprochement et la peur qu’ils éprouvent quant à leur relation était très émouvant. J’espère que prendrai autant de bon temps dans Le Crépuscule des dieux.

Salomé est l’un de vos rôles de prédilection. Qu’est-ce qui vous attire vers ce personnage ?

« Tout rôle à l’opéra prend la forme d’un voyage : on sait d’où l’on part et où l’on doit arriver, mais on ne sait jamais à quoi va ressembler le trajet, beaucoup de choses peuvent survenir. »

Je viens de chanter Salomé à Munich, alors que cela faisait quatre ans que je ne l’avais pas abordée. C’était étrange de revenir à elle ! Je l’ai interprétée pour la première fois en 2004, et j’aime que le personnage soit presque tout le temps sur scène. Dès le début, on entre en scène et on n’en sort qu’à la fin de la représentation. Tout rôle à l’opéra prend la forme d’un voyage : on sait d’où l’on part et où l’on doit arriver, mais on ne sait jamais à quoi va ressembler le trajet, beaucoup de choses peuvent survenir. Il faut juste ressentir la musique et profiter de la scène, en utilisant tous les outils de l’interprétation, en fonction du chef d’orchestre, de l’orchestre et du public.

Vous chantez aussi de l’opérette, comme La Chauve-souris à la Wiener Staatsoper. Avez-vous besoin d’ « évacuer » ponctuellement l’intensité de Wagner et Strauss vers des œuvres plus légères ?

Je viens de faire un enregistrement de songs américaines tirée de The Great American Songbook, et j’aime chanter de l’opérette, même si ce n’est pas le répertoire le plus facile. J’ai commencé à en chanter pendant mes études, et Rosalinde von Eisenstein (La Chauve-souris) a été l’un des premiers rôles de ma carrière. J’ai donc beaucoup appris sur moi-même et sur l’interprétation avec l’opérette, où il faut montrer une autre facette de soi-même : c’est un genre complètement différent de Wagner et Strauss, avec des passages parlés. Mon objectif a toujours été de pouvoir tout chanter. C’est pourquoi je suis très heureuse de faire autant de concerts, de récitals avec piano et de répertoires. Même si mes prochaines années sont bien occupées avec Wagner et Strauss, j’aime insérer des choses un peu différentes. J’ai fait mes débuts dans Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch, cette saison à la Staatsoper Hamburg, et j’ai aussi prévu quelques Tosca. Je voudrais aussi garder Wozzeck à mon répertoire, d’où aussi le fait que je le chante en concert à Verbier.

Quel type de répertoire souhaiteriez-vous chanter dans 10 ans ?

Je ne sais pas vraiment, je serai déjà âgée ! Tout dépendra combien de temps je garderai mes aigus et pourrai chanter les rôles lourds de Wagner. On ne peut jamais prévoir comment va évoluer la voix. J’aurai peut-être une autre tessiture et ferai dans ce cas des mères comme Hérodias dans Salomé, mais je compte chanter des rôles de soprano tant que cela sera possible. Il est bon de ne pas connaître l’avenir. Ces dernières années sont passées très vite, et dans mon agenda, j’ai déjà des productions pendant la saison 27-28. Je viens de commencer avec Brünnhilde, qu’on ne chante pas si souvent. J’espère pouvoir continuer à chanter ce répertoire, mais j’aurai sans doute besoin de faire plus de pauses entre chaque production. On verra !

Propos recueillis le 26 juillet 2023 et traduits de l’anglais par Thibault Vicq

Wozzeck, d’Alban Berg, au Verbier Festival (Suisse) le 27 juillet 2023
(le Verbier Festival continue jusqu’au 30 juillet 2023)

Le Crépuscule des dieux, de Richard Wagner, à l’Opernhaus Zürich du 5 novembre au 3 décembre 2023
Tétralogie complète à l’Opernhaus Zürich du 3 au 9 mai et du 18 au 26 mai 2024

Elektra, de Richard Strauss, à la Wiener Staatsoper (Vienne) du 9 au 20 décembre 2023

La Chauve-souris, de Johann Strauss, à la Wiener Staatsoper (Vienne) du 31 décembre 2023 au 6 janvier 2024

Tristan et Isolde, de Richard Wagner, à la Semperoper Dresden du 21 janvier au 3 février 2024

La Femme sans ombre, de Richard Strauss, à la Semperoper Dresden du 23 mars au 2 avril 2024

Salomé, de Richard Strauss, à la Wiener Staatsoper (Vienne) du 5 au 17 juin 2024

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