Le vérisme à l’opéra

Xl_verisme-a-lopera © DR

Adriana Lecouvreur à l’Opéra de Monte Carlo (réunissant Barbara Frittoli et Roberto Alagna) ou à l’Opéra de Vienne (avec Anna Netrebko) ; Cavalleria rusticana et Pagliacci à la Royal Opera House de Londres (avec Elina Garanca) ; ou encore Andréa Chénier à partir de ce soir en ouverture de la Scala de Milan (de nouveau avec Anna Netrebko)... Le « vérisme » est à l’honneur dans les grands établissements lyriques en cette fin d'année : l'occasion de revenir sur ce mouvement majeur de l’opéra en quête de vérité, qui a contribué à réinventer le genre.

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Qu’est-ce qu’un opéra vériste ? Répondre à cette question est moins facile qu’il n’y paraît de prime abord. Il est possible d’établir un acte de naissance du vérisme qui vient au « monde lyrique » avec Cavalleria Rusticana en 1890. Pietro Mascagni (1863-1945) laisse son nom à la postérité en choisissant de mettre en musique une nouvelle du romancier sicilien Giovanni Verga (1840-1922). Dans le sillage du triomphe rencontré par cet opéra « rustique » déferle une vague d’ouvrages sur des sujets populaires et réalistes. Cavalleria Rusticana devient le fer de lance d’une tentative de renouveau de l’opéra. Deux ans plus tard, Ruggiero Leoncavallo (1858-1919) assigne son programme à la « nouvelle école » italienne dans le prologue de Paillasse (Pagliacci). Désormais, l’opéra aura pour finalité de reconstituer « une tranche de vie », loin des sujets nobles fournis par l’histoire, la mythologie ou la tragédie. Le chant devra restituer les déchirements de la passion dans une sorte d’emportement lyrique « naturel » dont les éclats auront la force du sentiment « vécu ».


Andrea Chénier, San Francisco Opera

Avoir une date de naissance et un programme, c’est déjà beaucoup. Mais il faut pouvoir définir précisément les contours du vérisme musical dont les origines littéraires s’accompagnent d’une dimension politique. Tout en constituant une appellation commode pour regrouper les opéras écrits en Italie de 1890 à 1904, le terme recouvre bien des différences et des ambiguïtés car il n’existe ni manifeste ni « école » au sens strict, et des œuvres composées ultérieurement peuvent aussi se rattacher à ce courant. Il est difficile de ranger sous une même bannière Giacomo Puccini (1858-1924), simple compagnon de route des véristes, et ses contemporains, qu’ils s’appellent Mascagni, Giordano, Leoncavallo, Catalani ou encore Francesco Cilea. Et, dans une certaine mesure, il est légitime d’agréger à cet ensemble Leos Janacek (1854-1928), ou Manuel de Falla (1876-1946).

Reste une question essentielle : comment représenter la réalité à l’opéra ? En investissant le domaine du « réalisme », l’opéra vériste ouvre la boîte de Pandore de la notion de vraisemblance, et se voit confronté à la difficile tentative de concilier naturel et vérité dans une œuvre d’art. Le vérisme peut-il s’installer dans l’univers de convention qu’est par essence l’opéra ? La fidélité exacte à la réalité ne devrait-elle pas commencer par l’élimination pure et simple du chant, moyen d’expression qui va à l’encontre du vraisemblable ? Qu’est-ce qui sonne le plus « vrai » ? Le réalisme émotionnel de l’expression des sentiments, fut-ce dans un opéra aussi peu réaliste que le Cosi fan tutte de Mozart, ou bien la reconstitution d’une vie comme celle d’André Chénier, un poète mort sur l’échafaud pendant la Révolution française ? Chez Puccini, l’effet de réel peut résulter du traitement de l’orchestre comme dans Madame Butterfly. Le compositeur emprunte au Japon plus qu’un décor exotique et la partition est tissée de nuances orchestrales qui « recréent » la musique japonaise en utilisant les sonorités nouvelles des  bois, des cloches et des gongs. Force est de constater que le « vérisme » emprunte de multiples chemins.

Au commencement était la littérature

Le vérisme est d’abord un terme qui définit un courant littéraire proche du naturalisme français dont Emile Zola (1840-1902) est le plus éminent représentant. Dans la dernière partie du XIXème siècle, le naturalisme s’impose dans les principaux domaines de l’art avec la volonté de reproduire tous les aspects de la réalité, même les plus prosaïques.


Emile Zola

L’opéra n’échappe pas à ce courant qui bouleverse la littérature, le théâtre et la peinture. Pourtant, avec ses personnages qui chantent, le théâtre lyrique semblait par nature étranger à toute tentative de « réalisme ». Cela n’a pas empêché Alfred Bruneau (1857-1934) d’introduire le naturalisme de Zola dans ses ouvrages : Le Rêve (1891) est la transposition musicale du roman de Zola qui fournit aussi au compositeur le sujet de L’Attaque du moulin (1893), Naïs Micoulin (1907) ou encore Les Quatre Journées (1916).     

En Italie, deux écrivains, Luigi Capuana (1839-1915), et surtout Giovanni Verga (1840-1922) représentent le vérisme qui doit aussi son développement à la « Scapigliatura » milanaise, un mouvement littéraire et artistique très en vogue dans les années 1860-1880. Le mot apparaît pour la première fois en 1862 dans le titre d’un roman de  Cletto Arrighi (1828-1906) qui décrit de jeunes artistes « échevelés » menant une vie de bohème. Les « Scapigliati », qui vont frayer la voie au « vérisme », sont des artistes pauvres, en révolte contre toutes les formes de conformisme. Résolument marginaux et provocateurs, ils  rejettent l’ordre social mais aussi les excès et les impasses du romantisme. Baudelaire est leur poète de prédilection.

La vie de bohème

Nourrissant des rêves de gloire, Puccini et Mascagni ont quitté leur province natale pour partir à la conquête de Milan où ils ont mené cette vie de bohème à la fois misérable et exaltée. Les deux jeunes artistes se partageaient une modeste chambre en se répartissant les heures de repas et de travail pour ne pas se gêner ! Dans une lettre datée de décembre 1882, le jeune Puccini évoque sa chambre « très, très froide » dans laquelle manque cruellement un « de ces poêles à charbon peu coûteux qui chauffent très bien ».

On retrouvera ce poêle dès le premier tableau de La Bohème : pour se réchauffer Rodolfo y jette avec désinvolture le manuscrit du drame qu’il vient d’écrire... Entre romantisme attardé et réalisme naissant, le quotidien des « Scapigliati » et la fiction française se rejoignent à l’opéra quand Puccini décide de mettre en musique les Scènes de la vie de bohème (1849) d’Henry Murger (1822-1861) qui développent en tableaux pittoresques la vie de la jeunesse artistique parisienne. Le secret de l’exceptionnel succès de La Bohème réside dans ce pouvoir d’identification du public avec des personnages simples et émouvants auxquels donne chair et profondeur un langage musical inédit. Ce sera l’idéal des « véristes ».

La plupart des librettistes qui écriront pour la « jeune école » sont issus de la « Scapigliatura », que ce soit Ferdinando Fontana (1850-1919), auteur des livrets des deux premiers opéras de Puccini, Le Villi (1884) et Edgar (1889), ou Luigi Illica (1857-1919), à qui l’on doit La Bohème (1896), Tosca (1900), Madame Butterfly (1904), mais aussi La Wally (1892) de Catalani ou encore Andrea Chénier (1896) de Giordano. On peut aussi évoquer Domenico Oliva (1860-1917) et Marco Praga (1862-1929) qui participèrent à l’écriture du livret de la Manon Lescaut (1893) de Puccini. Cette énumération témoigne de la diversité des œuvres qui ont vu le jour durant la période du « vérisme », entre 1890 et 1904. Concernant Puccini, on peut préciser que seul Il Tabarro (1918) se place résolument sous l’égide de la nouvelle esthétique vériste. Or, cet opéra en un acte appartenant au Triptyque date curieusement de la fin de la carrière du compositeur qui a coloré de « touches » véristes  l’ensemble de son œuvre. Rappelons-nous le Café Momus et la Barrière d’Enfer dans La Bohème, l’embarquement des prostituées au Havre dans Manon Lescaut, ou encore la fameuse partie de poker de La Fanciulla del West (1910).

Réinventer l’opéra

Le vérisme lyrique aura d’abord le même visage que le vérisme littéraire incarné par Giovanni Verga (1840-1922). Ce dernier a rejoint les aspirations de la jeunesse réformatrice et contestataire de la « Scapigliatura » en se faisant le chantre des classes paysannes siciliennes. L’écrivain évoque en termes simples le quotidien des paysans qui peuplent les contrées arides du Mezzogiorno. Leur vie est rythmée par les passions et la violence d’un implacable code de l’honneur. Mais ils ont aussi des revendications politiques : ils jugent négativement l’industrialisation du Nord de l’Italie où règne une bourgeoisie accusée d’avoir trahi les idéaux du Risorgimento. Le vérisme sera une « esthétique du coup de couteau » au moment où se constitue le parti socialiste italien. 

Il faut réinventer l’opéra après le règne sans partage de Verdi et l’écrasante présence de Wagner. C’est pourquoi l’art lyrique abandonne les lieux du pouvoir et le monde symbolique de la mythologie pour suivre les sentiers escarpés de la vie paysanne. Alors que Verdi compose Otello en privilégiant un style d’écriture trop éloigné de ce qui fait sa signature pour le grand public, Mascagni s’adresse directement aux couches populaires avec son adaptation de Cavalleria rusticanalittéralement « chevalerie rustique ». La base en est une des nouvelles du recueil que Verga fait paraître en 1880, Vita dei campi (Vie des campagnes). Les codes de cette chevalerie « rustique » sont  dictés par le rigoureux sens de l’honneur sicilien. Un acte unique et d’une grande densité dramatique suffira au déroulement d’un règlement de compte brutal et sanglant dans un village de Sicile, le jour de Pâques. Bizet avait déjà ouvert la voie avec Carmen (1875), modèle évident de Mascagni. Avec La Traviata (1853), Verdi avait choisi de relater la déchéance d’une « dévoyée », anti-héroïne dont le destin tragique s’inscrivait dans la réalité de son époque et donc dans celle de l’homme de la rue. Mascagni poursuit donc jusqu’au bout cette recherche de réalisme à laquelle il ajoute une dimension régionaliste. La Sicile fait son entrée dans l’opéra avec cette tragédie paysanne où s’affrontent la passion et le désir d’une vengeance exacerbée par la violence de la jalousie. Dans Cavalleria rusticana, l’écriture vocale est constamment portée par la passion et le mot parlé est utilisé chaque fois qu’il faut traduire la fébrilité et la force irrépressible des sentiments. Tous les ingrédients du vérisme sont en place. Ajoutons que Cavalleria rusticana avait été porté une première fois à la scène en 1884 avec une des comédiennes les plus célèbres de son temps, la Duse (1858-1924). Un « style » d’interprétation vériste, débarrassé de toute affectation, s’impose alors comme la marque d’une salutaire  modernité.

Tranches de vie

Cavalleria rusticana inaugure un nouveau genre de drame lyrique et le Prologue de Paillasse en définit la mission : décrire une « tranche de vie » avec « ses pleurs et ses cris de rage ». Ce célèbre Prologue a été ajouté par le compositeur à la demande du grand baryton Victor Maurel (1848-1923), créateur du Iago de l’Otello (1887) de Verdi, et du pitoyable héros de Paillasse, Tonio le clown bossu. Ce clin d’œil aux procédés de l’opéra du XVIIIème siècle peut surprendre au début d’un ouvrage vériste et montre bien que le compositeur est dans l’impossibilité de faire d’un genre de convention, l’opéra, un fidèle miroir de la réalité, contrairement à ce que nous promet Tonio quand il apostrophe le public : « L’auteur a plutôt cherché à vous peindre une tranche de vie. Il a pour seule maxime que l’artiste est un homme et que c’est pour les hommes qu’il doit écrire. Et s’inspirer de la vérité ».

Quatre œuvres majeures

« Cav/Pag » c’est ainsi que les amateurs d’opéra prendront l’habitude de désigner les deux ouvrages emblématiques du vérisme, Cavalleria rusticana et Pagliacci, depuis que le Metropolitan Opera de New-York a choisi de les faire représenter ensemble un soir de 1895 parce que chacun d’eux était trop court pour remplir à lui seul une soirée.

Mais deux autres opéras dominent ce répertoire ; il s’agit d’Andrea Chénier (1896) d’Umberto Giordano (1867-1948) et d’Adriana Lecouvreur de Francesco Cilea (1866-1950). Le mouvement vériste abandonne les particularismes régionaux du monde paysan pour renouer avec des sujets de type bourgeois mais nous sommes toujours censés assister à une « histoire vraie » dont les protagonistes sont des êtres de chair et de sang. Ainsi Andrea Chénier mêle habilement des faits et des figures authentiques à une pure fiction marquée par les excès d’une des périodes les plus sombres de la Révolution française, la Terreur. Autour d’André Chénier (1762-1794) les petites gens et les aristocrates, les soldats et les membres du tribunal révolutionnaire, constituent une galaxie de personnages historiques campés de façon très réaliste. La partition d’un lyrisme irrésistible, présente quantité de pages héroïques parcourues d’accents passionnés porteurs d’idéaux humanitaires. Le chant des miséreux ou celui de la vieille aveugle sont typiques de ce courant vériste.

Dans Adriana Lecouvreur, Francesco Cilea fait s’entrecroiser la vie réelle et le théâtre en déployant une écriture musicale brillante et expressive au service d’une large gamme de sentiments passionnés. L’héroïne est une grande actrice de la Comédie-Française, célébrée par Voltaire et aimée par Maurice de Saxe, la fameuse tragédienne Adrienne Lecouvreur (1692-1730) qui triompha dans Corneille et Racine. La vie romancée de la célèbre tragédienne permet d’exploiter le thème de la double rivalité, amoureuse et professionnelle, qui se clôt tragiquement par la mort d’Adrienne provoquée par les effluves toxiques d’un bouquet empoisonné.

Traits communs, trop communs

Malgré des frontières mouvantes, plusieurs traits caractéristiques permettent d’évaluer la plus ou moins grande appartenance d’un ouvrage au mouvement vériste. Pour se démarquer de la dramaturgie romantique jugée trop pesante, et pour rompre avec une écriture vocale trop raffinée, les compositeurs épris de « vérité » ont volontiers recours à des intrigues inscrites dans un univers routinier où les personnages s’expriment avec la plus grande simplicité. On note un usage assez fréquent du quasi « parlando » qui permet une meilleure compréhension du texte. La stylisation du discours musical est abandonnée au profit de formes neutres ou de contrastes violents censés imiter le naturel d’une conversation ou d’un affrontement. La voix se fait souvent cri ou menace dans des échanges dont l’âpreté est considérée comme plus proche de la vie réelle, ce qui conduit à donner une image négative du lyrisme vériste. On perçoit de l’outrance, voire une certaine vulgarité, à travers une expressivité qui cultive le prosaïsme. Trop de naturalisme confine parfois au ridicule comme dans Louise (1900) de Charpentier où la soupe s’invite sur scène... Les héros du compositeur sont des petites gens confinés dans de trop petits sentiments qui finissent par escamoter toute dimension tragique. L’opéra « réaliste » sera bientôt supplanté par un concurrent redoutable, le cinéma, tandis que les compositeurs reviendront à des sujets plus nobles, et à un traitement de la voix plus stylisé.

Le vérisme aura réussi à rendre plus humains des héros que les derniers échos du bel canto avaient éloignés d’un public avide de sensations. Mais les meilleurs des compositeurs qui ont illustré ce mouvement de très courte durée ont su sublimer par leur musique les « tranches de vie » dont ils s’étaient emparés.

Catherine Duault

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