Sous le ciel de Paris, La Bohème de Puccini

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Dans la Bohème de Puccini, Paris est bien davantage qu’un simple décor : la capitale française y est le symbole d’une époque, d’un art de vivre, voire d’une culture, faisant écho à la propre jeunesse du compositeur qui connut la « vie de bohème », mais à Milan.
Actuellement et jusqu’à mi-juillet la Scala de Milan reprend la Bohème, avec Sonya Yoncheva et 
Ailyn Pérez en alternance dans le rôle de Mimi, dans la mise en scène emblématique de Franco Zeffirelli (créée en 1963 et montée très régulièrement depuis, sur toutes les plus grandes scènes lyrique du monde). Le metteur en scène y dévoilait un Paris très présent, tant dans l’atmosphère que dans l'esthétique de la production, et pour mieux préparer le spectacle, nous revenons sur la place de Paris dans la Bohème de Puccini.

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Giacomo Puccini

Qui aurait prédit une telle longévité aux Scènes de la vie de bohème d’Henry Mürger ? Ce témoignage pittoresque d’une époque révolue échappe au parfait oubli et connaît une forme d’éternité en étant à l’origine d’un des ouvrages majeurs du répertoire lyrique, La Bohème de Puccini.
Quand il s’empare du sujet, le compositeur italien retrouve dans le roman français une atmosphère qui lui est parfaitement familière. La vie des jeunes artistes dans le Paris de 1840 est très proche de celle qu’il a menée lui-même dans le Milan de 1880 aux côtés de ces « marginaux » aussi désargentés que révoltés, qu’on appelait les  « Scapigliati ». Comme le feront les héros de son opéra parisien, Puccini fréquentait avec ses joyeux amis les cafés de la célèbre « Galleria ». Au cœur de Milan, l’endroit regorgeait de boutiques et de tentations auxquelles les pauvres étudiants n’avaient guère les moyens de succomber. De Milan à Paris, la vie de bohème est la même avec ses enthousiasmes et ses indignations, ses joies et ses désillusions. La liberté, l’amour et la jeunesse seront les fils conducteurs de La Bohème.
Et Paris sera au cœur de cet opéra qui en donne une vision moderne et réaliste à travers une évocation pleine de détails aussi saisissants que précis. Sous les toits de Paris, une mansarde glacée abrite les amours de Rodolphe, le poète, et de Mimi, la petite brodeuse. Puccini nous entraîne de l’effervescence du Quartier Latin un soir de Noël, à la désolante tristesse de la Barrière d’Enfer dans le brouillard d’un petit matin d’hiver. La puissance du tableau fera dire à Debussy : «  Je ne connais personne qui ait décrit le Paris de cette époque aussi bien que Puccini dans ‘La Bohème’ ». Cependant bien plus qu’un simple décor pittoresque, Paris devient un véritable écrin sonore et poétique pour Rodolphe et Mimi dont la triste histoire échappe ainsi à la banalité en prenant une véritable dimension mythique. Il y a loin de la séduction immédiate de l’ouvrage de Mürger au tourbillon d’émotions musicales qui emporte l’auditeur confronté à la fragilité du bonheur et à la nostalgie de plaisirs trop vite envolés. Tout semble vouloir recommencer mais les souvenirs de la complicité d’autrefois résonnent douloureusement dans la mansarde où s’éteint la petite brodeuse.
De la naissance de l’amour à l’agonie de l’héroïne Puccini transforme une imagerie parisienne aux teintes désuètes en un drame universel et intemporel. L’art du compositeur transforme le récit autobiographique de Mürger, plein de vivacité et d’humour, en une tragédie du quotidien dans un Paris où l’on pourrait croiser Baudelaire :

« Paris change ! mais rien dans ma mélancolie
N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs ».

De Milan à Paris, « la nostalgie n’est plus ce qu’elle était »

La Bohème est créée à Turin le 1er février 1896.  Que reste-t-il alors de la vie insouciante et misérable qu’ont pu mener les étudiants et les artistes dans le Paris que nous décrit Henry Mürger (1822-1861) dans ses Scènes de la vie de bohème ? De 1845 à 1848 l’auteur français les a d’abord publiées en feuilleton, puis il en a tiré une pièce qui connaît un immense succès en 1849. En adaptant Mürger, Puccini choisit pour son quatrième ouvrage une thématique très largement utilisée depuis les années 1820. En dépit de la réelle dimension humaine que le romancier a su conférer à ses personnages, ceux-ci apparaissent dès 1896 comme des stéréotypes un peu usés.

Lors de la création parisienne de La Bohème à l’Opéra-Comique, le 13 juin 1898, un critique épingle des situations « singulièrement rancies et démodées » en dénonçant les types « presque antédiluviens de la grisette poitrinaire et de l’étudiant parisien tels que Mürger a pu les voir », tandis qu’un autre fustige « un livret pour midinettes d’avant-guerre »… Avec ses audaces et ses fulgurances, la partition de Puccini transcende toute cette imagerie devenue artificielle à force d’avoir été trop exploitée. Oscar Wilde, conquis, écrira : « Cette musique est émouvante et pénètre le cœur. Puccini est un Alfred de Musset qui écrit des notes ». Le génie de Puccini explique l’oubli dans lequel est presque immédiatement tombée La Bohème (1897) de son malheureux rival Ruggiero Leoncavallo (1858-1919) qui s’était contenté de suivre fidèlement le roman de Mürger.

La bohème artistique et littéraire alliant pauvreté et liberté s’oppose à la rigueur et à la monotonie du monde bourgeois. Mais cette opposition n’est que de façade car tandis que le bourgeois lorgne sur la liberté qui lui fait parfois cruellement défaut, le bohème aspire pour sa part à l’aisance matérielle des nantis. Les uns et les autres peuvent tranquillement se conforter et se réconcilier derrière la bannière du fameux « Enrichissez-vous » de Guizot, le célèbre ministre du « roi bourgeois » par excellence, Louis-Philippe. Le roman de Mürger ne faillit pas à la règle. Son dernier chapitre s’intitule de façon très explicite : « La jeunesse n’a qu’un temps ». Loin de connaître un sort aussi cruel que chez Puccini, les héros s’empressent d’effacer les difficultés de leurs jeunes années pour profiter sans regret de leur réussite sociale enfin acquise. Mürger n’hésite pas à nous montrer Rodolphe et son ami Marcel à l’âge mûr, au terme de leur ascension sociale quand la vie de bohème n’est plus à leurs yeux qu’une étape dont on se souvient avec une pointe d’émotion teintée de nostalgie.

Illusions perdues

Puccini est séduit par l’esprit burlesque et plein de fantaisie attaché à l’évocation d’un Paris bohème qui lui rappelle sa propre jeunesse milanaise. Dans une lettre datée de décembre 1882, le jeune musicien évoque sa chambre « très, très froide » dans laquelle manque cruellement un « de ces poêles à charbon peu coûteux qui chauffent très bien ». On croit retrouver ce poêle dès le premier tableau de La Bohème : pour se réchauffer Rodolfo y jette avec désinvolture le manuscrit du drame qu’il vient d’écrire. La similitude des situations offre à Puccini l’opportunité de donner une image idéalisée de sa jeunesse. La Bohème s’ouvre sur un thème repris du Capriccio Sinfonico, un ouvrage que le jeune musicien a composé autrefois pour son examen de fin d’étude au Conservatoire de Milan. On retrouvera à plusieurs reprises au cours de l’opéra ce thème associé aux quatre artistes, Rodolfo, le poète, Marcello, le peintre, Colline, le philosophe et Schaunard, le musicien. Nourrissant comme eux des rêves de gloire, le jeune Giacomo a quitté sa ville natale de Lucques pour entrer au Conservatoire de Milan où il a fréquenté l’avant-garde artistique, en particulier ce groupe qui se baptisait « les Hirsutes ». Ces fameux « scapigliati », artistes pauvres en révolte contre toutes les formes de conformisme, ont frayé la voie au « vérisme » même s’ils se défendaient d’appartenir à une quelconque école. Il y a un lien évident entre la « bohème » parisienne décrite par Murger et cet épisode marquant de la vie intellectuelle milanaise connu sous le nom de « Scapigliatura », le terme étant lui-même une libre traduction du mot français « bohème ». Les deux librettistes de La Bohème, Luigi Illica (1857-1919) et Giuseppe Giacosa (1847-1906), ont eux aussi appartenu à ce mouvement de renouveau artistique qui s’est développé en Italie du Nord entre 1860 et 1880.

A une fin optimiste exaltant l’aisance de la vie bourgeoise, les deux librettistes de Puccini ont préféré une issue tragique montrant l’agonie de Mimi dans l’intimité d’une mansarde que le retour du printemps n’a pas rendue plus confortable. La maladie et la mort de l’héroïne permettaient d’atteindre le plus haut degré d’émotion. Mais indépendamment de toute nécessité dramatique, Mimi, allégorie de la jeunesse enfantée par la nostalgie, devait s’effacer progressivement et disparaître comme les illusions de la vie de bohème.

Tableaux parisiens

Deux bonnes années seront nécessaires pour l’écriture du livret de La Bohème. On sait qu’elles n’ont pas été de tout repos. La collaboration entre Puccini et ses deux librettistes fut compliquée. L’éditeur Ricordi est souvent intervenu pour trouver une issue à de profonds désaccords car le musicien exigeait de nombreuses corrections avant d’aborder la composition et l’orchestration. Il fallait adapter une mosaïque d’épisodes relatant une banale histoire sentimentale s’écoulant entre Noël et le retour du printemps.
Comment construire un opéra et trouver une cohérence dramatique sans intrigue véritable ? Comment mettre en scène et en musique la vie quotidienne où rien d’extraordinaire ne se passe ? Pas de force du destin, pas de conflit entre amour et devoir, pas de passion destructrice, auxquels on pourrait se raccrocher pour bâtir une intrigue selon le schéma habituel qui comporte exposition, nœud et catastrophe. Après sa rupture avec Mimi, Rodolfo conservera amoureusement « le frêle petit bonnet que, sous l’oreiller, elle avait, en partant, glissé ». Marcello et Musetta, couple d’amants querelleurs, se séparent pour des vétilles et non parce qu’un père menaçant ou un dieu vengeur ferait obstacle à leur bonheur.


Ailyn Perez dans La Bohème

L’issue du drame, la mort d’une obscure petite brodeuse, ne sera que la conséquence de la pauvreté. Payer son loyer avec retard, éviter de régler l’addition dans un café à la mode, offrir un petit bonnet rose à son amoureuse ou déposer une vieille houppelande au Mont-de-piété, ce ne sont pas vraiment des situations dignes du grand opéra romantique mais c’est précisément cette existence apparemment sans relief que Puccini veut restituer. La rencontre des deux amants se fait par hasard sur le palier de l’immeuble où ils sont voisins et c’est à cause d’un simple courant d’air qui a éteint sa chandelle que Mimi entre chez Rodolphe. La révélation amoureuse est en total contraste avec la banalité de la situation. C’est l’orchestre qui porte alors toute la charge émotive et poétique de la naissance du sentiment amoureux déferlant en grandes phrases d’un lyrisme ardent. La ligne vocale se développera progressivement avec une souplesse qui permet d’aller d’un registre proche du langage parlé jusqu’aux envolées les plus passionnées.    

La modernité et la force de La Bohème résident en partie dans cette absence d’intrigue qui rompt avec les usages de la dramaturgie romantique. Au découpage habituel en « actes », les librettistes ont substitué une construction en « tableaux » qui font écho aux scènes du roman initial.
Quatre tableaux racontent une histoire très parisienne en jouant sur de puissants effets de contraste. C’est sur le décor intimiste d’une mansarde que commence et s’achève l’opéra tandis que les deux tableaux centraux élargissent l’horizon aux dimensions du Quartier latin et de la Barrière d’Enfer, deux lieux emblématiques de la bohème parisienne. Le Quartier latin en représente la face joyeuse et insouciante tandis qu’avec son aspect lugubre, la Barrière d’Enfer en livre l’aspect le plus sordide. Le bonheur est constamment menacé comme la survie matérielle des protagonistes en lutte contre la misère. Leurs compagnes sont des « grisettes ». Le mot a commencé par désigner l’étoffe grise que portaient les jeunes filles modestes, puis par métonymie, le vocal s’est appliqué à ces dernières qui ont été immortalisées par la Mimi Pinson d’Alfred de Musset en 1845. Mürger se souviendra de ce prénom mis à la mode par le poète. Toujours gaie et de vertu légère, Musette est un reflet plus fidèle de la grisette que la très sentimentale Mimi avec sa dimension poétique et tragique.


La Bohème, mise en scène de Franco Zeffirelli

Les échecs artistiques et sentimentaux débouchent sur la misère et la mort. Vivre et peindre dans un cabaret louche aux confins de la capitale s’accorde avec les vaines querelles d’amoureux qui ne prendront fin qu’avec une séparation. Le peintre Marcel quittera Musette, la grisette capricieuse, pendant que le poète Rodolphe abandonnera Mimi qu’il sait condamnée par la phtisie. Jalousie, soupçons et disputes semblent pouvoir un instant suspendre leur cours destructeur quand Mimi et Rodolphe décident de ne se séparer qu’à « la saison des fleurs ». La jeune femme se plait alors à rêver que l’hiver qui la tue « soit éternel ».

Le deuxième tableau brosse une fresque sonore du célèbre Quartier latin avec une séduisante virtuosité musicale et dramatique. Ce type de grandes scènes mêlant les protagonistes aux flots d’une foule pittoresque et bigarrée est habituel dans l’opéra du XIXème siècle. Puccini rassemble tout un peuple parisien en liesse : étudiants, bourgeois, grisettes, enfants émerveillés, marchands ambulants et simples badauds se pressent sur scène. La toile de fond de ce Paris scintillant de la joie des fêtes de Noël est un lieu mythique, le café Momus, où se rencontrait toute la bohème artistique et littéraire de l’époque. Lieu de passage incontournable de tous les aspirants à la gloire, ce café était fréquenté par Henry Mürger qui s’est dépeint sous les traits de Rodolphe. L’air de Musette constitue le point culminant de ce deuxième tableau. Sur un rythme de valse souple et ensorcelant, la grisette se livre à un véritable rite de séduction pour reprendre son amant, Marcel.

Une série de portraits

Au début de chaque tableau, les librettistes ont pris soin de citer des extraits du texte de Mürger. Ces préambules sont plus que des didascalies : ils donnent le « ton » de chaque partie en brossant une sorte de portrait des personnages et en précisant leurs rapports réciproques. Ils constituent de précieuses indications pour le metteur en scène mais ils ne doivent pas l’enfermer dans une démarche « naturaliste » qui le conduirait à envisager une simple reconstruction historique.


Sonya Yoncheva dans La Bohème

Aux quatre tableaux correspondent quatre personnages principaux : le couple central constitué de Rodolphe et Mimi et son antithèse, Marcel et Musette. La frivole Musette, incarnation d’une certaine joie de vivre, s’oppose à la fragile et délicate Mimi, éprise d’idéal. Marcel considère lucidement sa maîtresse comme une fille sans cœur alors que Rodolphe apparaît comme un amant ombrageux tourmenté par la jalousie et le remords. Les couples sont liés par un libre consentement qui n’a rien à voir avec les liens du mariage. L’usure du quotidien et les difficultés matérielles auront assez rapidement raison de ces amours bohèmes aussi changeantes et éphémères que les saisons. Mais Puccini a su mesurer et mettre en lumière la dimension dramatique de cette vie libre et insouciante en cristallisant toute la tension autour de la maladie de Mimi, transformant l’opéra en chronique d’une mort annoncée.

La séparation des deux couples constitue un des aspects essentiels du drame. Pourtant Puccini a failli y renoncer contre l’avis d’Illica. Le librettiste a finalement eu raison de ces hésitations en avançant des arguments très éclairants sur le sens de l’oeuvre : «  Donc pas de séparation entre Rodolphe et Mimi ! Eh bien, s’il en est ainsi, non seulement il n’y a plus de ‘Bohème’, mais il n’y a plus de Mimi de Mürger (…) Imaginez un peu s’il ne devait pas y avoir de séparation du tout ! Car l’essence du livre de Mürger est justement cette grande liberté en amour dont font preuve tous les personnages ». Ainsi la vie de bohème recèlerait une vraie philosophie en privilégiant la recherche et l’exaltation de la liberté amoureuse, métaphore de l’affranchissement de l’artiste en rupture totale avec la société bourgeoise. On comprend que ce point de vue ait été proche des préoccupations des deux librettistes qui avaient activement participé au mouvement de la  « Scapigliatura ». Toute une génération de jeunes artistes avaient voulu théoriser par son mode de vie le rejet du conformisme. Avec La Bohème  Puccini exprimait sans doute quelque chose de plus intemporel et de plus profond, lui qui avouait : « Je ne suis pas fait pour les actions héroïques. J’aime les êtres qui ont un cœur comme le nôtre, qui sont faits d’espérance et d’illusions, qui ont des éclairs de joie et des heures de mélancolie ».

  Catherine Duault

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