André Chénier, un poète au cœur de la tourmente révolutionnaire

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Le Royal Opera House de Londres donne actuellement Andrea Chénier jusqu'au 6 février prochain (et la représentation du 29 janvier sera retransmise en direct au cinéma), dans une mise en scène signée David McVicar et sous la baguette d'Antonio Pappano, marquée par la prise de rôle de Jonas Kaufmann dans le rôle-titre aux côtés notamment de Željko Lučić et Eva-Maria WestbroekL'occasion pour nous de revenir sur l'histoire de la création (très romanesque) de cet Andrea Chénier, et d'analyser l'oeuvre du compositeur italien Umberto Giordano dans son contexte historique.

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Avec André Chénier, Umberto Giordano a fait d’un poète emblématique de la Révolution française un des rôles mythiques de l’art lyrique italien. « Donnez-moi un beau livret et je prendrai personnellement la responsabilité du succès musical » : c’est la demande enthousiaste que Giordano adresse à Luigi Illica, complice habituel de Giacomo Puccini. Après des débuts très prometteurs, contredits par trois échecs successifs, le jeune compositeur joue là son va-tout. Giordano travaille donc avec l’énergie de la dernière chance. Heureusement le triomphe sera au rendez-vous et André Chénier est acclamé dans toute l’Italie, puis dans le monde entier. Sur un livret parfaitement construit, Giordano a composé une musique d’un lyrisme irrésistible. La richesse de la palette sonore s’épanouit en nombre de pages héroïques parcourues d’accents passionnés. Mario Del Monaco, Franco Corelli, Carlo Bergonzi, Luciano Pavarotti, Placido Domingo ou José Carreras, pour n’en citer que quelques-uns, mettront toutes les ressources de leur voix au service des discours enflammés du jeune poète mort sur l’échafaud.

L’opéra de la dernière chance

Les circonstances qui entourent la composition d’André Chénier pourraient fournir le sujet d’un roman vériste ! Qu’on imagine seulement un jeune compositeur, vivant misérablement via Bramante à Milan : c’est dans une pièce qui sert de remise à un entrepreneur des pompes funèbres que ce pauvre musicien entreprend l’écriture d’un opéra dont la réussite doit définitivement décider de son avenir… Umberto Giordano reste serein au milieu des couronnes mortuaires en se pliant aux humeurs du librettiste Luigi Illica, accaparé par ses nombreuses activités. Et sa partition achevée, Giordano doit encore vaincre les dernières réticences que suscitent ses échecs passés. Même si les détails de ce tableau si touchant sont sans doute exagérés par des témoignages rétrospectifs trop complaisants, ils donnent néanmoins le « la » de la création du futur chef-d’œuvre.
Rien ne destinait Umberto Giordano (1867-1948) à une carrière musicale. C’est contre la volonté d’un père pharmacien, désireux de voir son fils devenir médecin, que l’adolescent entreprend des études musicales qui le conduiront au Conservatoire de Naples, où il croisera Richard Wagner (1813-1883) et recueillera les encouragements du librettiste et compositeur Arrigo Boïto (1842-1918), l’auteur de Mefistofele (1868). En 1888, Giordano prend part  à un concours organisé à Rome par l’éditeur Edoardo Sonzogno. Il s’agit pour les jeunes candidats de composer un opéra en un acte. Pietro Mascagni remporte cette joute lyrique avec un ouvrage qui fera date dans l’histoire de l’opéra italien, Cavalleria rusticana, point de départ d’un mode d’expression nouveau porté par le mouvement vériste. S’il n’a pas remporté le premier prix, Giordano a su se faire remarquer et Sonzogno décide d’en faire son protégé en favorisant sa carrière naissante. Malheureusement, ce début prometteur est suivi de trois échecs trop décevants pour convaincre Sonzogno de poursuivre l’aventure. L’éditeur retire sa confiance à Giordano et ne lui verse plus aucun secours financier. Le jeune homme en est réduit à hésiter entre un emploi de chef de musique militaire ou de maître d’escrime ! Mais le « roman » continue. Une des personnalités du monde musical italien, le riche baron Alberto Franchetti (1860-1942), compositeur influent et généreux, cède à Giordano ses droits sur un livret que Luigi Illica lui a promis, ce sera André Chénier. Le même Franchetti, décidément très conciliant, céda aussi l’adaptation de la pièce de Sardou, Tosca, à Puccini…Voici donc Giordano en possession d’un bon livret. Mais une fois achevée sa partition dans les conditions difficiles que l’on sait, il se heurte à de nouveaux obstacles. Sonzogno pense que l’ouvrage est « irrapresentabile » ! Nouvelle chance pour Giordano. Alors qu’il va  tenter de convaincre Mascagni d’intercéder pour lui, il lui évite un terrible accident qui en fera définitivement son obligé. Mascagni devenu une personnalité très en vue allait participer à l’inauguration de la première ligne de tramway électrique de Florence. Au moment de monter à bord du véhicule, il en fut empêché par son ami Giordano qui  voulait lui confier ses difficultés. Le tramway démarra donc sans lui, fort heureusement car quelques centaines de mètres plus loin les freins lâchèrent. L’accident, terrible, causa la mort de plusieurs passagers. Giordano avait sauvé la vie de Mascagni qui sauva sa carrière en intervenant pour lui auprès de Sozogno. Ce dernier finit par accepter de mettre André Chénier au programme de la Scala avec une distribution éblouissante… Le succès total fut conforté par une presse enthousiaste. Giordano avait définitivement inscrit son nom dans l’histoire de l’opéra.

« Dieu le fracas que fait un poète qu’on tue »

Situations extrêmes et sentiments passionnés caractérisent un livret solidement agencé autour d’un auteur emblématique de la Révolution française, André Chénier. C’est après sa mort seulement qu’il fut salué comme un grand poète élégiaque, précurseur des romantiques. « Dieu le fracas que fait un poète qu’on tue » écrit Aragon. Opéra tragique qui se clôt sur un cri déchirant, « Vive la mort ensemble ! », l’œuvre de Giordano confond, dans une vision sublimée, Eros et Thanatos, l’amour et la mort, réunis sur une toile de fond grandiose bouleversée par le fracas d’une révolution. Le librettiste a mis en relief des personnages historiques dans des situations qui auraient pu avoir lieu. L’ouvrage relate les amours tragiques du poète avec Madeleine de Coigny, personnage inspiré par Aimée de Coigny à l’origine des vers de « La Jeune Captive », le plus célèbre poème qu’écrivit Chénier (1762-1794) alors qu’il attendait la mort dans sa cellule de Saint-Lazare. Madeleine, l’héroïne inventée par Illica, est plus jeune que son modèle qui connut un sort moins tragique. Ce n’est que dans l’opéra que Madeleine décide de suivre son amant dans une mort extatique. La véritable Aimée de Coigny (1769-1820), emprisonnée en même temps que le poète, échappa à la guillotine et elle n’aurait pas pu reprendre à son compte les tristes paroles de Madeleine : « Je porte malheur à qui m’aime ». Illica a très habilement mêlé des faits et des figures authentiques à une pure fiction marquée par les excès d’une des périodes les plus sombres de l’histoire de la Révolution, la Terreur. Les petites gens et les aristocrates, les soldats et les membres du tribunal révolutionnaire, forment autour des protagonistes toute une galaxie de personnages secondaires campés de façon très réaliste. Quelques figures historiques, comme Robespierre, traversent la scène pour donner encore plus de densité à la reconstitution du Paris révolutionnaire.
Le seul fait authentique est la mort du poète, guillotiné le 7 thermidor an II (25 juillet 1794) à trente et un ans. Il précédait de trois jours sur l’échafaud le principal artisan de la Terreur, Robespierre. André Chénier avait commencé par saluer et accompagner la Révolution avant d’être amèrement déçu par ses contradictions et ses violences. Dès 1790 il prend ses distances avec les débordements révolutionnaires de « cette dernière classe du peuple qui, ne connaissant rien, n’ayant rien, (…) ne sait que se vendre à qui veut la payer ». Le poète finit par défendre le Roi et sa famille. En juillet 1793, oubliant toute prudence, il écrit une « Ode à Charlotte Corday » :

« Belle, jeune, brillante, aux bourreaux amenée
Tu semblais t’avancer sur le char d’hyménée ;
Ton front resta paisible et ton regard serein…. ».

Ces vers semblent déjà décrire le personnage de Madeleine, le grand amour du Chénier réinventé par Illica. Dans l’opéra de Giordano, André apparaît comme un rêveur égaré dans une réalité trop cruelle et Madeleine comme une jeune fille « belle, idéale, divine comme la poésie » (Acte II). Ces deux personnages émouvants, voués à une mort imminente, vont se heurter aux épreuves les plus dramatiques dans le plus pur style de l’opéra vériste.

Le frisson des émotions fortes

On a souvent reproché à Giordano d’avoir trop donné dans le sentimentalisme. Les situations fortes ordonnées autour d’une marche inéluctable du poète vers la condamnation à la guillotine sont propices à des embrasements lyriques dont certains ont voulu souligner l’excès. André Chénier est une des œuvres caractéristiques de ce qu’on appelle le « vérisme », ce mouvement esthétique qui tend à exploiter toutes les ressources du réalisme tragique. Quelques œuvres composées en Italie entre 1880 et 1904 par Puccini, Mascagni ou Cilea, peuvent être qualifiées de véristes. Leur écriture est marquée par la recherche d’effets puissants, nécessaires à la description musicale de cette « tranche de vie » avec « ses pleurs et ses cris de rage » dont parle Leoncavallo dans le prologue de Paillasse (1892).

La complexité des passions humaines est souvent la trame principale des opéras véristes. Le personnage de Chénier est déchiré entre ses idéaux politiques et ses aspirations à l’amour comme en témoigne un des airs les plus célèbres de l’ouvrage, l’improvisation passionnée du poète à l’acte 1 qui sert de présentation au rôle-titre. Chénier apparaît comme un ardent contempteur des richesses sensible aux malheurs de la misère qu’il dénonce. Animé d’un fervent amour de sa patrie, il chante aussi pour Madeleine, avec des accents pathétiques et poignants, l’amour, « don divin » qui est « l’âme et la vie du monde ». Face à André Chénier se dresse un rival amoureux par lequel passent bien des contradictions du drame. Ancien valet, Charles Gérard est amoureux d’une aristocrate, Madeleine, même s’il est devenu un révolutionnaire convaincu. Il hésitera entre la compassion pour les deux amants persécutés et les exigences implacables du combat politique. Quant à Madeleine, elle est partagée entre la volonté de résister aux terribles épreuves qui frappent les aristocrates et l’abandon à la fascination morbide qui la conduit à partager le sort de son amant.
Cette dramaturgie de l’amour et de la mort exacerbés par les conflits politiques est donc portée par des personnages de chair et de sang exigeant le talent d’interprètes du plus haut niveau. André Chénier réclame trois voix d’une force expressive exceptionnelle. André est un ténor « spinto », Madeleine un grand soprano lyrique et Gérard un baryton-Verdi. La partition leur impose de pouvoir exceller à la fois dans la « conversation en musique » (« quasi parlato ») typique de l’opéra vériste, comme dans l’extrême tension d’un chant sombre et douloureux traversés d’aigus déchirants.
Les airs magnifiques écrits pour André ont toujours tenté les plus grands ténors, qu’ils soient verdiens ou wagnériens. La richesse de la palette sonore s’épanouit en quantité de pages héroïques parcourues d’accents passionnés porteurs d’idéaux humanitaires. Mais l’air le plus connu et le plus bouleversant reste celui de Madeleine, dont Maria Callas a donné une interprétation inoubliable : « La mamma morta » (acte 3). Partant du registre grave, la voix s’élève progressivement dans l’aigu pour atteindre les sommets du lyrisme le plus incandescent. Le cinéma hollywoodien a rendu hommage à cet air d’une grande force émotionnelle dans une scène clef du film Philadelphia (1993) de Jonathan Demme. Renata Tebaldi, Raina Kabaivanska ou Mirella Freni ont également été de grandes Madeleine.

André Chénier n’est pas donné aussi souvent qu’il le mériterait en raison de la nécessité de disposer d’un trio vocal exceptionnel. Dans ce drame historique d’une force émotionnelle inégalée, Giordano déploie toutes les ressources d’un lyrisme irrésistible. Ce devait être son unique chef-d'œuvre, comme si une fatalité voulait que les principaux représentants du vérisme ne puissent laisser leur nom à la postérité qu’avec un seul ouvrage : Mascagni avec Cavalleria rusticana (1890), Leoncavallo avec I Pagliaci (1892), Cilea avec Adriana Lecouvreur (1902).

Catherine Duault

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