Rencontre avec Gregory Kunde

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Quelques heures avant de briller dans le rôle-titre de Poliuto de Donizetti au Gran Teatre del Liceu de Barcelone, nous avons la joie et l'honneur de rencontrer le grand ténor américain Gregory Kunde qui fêtera son 64e anniversaire le mois prochain. Nous avons pu constater que son immense talent n'a d'égal que son infinie gentillesse...   

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Opera-Online : Vous avez commencé par un répertoire plus léger (Bellini, Rossini, Donizetti) que celui que vous chantez aujourd’hui. Quelles ont été les étapes vers des emplois plus graves et lourds ?

Gregory Kunde : Pour moi, cela a été un processus complètement naturel, lié à mon âge, autant dire quelque chose qu’on ne peut pas éviter, à part quand on s’appelle Alfredo Kraus qui a chanté ce répertoire jusque très tard, jusqu’à la fin de sa vie. Mais lui ne chantait par Rossini. De mon côté, quand j’ai réalisé que la coloratura et les notes les plus aigües de certains rôles commençaient à m’échapper, je me suis rendu à l’évidence qu’il me fallait changer de répertoire. En même temps, tout le monde me disait « Mais Greg, tu ne peux chanter rien d’autre que du belcanto ! », et même pire, que j’étais « un chanteur rossinien », et que je devais me cantonner à ce compositeur. Quand j’ai décidé de m’attaquer à Norma ou aux Vêpres siciliennes de Verdi, on m’a dit que ce n’était pas pour moi, mais je sentais intérieurement que ma voix évoluait naturellement vers ces rôles. Vers 42, 43 ans, j’ai senti que ma voix prenait de l’ampleur et je me suis mis alors à chanter dans le répertoire berliozien (Les Troyens, La Damnation, Benvenuto Cellini…) mais aussi meyerbeerien (Les Huguenots) qui sont un « pont » pour accéder ensuite à Verdi. J’ai ainsi trouvé un répertoire qui faisait plus appel au registre médium, avec moins d’aigus à émettre à chaque tournant de la partition, mais heureusement pour moi le style et la technique belcantistes ont été d’une grande aide pour aborder ces nouveaux répertoires. Je n’ai ainsi pas ressenti les mêmes difficultés que les chanteurs qui commencent directement leur carrière avec des rôles plus lourds que ceux du belcanto. Ca a été une grande surprise pour moi et pour les autres, et j’ai été de suite à l’aise et dans mon élément avec un nouveau répertoire.

Avez-vous vous-même contrôlé l’évolution de votre voix et de votre carrière ou cela s’est-il fait au fil des propositions que l’on vous faisait ?

Les choix ont toujours été de mon fait, et je n’ai jamais été demander à des agents ou des professeurs ce que je devais faire, vers quels emplois je devais m’orienter. J’ai étudié et je me suis étudié tout seul ! (rires) L’évolution de ma voix s’est faite petit à petit, tout en douceur. En 2007, je me suis attaqué à l’Otello de Rossini qui est un emploi de barytenor, une tessiture très spéciale, qui a été un tournant dans ma carrière. En 2009, on m’a proposé le rôle de Pollione dans Norma, généralement chanté par des voix bien plus larges et puissantes que la mienne. J’ai écouté les grands noms qui ont marqué le rôle tels que Jon Vickers ou Mario del Monaco, et je me suis dit que je ne pourrais jamais être à leur hauteur et obtenir le même succès qu’eux, car dans l’incapacité de chanter « comme » eux. Mais en étudiant de près la partition, je me suis dit qu’il s’agissait tout de même de Bellini, pas de Verdi ou Puccini, et qu’on pouvait chanter le rôle en pensant à Elvino dans Sonnambula ou Tebaldo dans Capuleti, d’autant que le premier aria de ce dernier personnage et le premier de Pollione sont très proches. Je me suis dit alors, je vais chanter avec mes moyens actuels, et on verra bien ce que ça donne. Et ma foi je crois que le résultat a été plutôt convaincant et a plu au public comme à la critique.

Sachant que les contrats sont signés quatre ou cinq ans à l’avance, votre agenda est-il très chargé ?

C’est le moins que l’on puisse dire, ce qui me paraît incroyable. Je sais que j’ai une chance énorme, que je suis béni par Dieu, et je Lui en suis tellement reconnaissant, chaque jour qu’Il fait... Il est vrai que je n’aurai jamais pensé arriver jusque-là, à être devant vous aujourd’hui pour parler de ma carrière et de mon futur en tant que chanteur d’opéra. Depuis mon changement de répertoire, et la création du « nouveau » Kunde comme chanteur verdien - et même vériste pour certains rôles -, le calendrier est archiplein jusqu’en 2022, ce qui est dingue… juste dingue ! (rires) Mais je suis tellement heureux et plein de reconnaissance pour cette confiance et cette opportunité qu’on me donne. Alors oui je ne suis plus très jeune, et la condition sine qua non pour continuer d’être à la hauteur est d’être très prudent avec mon hygiène de vie. Fini le temps où je partais à la découverte des villes où je chantais, dès que j’avais une minute, ou les longues soirées d’après spectacles, aujourd’hui je me repose la journée et je me couche tôt ! (rires) Je le dois à mon public, pour être au mieux de ma forme, et lui offrir ainsi le plus de satisfaction possible. Les rôles que je chante aujourd’hui sont plus exigeants que ceux que j’interprétais par le passé, des rôles dont je rêvais et que je croyais inaccessibles il y a encore une quinzaine d’années. Aujourd’hui, je vis ce rêve qui est devenu une réalité, je n’en reviens pas moi-même…

Qu’est ce qui vous procure le plus de plaisir dans votre métier de chanteur ?

Il y a vingt ans, je vous aurai dit les voyages mais plus maintenant ! (rires) Aujourd’hui, c’est tout l’inverse et les aéroports sont ma hantise ! Par contre est intacte ma joie d’être sur scène aux côtés de magnifiques artistes que j’aime, comme c’est le cas ce soir avec ma grande amie Sondra. Quelle chance de faire un métier que l’on aime et dans lequel on se réalise pleinement ; quand on y pense, ce n’est pas le cas de la plupart des gens, et c’est donc un privilège que nous avons nous autres chanteurs qui choisissons ce métier par passion. Oui c’est un travail, mais c’est surtout un privilège à mes yeux de pouvoir chanter toute cette magnifique musique… Et le faire après 60 ans est un second privilège incroyable, j’en ai parfaitement conscience. Il m’aura fallut par exemple atteindre cet âge pour faire mes débuts au Covent Garden de Londres (NDLR :  avec Manrico du Trovatore l'an passé, nous y étions...) où je ne m’étais encore jamais produit, c’est tout simplement incroyable et des événements comme celui-ci me remplissent de joie et de bonheur.

Après vos récentes prises de rôle comme Chénier ou Calaf, vous avez presque tout chanté sur scène sauf Mario dans Tosca et Dick Johnson dans La Fanciulla del West. L’un de ces deux emplois est-il pour bientôt ?

Je devais faire mes débuts dans Mario à Genève mais la production était très proche d’une autre prise de rôle, celle de Riccardo dans Un Ballo in maschera au Teatro communale de Bologne, et j’ai donc dû faire un choix. La même chose s’est passée avec Dick Johnson que je devais chanter à la Staatsoper de Vienne, mais il n’y avait que trois jours de répétition, et ce ne sont pas des conditions dans lesquelles j’aime travailler. J’aime les longues séances de répétition afin d’avoir le temps de fouiller le rôle et de donner la meilleure interprétation possible, sans quoi, je préfère m’abstenir… Pour revenir à Mario, oui je rêve encore de cet emploi, mais dans une production qui me laisserait un temps suffisant de répétitions, et mon autre rêve serait de l’interpréter aux côtés de Sondra qui est une fabuleuse Tosca.

Le récital est-il une respiration nécessaire pour vous ?

Pour vous dire les choses franchement, le récital ne m’est absolument pas nécessaire ! (rires) Je DETESTE cette forme artistique qu’est le récital… Mais il est vrai que c’est une « carte d’accès » à certains théâtres, et que c’est parfois un « mal » nécessaire avant d’y pouvoir chanter dans une production d’opéra. Et puis certaines structures lyriques peu dotées financièrement peuvent avoir envie de vous mettre à leur affiche sans pouvoir supporter la dépense d’une onéreuse production : ça vient d’être le cas avec l’Opéra de Saragosse en Espagne – en fait un théâtre municipal dans lequel on donne parfois des récitals ou des représentations lyriques – où je me suis prêté à l’exercice surtout pour faire plaisir... Dans un spectacle lyrique, on n’est jamais présent plus de vingt minutes sur scène, et encore vous ne chantez pas tout du long, et le reste du temps vous êtes en coulisse ou dans votre loge à boire un café ou autres, mais dans un récital, rien de tout cela, nous ne faites QUE chanter ! Surtout un récital avec piano où vous n’avez pas les interludes et autres ouvertures jouées par l’orchestre entre deux airs… Cependant, je dois avouer que j’aime le rapport et la complicité avec le public que permet cet exercice, mais à part cela, j’y prends peu de plaisir vraiment…

Ne souhaitez-vous pas conserver à votre répertoire des rôles belcantistes pour maintenir la fraîcheur et la souplesse de votre voix ?

C’est ce que ne cesse de me dire ma femme, que je dois continuer à chanter du Bellini et du Donizetti afin de conserver la fraîcheur de ma voix ! Cela dit, même quand je chante des rôles plus lourds, je les aborde avec une technique belcantiste, et surtout pas en force ! Le fait de chanter Le Prophète de Meyerbeer à Berlin juste avant de venir ici à Barcelone était une bonne préparation au rôle de Poliuto, car l'emploi est très central, avec des aigus forte à négocier cependant. Dès demain, je pars plus au sud, à l’Opéra de Valencia pour chanter Peter Grimes de Britten, qui est au contraire un rôle plutôt bas. Mais c’est une technique vocale complètement différente. Je ne force pas la voix et chante toutes les notes : j’ai à cœur de chanter ce qu’ont écrit les compositeurs, et de ne pas hurler les notes, car l’écriture vocale doit toujours concorder avec la partie orchestrale, ni plus, ni moins… Il s’est passé la même chose avec l’Otello de Verdi. Je n’ai trouvé aucun enregistrement où toutes les notes écrites étaient chantées, et j’ai tenté le pari… je vais tenter le même avec ce Peter Grimes valencien. Ca va être plus compliqué de passer de Peter Grimes à Radamès qui sera mon rôle d’après, mais on verra bien ! (rires)

Vous n'habitez pas très loin de New-York mais vous ne chantez jamais au Met, comment cela se fait-il ?

C’est la question mystère ! (rires) J’aimerais bien pouvoir vous apporter une réponse… Mes agents essaient désespérément de me « vendre » dans cette maison, mais on ne semble pas s’y intéresser à Gregory Kunde, c’est comme ça, je suis le premier à le regretter… Je crois qu’ils sont restés bloqués sur le fait que j’étais un chanteur rossinien, mais comme je ne leur propose pas de Rossini, ils ne sont pas intéressés, et ne veulent pas m’entendre dans mon nouveau répertoire. Ils pensent à priori que ma voix ne passera pas dans une salle aussi grande que le Met, alors que je pense avoir la projection nécessaire pour qu’on m’entende jusqu’au dernier rang du Family Circle, mais bon… Un autre grand regret est le Lyric Opera de Chicago car c’est la salle où j’ai fait mes débuts, dans l’Atelier de cette maison, à la fin des années 70… J’y ai chanté tous les petits rôles de « comprimari » et c’est là que tout a commencé pour moi. J’y espérais fêter mes 40 ans de carrière cette année, mais là encore, on ne me laisse pas ma chance : « On n’est pas prophète en son pays » ! (rires… crispés)

Pensez-vous que vos moyens vocaux se développeront encore, et que vous aborderez un jour le répertoire wagnérien avec Rienzi ou Lohengrin par exemple ?

Quand j’ai chanté Doktor Faust de Busoni à l’Opéra de Zurich, Alexander Pereira qui dirigeait alors ce théâtre m’a proposé le rôle de Siegfried, qui est très aigu. Le lendemain, j’en ai parlé à Thomas (Hampson) – car quand on se pose une question, vis-à-vis d’un rôle, il faut demander à Tom qui est quelqu’un de très intelligent, avec beaucoup d’intuition ! Il m’a répondu « Oui bien sûr que tu es capable de chanter le rôle, mais il faut cependant que tu fasses très attention, car si tu entres dans ce répertoire, tu risques de t’y enfermer ! ». J’ai donc répondu par la négative à Mr Pereira… Bien que j’aie des origines allemandes, mon cœur bat définitivement en Italie et je ne sais pas si j’aborderai un jour un rôle wagnérien. En fait, je ne suis pas sûr que ce genre d’expérimentation à mon âge soit une bonne idée, sans compter le temps que me demanderait l’apprentissage de l’allemand que je ne parle pas du tout, mais aussi le style de l’opéra allemand qui est une technique que je ne maîtrise pas non plus… Mais tout cela n’est pas bien grave, j’ai des collègues qui font très bien le job ! (rires)
 

Propos recueillis et traduits par Emmanuel Andrieu

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