Jephta, une dernière méditation

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Actuellement et jusqu’à la fin du mois, l’Opéra de Paris propose une nouvelle production de Jephtha, le dernier chef d'oeuvre de Georg Friedrich Haendel, ici dans une mise en scène très épurée de Claus Guth, avec notamment Ian Bostridge (pour une prise de rôle), Katherine Watson ou Marie-Nicole Lemieux, sous la direction de William Christie.
Et pour mieux appréhender la production, nous revenons sur l’œuvre de Haendel, son contexte historique et le sens à lui donner, opposant la cruauté de l’injustice au courage et à la détermination.

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Grande est la tentation de voir dans Jephta le véritable testament musical de Georg Friedrich Haendel. Parvenu au sommet de son génie et de sa notoriété après une succession de combats artistiques, un musicien âgé atteint de cécité, choisit l’Ancien Testament pour y puiser le sujet d’une ultime profession de foi humaniste. Comment résister aux séduisantes perspectives de ce grand tableau « romantique » ? La cruauté de la condition humaine soumise aux insondables desseins de Dieu est au cœur de Jephta. Au-delà du livret un peu naïf, et de la fin sentimentale conçus par le révérend Thomas Morell, l’œuvre a d’évidentes résonnances philosophiques soutenues par une partition d’une richesse exceptionnelle. L’acceptation stoïcienne semble s’être substituée à la résignation chrétienne comme en témoigne le splendide chœur qui termine le second acte : « Tout ce qui est, est juste ».

Ultime chef-d’oeuvre

Quelles sont les circonstances qui entourent la genèse de Jephta ? Il faut préciser qu’il s’agit du dernier oratorio écrit de la main du compositeur. Progressivement gagné par la cécité, le musicien renonce à composer et The Triumph of Time and Truth (1757), dicté à un secrétaire, reposera essentiellement sur la reprise d’œuvres antérieures. Composée en 1707 peu après l’arrivée du jeune Haendel à Rome, la première version de The Triumph of Time and Truth était appelée à connaître de multiples métamorphoses au gré de la carrière du musicien, jusqu’en 1758 où cet oratorio est donné pour la dernière fois à Covent Garden. Jephta est donc bien le dernier chef-d’œuvre de Haendel, ce musicien fascinant que Liszt jugeait « grand comme le monde », tandis que Beethoven voyait en lui  « le plus grand compositeur qui ait jamais existé », ajoutant qu’il aurait souhaité « s’agenouiller sur sa tombe ». On imagine bien tout ce que peut représenter la dernière partition d’un tel musicien même s’il n’est pas certain qu’il ait eu lui-même conscience de signer là son dernier ouvrage. A nous d’imaginer ce qu’il a pu ressentir face à l’avancée d’une maladie dont il ne pouvait pas encore prévoir toutes les répercussions.

L’oratorio selon Haendel

On sait que Georg Friedrich Haendel (1685-1759) était un travailleur acharné pour lequel chaque difficulté devait trouver sa solution. Trop souvent seul contre tous, au cours de sa longue carrière londonienne, il avait déployé sans compter des talents de compositeur, de chef d’orchestre et d’impresario pour imposer ses choix esthétiques à un public passionné, et parfois partisan. Haendel était parvenu à imposer une nouvelle approche du langage musical, et une conception théâtrale recentrée sur l’expression des sentiments. Mais les cabales artistiques ou politiques ajoutées à la versatilité du public, finirent par avoir raison de cette belle aventure artistique menée avec panache par l’infatigable homme de théâtre qu’il était.

Georg Friedrich Haendel

En 1741, Haendel signe son dernier opéra, Deidamia. Il se consacrera ensuite essentiellement à l’oratorio, produisant coup sur coup deux immenses chefs-d’œuvre, Le Messie (1742) et Samson (1743). L’oratorio peut être défini comme une sorte d’opéra sacré qui n’est pas destiné à la représentation. Si au XVIIème siècle, le premier grand maître de l’oratorio est l’italien Giacomo Carissimi (1605-1674), c’est en terre germanique que le genre va connaître un formidable épanouissement avec Jean-Sébastien Bach (1685-1750). Dans les années 1650, Carissimi s’inspire déjà de la malheureuse histoire de Jephté pour son plus célèbre oratorio, Jephté. Le style du compositeur italien annonce les grands ouvrages dont Le Messie de Haendel offre la réalisation la plus brillante et la plus achevée.

Haendel a abordé tous les styles de son époque et son génie protéiforme l’a conduit à créer l’oratorio anglais en enrichissant le modèle italien à la lumière de ses conceptions dramatiques. L’invention mélodique et la saisissante peinture musicale des personnages, alliées au rôle déterminant du chœur, donnent désormais à l’oratorio les dimensions d’un véritable opéra comme en témoigne Jephta.

« Qu’ils sont obscurs, Seigneur, tes décrets, impénétrables pour l’œil humain »

Haendel a l’habitude de composer rapidement. Il lui faut parfois moins d’un mois pour écrire ses plus beaux opéras et oratorios. Vingt-quatre jours lui ont suffi pour achever Le Messie et vingt seulement pour mettre un point final à Tamerlano (1724). Or le manuscrit de Jephtha porte la trace de difficultés inattendues.

Jephta

On y trouve des ratures et de nombreuses retouches qui concernent aussi bien la musique que le texte. Sept mois seront nécessaires au compositeur pour mener à bien son travail commencé le 21 janvier 1751. Il doit s’arrêter au moment où il s’apprête à ébaucher le second acte. Il note en marge de sa partition : « à ce point, mercredi 13 février 1751, incapable de continuer à cause de l’affaiblissement de mon œil gauche ». Cette inscription est en allemand, sa langue maternelle qu’il n’utilise plus, même lorsqu’il correspond avec sa famille. Le profond désarroi que provoque la souffrance a sans aucun doute conduit le musicien a renoué instinctivement avec ses origines. Haendel vient de s’interrompre au milieu du chœur : « Qu’ils sont obscurs, Seigneur, tes décrets, impénétrables pour l’œil humain ». Curieusement, ce chœur magnifique est emprunté à un compositeur tchèque, Frantisek Habermann (1706-1783). Le paradoxe de Jephta est d’être une des œuvres les plus personnelles de Haendel tout en présentant un très grand nombre d’emprunts, dont la source essentielle se trouve dans les six messes de Frantisek Habermann, publiées en 1747. À côté de ces emprunts qui relèvent d’une pratique courante à l’époque, on trouve aussi une série d’« autocitations » tout aussi habituelles.  

Quelques jours plus tard, le 23 février, jour de son anniversaire, Haendel se sent suffisamment mieux pour reprendre son travail, et il achève le second acte le 27. Cette amélioration ne constitue qu’un bref répit puisque le musicien finit par perdre définitivement l’usage de son œil gauche et des témoignages nous le dépeignent proche du désespoir. Surmontant ce premier moment d’abattement, Haendel se remet courageusement au travail après avoir tenté de freiner les progrès de la cécité par des cures thermales à Bath et Cheltenham. Le 30 août, il achève Jephta avec cette mention : « Aetatis 66 ». Ces 66 ans marquent un tournant. La santé du compositeur se dégrade peu à peu, et malgré une opération réalisée par le propre chirurgien du prince de Galles, Haendel devient complètement aveugle. C’est la fin de la carrière de celui que l’écrivain Romain Rolland qualifiait de « musicien visuel ».

Jephtha, oratorio en trois actes, est créé le 26 février 1752 au théâtre royal de Covent Garden. C’est loin d’être un triomphe mais l’ouvrage est repris deux fois dans la même saison, et quatre fois avant la mort de son auteur le 14 avril 1759. Après quelques reprises en concert jusqu’au XIXème siècle, l’œuvre se fait progressivement très rare.

Histoire d’un vœu imprudent

L’histoire de Jephté, obligé de sacrifier sa fille à la suite d’un vœu imprudent, est tirée du Livre des Juges (11-12). Désigné pour conduire la révolte des Israélites contre l’oppression des Ammonites, Jephté jure devant Dieu que, s’il triomphe de ses ennemis, il sacrifiera la première personne qui viendra l’accueillir à son retour du combat. Malheureusement, c’est sa propre fille, Iphis, qui ouvre le cortège venu acclamer Jephté après sa victoire. Cette cruelle anecdote avait déjà fourni la trame de plusieurs œuvres littéraires et musicales que connaissaient sans aucun doute le compositeur et son librettiste, le révérend Thomas Morell (1703-1784). De nombreux oratorios se sont inspirés du récit biblique comme celui de Giacomo Carissimi que nous avons déjà mentionné. En 1732, c’est au tour de Michel Pignolet de Montéclair (1667-1737) de s’illustrer avec le même sujet, et de séduire Rameau au point de le déterminer à écrire Hippolyte et Aricie (1733), sa première tragédie lyrique.

Iphis

Au XVIème siècle, le dramaturge écossais George Buchanan (1506-1582) a donné à la fille de Jephté une existence nouvelle en la dotant d’un prénom, Iphis, qui fait écho à celui d’Iphigénie. Plusieurs éléments rapprochent d’ailleurs Jephta de l’histoire d’Agamemnon sacrifiant sa fille Iphigénie pour obtenir la faveur des dieux. Storgé, la femme de Jephté, retrouve les accents déchirants de Clytemnestre, et Zebul marche sur les traces de Ménélas. Nous ne sommes jamais très loin de l’Iphigénie en Aulide d’Euripide.

Mêlant plusieurs influences, le livret de Morell s’éloigne de la version biblique, et abandonne le dénouement tragique pour se conformer aux attentes du public de l’époque baroque.  Insensible aux supplications de son épouse Storgé comme à celles de Hamor, le fiancé de la malheureuse Iphis, Jephté est déterminé à se conformer à la volonté divine malgré son immense douleur. Au moment où le sacrifice doit s’accomplir, un ange apparaît : Iphis vivra mais elle devra consacrer sa vie à Dieu en demeurant toujours pure et vierge. La jeune fille est sauvée in extremis par l’intervention d’un ange comme Isaac qui devait lui aussi être immolé par son père Abraham.

Pour donner une consistance plus humaine à son drame, Morell a imaginé trois personnages essentiels : Storgé, la femme de Jephté ; Zebul, son demi-frère qui l’a aidé à prendre la tête des armées israélites ; et Hamor, le fiancé d’Iphis. Figure maternelle d’une puissance dramatique rarement égalée, Storgé s’inscrit dans la lignée d’Andromaque et de Cassandre, personnages féminins en proie à une douleur extrême nourrie de lucidité et de pressentiments tragiques. « Péris toi le premier et que périsse tout l’univers » : c’est ainsi que Storgé se révolte contre l’intransigeance de son mari. Un air bref et furieux précède le poignant quatuor de l’acte II, « Epargne ta fille ». Les supplications de Storgé, d’Hamor et de Zebul se déploient en instaurant un parfait contraste rythmique et mélodique avec le chant de l’inflexible Jephté, attaché à respecter son serment. Dans ce quatuor d’une grande intensité dramatique chaque protagoniste est subtilement caractérisé. Haendel excelle à mettre en lumière la souffrance et l’humanité de ses personnages confrontés aux mystères et aux rigueurs de la volonté divine.

« Tout ce qui est, est juste »

Le manuscrit de Jephta nous révèle comment Haendel a cherché à s’approprier le livret de Thomas Morell sans hésiter à en modifier plusieurs passages afin d’en enrichir la signification. Ainsi en est-il du grand chœur sur lequel se termine l’acte 2 : « Qu’ils sont obscurs, Seigneur, tes décrets, impénétrables pour l’œil humain » ; le texte de Morell se refermait sur un lieu commun en conformité avec l’esprit de résignation cher au chrétien. Haendel lui a substitué un vers du poète anglais Alexander Pope (1688-1744) : « Whatever is, is rigth » (« Tout ce qui est, est juste »). La méditation sur la fragilité du bonheur humain soumis aux vicissitudes d’une destinée indéchiffrable ne conduit pas à l’acceptation aveugle de l’inacceptable mais à la lucidité et au courage des Stoïciens. Le chœur commence dans une atmosphère sombre qui invite à plier devant l’adversité, puis l’angoisse et la fragilité humaine prennent la forme d’un mouvement fugué jusqu’à ce que l’évidence s’impose sur deux simples accords martelés : « Whatever is, is rigth ». La nécessaire soumission au destin est le leit-motiv de Jephta. Au troisième acte, on trouve un très rare quintette vocal composé d’Iphis, Hamor, Storgé, Jephta et Zebul. Leurs voix se mêlent peu à peu à celles du chœur pour entonner un alleluia final. Cette fin semble symboliser une réconciliation générale dans l’apaisement, comme il s’en trouvera souvent chez Mozart.

La détresse d’un père

Ce drame de la fatalité et de l’obéissance éclairée multiplie les effets de contraste entre l’allégresse d’un bonheur insouciant et la détresse de l’homme pris au piège d’un malheur incompréhensible.

Jephtha

Entourée de ses suivantes, Iphis s’avance pleine d’innocence au-devant de son père ; la jeune fille s’abandonne au rythme enjoué et dansant d’une gavotte – qui se brise face à l’effroi de son père : « Horreur ! Désastre ! Cette cruelle musique écorche mes sens révoltés ». Haendel semble projeter sa propre souffrance dans celle de Jephté qui se raidit devant l’injustice du malheur en choisissant le courage et la détermination. Tout aussi déterminée, Iphis renonce à son amour naissant et à un avenir radieux pour que s’accomplisse le vœu de son père.

« Ta bonté, enfant, perce le cœur saignant d’un père ». Ce qui émeut le plus Jephté, c’est la parfaite et simple résignation de sa propre fille qui marche fermement vers son destin. Haendel explore toutes les possibilités du récitatif pour traduire le désarroi et les déchirements de son personnage ; la « couleur musicale » devient le reflet saisissant de la « couleur psychologique ». Passionné par la peinture d’un Rembrandt dont il possédait deux tableaux, le musicien obtient ses plus profonds effets en appariant subtilement les couleurs mélodiques et orchestrales. Il fait ainsi reculer les limites du récitatif, un moyen d’expression qui semble peu propice à déployer les émotions les plus poignantes. Si la musique de Haendel nous séduit encore aujourd’hui, c’est bien grâce à l’originalité et à la beauté de ses multiples facettes qui la font se soustraire à toute tentative de classification.

Catherine Duault

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