Le Voyage dans la Lune à l'Opéra Comique : discussion avec Laurent Pelly entre la Terre et la Lune

Xl_laurent_pelly_interview_c__stefan_brion © (c) Stefan Brion

Ses spectacles tournent dans le monde entier, ses lectures scéniques deviennent rapidement des références. Quelques titres manquent encore au scintillant palmarès Offenbach du metteur en scène Laurent Pelly, après (dans le désordre et pour ne citer qu’eux) Les Contes d’Hoffmann (vus à Lyon), Orphée aux enfers, La Vie parisienne, La Belle Hélène, La Grande Duchesse de Gérolstein (chroniquée depuis Genève), ou plus récemment Barbe-Bleue en 2019 ! Qu’à cela ne tienne, l’Opéra Comique lui confie les manettes spatiales du Voyage dans la Lune (en coproduction avec l’Opéra National de Grèce). Le spectacle devait à l’origine être représenté en mai 2020 Salle Favart, mais les circonstances pandémiques ont reporté le projet à ce mois-ci, finalement capté pour une diffusion en septembre. Il s’agit également et surtout de la première « grande » production de la Maîtrise Populaire de l’Opéra Comique. Laurent Pelly nous raconte la Terre, la Lune, le monde.

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Opera Online : Comment s’est opéré le choix du Voyage dans la Lune ?

Laurent Pelly : Le choix a été déterminé par la Maîtrise Populaire. Sarah Koné (NDLR, fondatrice et directrice artistique de la Maîtrise Populaire) et Olivier Mantei (NDLR, directeur de l’Opéra Comique) souhaitaient une œuvre d’Offenbach, et parmi toutes celles que je connaissais, il fallait en trouver une qui puisse convenir à une distribution très jeune d’une part, avec un grand nombre de participants d’autre part, et dont le sujet convenait à de jeunes interprètes entre 8 et 25 ans. Chez Offenbach, beaucoup de choses sont grivoises ou très « adultes », donc j’ai tout de suite pensé au Voyage dans la Lune, plus poétique, que j’avais déjà dessiné à l’Opéra de Lyon en 2005. L’œuvre a été composée après la guerre de 1870, contrairement à La Belle Hélène, La Grande Duchesse de Gérolstein ou La Vie parisienne, donc la satire politique a un peu disparu. Ici, c’est Jules Verne, l’imaginaire et le rêve.

Le Voyage dans la Lune est votre deuxième opéra-féerie après Le Roi Carotte. Ce genre était lié aux évolutions techniques de la fin du XIXe siècle, comment définiriez-vous ce genre ?

Un opéra-féerie était ce qui ressemblerait à un blockbuster de cinéma aujourd’hui : un ouvrage incroyable avec beaucoup de décors, d’interprètes, de costumes et d’effets magiques. On peut presque tout faire à l’opéra aujourd’hui, mais les opéras-féeries nécessitent d’être réinterprétés parce que les maisons n’ont plus les moyens de s’engager dans de telles productions ! Pour Le Roi Carotte, j’ai pu faire à peu près 60% de ce qui était écrit. Quand on voit la maquette de l’époque, ça paraît aujourd’hui impossible ! L’avantage de ce projet avec la Maîtrise, c’est le grand nombre de participants : ils sont une cinquantaine sur scène, et ils étaient même à l’origine une centaine avant les contraintes sanitaires.

Quelle est la pertinence de monter un opéra-féerie en 2021 ?

« Même si c’est totalement fantaisiste dans l’œuvre, c’est forcément très évocateur à l’époque actuelle d’entendre que “la Terre est irrespirable”. »

Que ce soit sur un opéra-féerie ou n’importe quelle œuvre « ancienne », il y a une réflexion à avoir sur la pertinence de monter ces ouvrages aujourd’hui. Le Voyage dans la Lune raconte l’histoire d’un fils un peu désabusé qui refuse la couronne de son père. Il rêve d’inconnu et insiste pour aller sur la Lune parce qu’on lui dit que c’est impossible. Grâce à sa détermination, on lui invente un obus pour l’y envoyer avec son père et un savant. Et même si c’est totalement fantaisiste dans l’œuvre, c’est forcément très évocateur à l’époque actuelle d’entendre que « la Terre est irrespirable ». Agathe Mélinand a fait un travail titanesque d’adaptation, au vu de la quantité de texte, très difficilement représentable aujourd’hui, et a dû jouer avec le fait que les interprètes soient très jeunes.

Justement, que pouvez-vous nous dire sur l’adaptation que vous avez faite de l’œuvre ?

On a imaginé deux mondes distincts pour la Terre et la Lune. La Terre est un monde d’enfants et d’adolescents, avec un vieux roi – Franck Leguérinel, le seul chanteur professionnel du spectacle –, qui vit dans une décharge de plastique. Elle est donc représentée par un amoncellement de plastique coloré, ce qui est à la fois joyeux et terrible. Sur la Lune, la scénographie est très épurée, avec des costumes délirants sur le thème de la sphère. Agathe Mélinand y a aussi inventé une population extrêmement jeune ; le roi de la Lune a même une fille de son âge. C’est de la fantaisie pure, avec toutes les choses prises à l’envers. Et surtout, les gens de la Lune ne connaissent pas l’amour. Les Terriens amènent l’amour sur la Lune avec tout ce que cela a de positif et de compliqué.

Avez-vous vu une dimension écologique en filigrane de l’œuvre ou y avez-vous pensé parce c’est un sujet qui concerne les jeunes générations, et a fortiori la Maîtrise ?

On voulait s’identifier aux jeunes générations, et c’est évident qu’il y a des mots qui résonnent. Dans la première scène, à la grande fête organisée par le roi Vlan sur Terre, le chœur chante : « Quelle splendide fête, ici l’on apprête. Regardons, admirons ! Pour sûr, c’est nous qui la paierons ». Et quand des enfants disent cela au milieu d’une décharge de plastique, cela sonne de manière très brutale, mais malheureusement réaliste.

L’Opéra de Lille vient d’obtenir une certification ISO pour sa politique en matière de développement durable, l’Opéra Comique va réutiliser les décors utilisés dans Roméo et Juliette de Shakespeare à la Comédie-Française pour sa production de Roméo et Juliette de Gounod... Avez-vous des demandes qui vous sont faites en tant que metteur en scène sur l’aspect durable de vos productions ?

« J’ai signé une charte écoresponsable, pour ne pas utiliser certains matériaux, pouvoir réutiliser des costumes, pouvoir démonter des décors (...) »

Absolument. Le fait de réutiliser ou récupérer des choses dans les décors, les costumes, les accessoires, ne pas tout jeter et refaire à neuf à chaque fois, ce sont des sujets qui me préoccupent depuis longtemps. Je ne pense pas que l’opéra soit le secteur qui pollue le plus sur la Terre, mais c’est très intéressant d’y penser. Pour une production de La Voix humaine et des Mamelles de Tirésias à Glyndebourne la saison prochaine, j’ai signé une charte écoresponsable, pour ne pas utiliser certains matériaux, pouvoir réutiliser des costumes, pouvoir démonter des décors et les séparer en matériaux divers pour une réutilisation future. Mais la discussion devrait aussi s’étendre à d’autres sujets, notamment aux mails dont on abuse, et qui sont bien plus polluants qu’un décor d’opéra.

C’est la première fois que vous travaillez avec un plateau presque uniquement constitué d’adolescents non-professionnels. Quelle approche avez-vous eue avec eux ?

Les répétitions du Voyage dans Lune © Stefan Brion
Les répétitions du Voyage dans Lune © Stefan Brion

Quand on m’a proposé le projet, c’était justement l’idée de transmission qui m’intéressait. Je sortais d’une production de Lucia di Lammermoor avec des stars, à la Wiener Staatsoper, donc complètement l’inverse. Pendant les répétitions, je travaille comme avec des interprètes « classiques », mais il y a toute une part de pédagogie au niveau du jeu, de la tenue sur scène, même musicalement, au niveau du chant. J’ai fait plus d’une dizaine de productions d’Offenbach avec Agathe Mélinand et la décoratrice Chantal Thomas. C’est un répertoire qu’on connaît bien et qu’on veut partager. Je me concentre beaucoup sur la diction, sur ce qu’on entend, sur la façon dont cela est dit et transmis, comment cela arrive dans l’oreille du spectateur. Tous les enfants sont vraiment motivés et contents de faire ça, c’est une très grande expérience. Le seul regret, c’est qu’on ne jouera pas devant un public, et l’apport du public est très important dans ce type d’ouvrages. Il y a toujours un dialogue dans les réactions, les applaudissements à la fin des airs, et le rire, très important. J’espère qu’on arrivera à refaire le spectacle avec la même équipe, malgré le nombre d’interprètes. Le spectacle sera repris en septembre 2022 à Athènes, mais le chœur – une maîtrise également – et les interprètes principaux seront différents.

De façon plus générale, comment adaptez-vous avec Agathe Mélinand les textes parlés à l’opéra ?

C’est assez variable en fonction de l’ouvrage. J’ai fait beaucoup d’ouvrages comiques avec Agathe. Son travail est surtout un travail rythmique, qui s’approche de la musique. Il est nécessaire car beaucoup d’opéras-comiques ou d’opéras bouffes sont joués sur des plateaux immenses ou dans des salles très grandes. Quand on joue La Fille du régiment à l’Opéra Bastille, au Metropolitan Opera ou à la Royal Opera House Covent Garden, on n’est pas dans un registre d’opéra-comique classique.

« Ce qui m’intéresse, c’est la transmission à un public d’aujourd’hui. »

Et les chanteurs d’opéra aujourd’hui ne sont pas forcément formés ou aguerris à la forme théâtrale. Sans oublier qu’on représente des ouvrages dont on n’a plus toutes les clés historiques, sociales et esthétiques. Ce qui m’intéresse, c’est la transmission à un public d’aujourd’hui. On a par exemple voulu avoir un traitement fort avec La Belle Hélène car les références du livret à l’éducation et à la Grèce sont plus difficiles à saisir à notre époque. Dans tout ce que j’ai pu mettre en scène, avec le temps, il y a des choses que je regrette maintenant de ne pas avoir bousculées un peu plus. D’autres ouvrages sont des chefs-d’œuvre et n’ont pas besoin d’être remis au goût du jour. Prenez, par exemple Falstaff, c’est une œuvre absolument parfaite, une adaptation presque plus shakespearienne que Shakespeare. Il n’y a pas une note de musique qui ne serve pas le théâtre, c’est éblouissant. Je suis un artisan au service de l’œuvre et non l’inverse. Les œuvres qui ont passé la barrière du temps n’ont pas besoin de nous pour exister. Je ne suis ni un archéologue du théâtre, ni un forcené de la relecture.

Le registre comique est généralement une affaire de rythme. Comment intégrez-vous généralement le rythme à votre travail ?

Pour la création d’une production, c’est forcément une collaboration étroite continuelle avec le chef. Je ne pourrais pas travailler tout seul dans mon coin. L’interprète a aussi son désir et ses possibilités, qu’il faut plus ou moins exploiter. J’aime bien les récitatifs parce qu’ils permettent de mettre la musique dans l’espace et dans le corps de l’interprète. Les impulsions et les rythmes m’imposent la mise en espace. C’est sur les reprises de productions que les choses peuvent être plus compliquées. Le chef impose parfois un tempo différent de ce qui a été fait à l’origine, ou des accents qui ne sont pas dans la mise en scène initiale. Si le chef décide de prendre plus rapidement un passage où la mise en scène est très lente, le rendu théâtral ne fonctionne plus.

Quelle est dans votre travail la différence majeure entre une captation télévisuelle et un spectacle avec public ?

« Pour la télévision, on vous demande d’être le plus efficace possible, rythmiquement parlant. (...) C'est contradictoire avec le travail qu'on peut faire pour un spectateur assis dans une salle (...) »

Avec Le Voyage dans la Lune, c’est la première fois que je travaille sur un spectacle destiné à être capté avant d’avoir passé l’épreuve du public. Il n’y a pas la tension qu’il peut y avoir devant une salle de 1000 places pleine qui réagit. L’étape avec le public, à la pré-générale, change le rythme d’un spectacle, surtout sur ce type d’ouvrages comiques avec du dialogue. Là, on va devoir rester sur le rythme des répétitions, tout sera enchaîné pour l’image, sans temps mort.

Pour la télévision, on vous demande d’être le plus efficace possible, rythmiquement parlant. Les réalisateurs demandent toujours s’il se passe quelque chose pendant l’ouverture parce que cela les ennuie de filmer la fosse d’orchestre. En 2001, sur Les Sept Péchés capitaux de Kurt Weill, j’avais été choqué par le montage car il n’y avait aucun plan de plus de 5 secondes. On m’avait dit que c’était pour que les spectateurs ne zappent pas. C’est contradictoire avec le travail qu’on peut faire pour un spectateur assis dans une salle, qui fait son montage lui-même et qui a le droit, s’il le veut, de rester fixe sur un personnage, une scène ou une séquence.

Cette saison, vous avez eu l’opportunité de présenter votre travail en Espagne, devenue terre promise du spectacle vivant en cette période de COVID : La Cenerentola au Palau de les Arts Reina Sofía en décembre, Les Contes d’Hoffmann au Gran Teatre del Liceu début 2021, puis Viva la mamma au Teatro Real à venir en juin. Est-ce une bouffée d’air frais de savoir que les productions ont lieu ?

C’est même un privilège, en ce moment ! Les contraintes sanitaires y sont cependant draconiennes. On répète masqué, on est testé très souvent, mais on peut jouer en jauge réduite. L’Espagne vivra aussi moins durement les complications de planning que les autres pays. Les projets annulés ou initialement prévus l’année prochaine, voire dans deux ans, sont encore repoussés voire annulés, parce que ça se bouscule au portillon avec les reports. C’est donc pour cela que je suis très heureux de faire Viva la Mamma à Madrid. En plus, c’est une pièce très drôle que j’adore, et qui fait particulièrement du bien en ce moment. En tout cas, si tant est qu’on puisse rejouer un jour, les prochaines années vont être très occupées !

Propos recueillis par Thibault Vicq le 14 avril 2021

Crédit photo © Stefan Brion

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