Fabienne Conrad : « Faire pleurer une salle, c’est magique ! »

Xl_2018-fabienne-conrad-_christineledroitperrin-md-78941-1200x800 © DR

A l'image de son confrère François Lis interviewé la veille, l'emploi du temps de la soprano française Fabienne Conrad s'est réduit comme peau de chagrin, et la dernière fois que nous avons pu l'applaudir sur une scène, c'était lors de la dernière édition de Musiques en Fête ! Mais ce temps de repos forcé pour les artistes est une bonne raison pour Opera-Online d'aller à leur rencontre et de  leur donner le loisir de s'exprimer. Aussi talentueuse que passionnée - et pleine de projets variés -, nous ne regrettons pas notre choix d'avoir tendu notre micro à cette merveilleuse artiste !

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Opera-Online : Comment le chant et la musique sont-ils entrés dans votre vie ?

Fabienne Conrad : La musique, très tôt… Le chant, beaucoup plus tard ! J’ai commencé le piano avant même d’apprendre à lire. Après mon Prix de Piano du CRR de Dijon, mon professeur tenait à ce que je poursuive dans cette voie, mais pour moi, ce n’était pas un « vrai métier » ! (rires). J’ai préféré opter pour les Sciences Politiques. Le piano est resté, mais… en sourdine. Le chant n’était pas encore là. En revanche, la scène, oui : je rêvais de tragédies de Racine - la beauté de la langue, le rythme, le drame… ce n’était pas si loin de l’opéra, finalement. Mais l’association théâtre de Sciences Po ne montait pas ce genre d’œuvres. Et puis j’adorais West Side Story de Bernstein. J’étais un peu timide, je n’avais jamais chanté… et pourtant j’ai décidé de le monter ! J’ai mis en scène, auditionné des étudiants venus d’un peu partout, géré toute la conception et la publicité, chanté le rôle de Maria…  Je ne sais pas quelle force mystérieuse m’a poussée à cela. C’était le premier spectacle musical donné dans cette école. Depuis, il y a une association qui en monte chaque année : je suis très heureuse d’avoir semé cette petite graine là-bas.  Et puis… il se trouve que la basse Jacques Mars de l’Opéra de Paris était présente à l’une des représentations. Je vois encore ses yeux écarquillés, sidérés d’entendre que je n’avais jamais pris de cours de chant lyrique, sa silhouette imposante venir me dire qu’il fallait absolument que je chante de l’opéra… Quelques années après, je l’ai appelé, j’ai pris mes premiers cours avec lui et tout est allé très vite.

Quel est le premier opéra qui vous a marqué sur scène et celui que vous avez interprété sur scène ?

Le Trouvère à l’Opéra de Paris - avec Sondra Radvanovsky, Dolora Zajick et Roberto Alagna -, dans une mise en scène de Francesca Zambello, et dirigé par Maurizio Benini. Je me souviens de chaque instant, de chaque image, du deuxième air qu’elle chantait à genoux sous la neige… J’étais émerveillée, émue aux larmes et me suis demandé comment j’avais pu passer à côté de l’opéra et de tant de beauté ! Un petit coup de foudre… Le premier que j’aie joué sur une scène d’opéra, c’est La Traviata… Un cadeau magnifique pour une soprano, et un challenge aussi : commencer par Violetta, ce rôle mythique et sublime. Depuis, il m’a accompagnée presque chaque saison…
Voilà ce dont j’avais le souvenir… Et pourtant… C’est vraiment amusant que vous me posiez cette question car, tout récemment, lors des grands rangements qu’a permis la crise sanitaire, a surgi des greniers familiaux un dessin d’enfant complètement oublié. Je l’avais fait après être allée voir Les Noces de Figaro avec ma classe. Au dos du dessin, qui représentait une chanteuse lyrique, il était écrit : « Plus tard, je voudrais être chanteuse d’opéra ». Souvenir complètement enfoui… Rêve d’enfant occulté mais… réalisé puisque j’ai même chanté la Comtesse dans les Noces de Figaro ! Comme disait Jung : « La vie est un chemin initiatique à la découverte de soi-même et du monde »…

Comment travaillez-vous ? Avec un pianiste, ou en vous accompagnant au piano ?

Je peux m’accompagner, bien sûr… Cela me permet d’apprendre très vite, mais aussi de chercher des couleurs, la ligne idéale, l’intention, sans chanter à pleine voix… C’est très intéressant car on porte alors naturellement son attention sur l’ensemble de la musique, sa direction, l’expression, le texte… On trouve de nouvelles choses, on ressent mieux encore les changements d’harmonie qui doivent provoquer des changements de couleur vocale…
Mais le cœur de mon travail est bien sûr avec des pianistes/chefs de chant, selon le répertoire, comme Antoine Palloc, Kira Parfeevets, Anastasia Pozdniakova Hélène Blanic, Irène Kudela, Qiaochu Li... Avoir une oreille extérieure, musicale et stylistique est fondamental. L’interprétation finale est d’ailleurs le fruit d’un travail d’équipe : avec le coach vocal, le chef de chant, le chef d’orchestre, les partenaires, et même le metteur en scène. Par exemple, quand j’ai fait ma prise de rôle dans les trois sopranos des Contes d’Hoffmann, Frédéric Roels souhaitait que les chœurs soient des poupées saccadées et qu’Olympia soit la seule suffisamment perfectionnée pour se mouvoir de façon fluide. J’ai donc opté, en accord avec le chef, Jonas Alber, pour une interprétation plus legato, plus fluide. Bien sûr, sur d’autres productions, avec Florian Lutz en Allemagne ou Nicola Berloffa à l’(Opéra de Saint-Etienne], j’ai suivi des options différentes. C’est cela qui est passionnant dans ce métier. Il y a toujours de nouvelles subtilités à trouver, rien n’est jamais à l’identique.
Bien sûr, quand on doit apprendre un rôle en urgence, c’est différent. Quand j’ai fait ma prise de rôle dans Madame Butterfly en une semaine ou certaines créations contemporaines, j’étais contente d’avoir un solide bagage musical et d’être très autonome !

Votre interprétation de la prière de Maria Stuarda au dernier Musiques en Fête à Orange nous a beaucoup plu et touchés. Vous aimez chanter du belcanto ?

Merci beaucoup… C’est un air somptueux. Oui, j’aime beaucoup chanter du belcanto, et ma voix aussi ! Cela demande une excellente maîtrise du souffle, un legato extrême et surtout de la souplesse. Ce sont des caractéristiques plutôt naturelles de ma voix, mais qu’il faut sans cesse améliorer, pousser plus loin. La facilité pour les aigus pianissimi ou piqués est aussi un atout majeur dans ce répertoire. J’ai ainsi eu le bonheur de chanter le rôle-titre de Lucia di Lammermoor en version concert. Mais au-delà de ces aspects techniques, le mélange de personnages dramatiques et d’une ligne de chant très pure est tout à fait passionnant. Ce contraste permet un travail très riche sur les couleurs et le texte, et une grande intensité en scène.
J’ai surtout eu la chance d’incarner ma première Norma et de prendre la mesure de ce rôle périlleux. Comme avec Violetta, Mimi ou encore le Requiem de Verdi, qui m’accompagnent régulièrement, j’ai senti une forme d’évidence intérieure, de « rencontre ». Parfois il y a des rôles plus « simples » en apparence mais dans lesquels, bizarrement, on se sent moins bien. Comme des vêtements, ils sont juste moins faits pour vous. On m’a d’ailleurs souvent confié des rôles à plusieurs facettes, et j’adore travailler l’évolution et les contrastes d’un personnage. Bref, depuis cette expérience, je sais que, comme certains autres opéras jusqu’ici, Norma va m’accompagner dans l’avenir.
Quant à la trilogie des reines donizettiennes, elle est tout simplement fascinante tant vocalement que théâtralement. J’espère que j’aurai un jour l’occasion de les interpréter sur scène, comme Les Puritains ou Il Pirata… Ce n’est pas si souvent programmé en France, mais on m’a récemment proposé Anna Bolena à l’étranger. Cela ne s’est pas encore concrétisé à cause de la pandémie, mais... je suis prête !

On se rappelle également vous dans une incarnation très convaincante de Eliza Doolitle (My fair Lady de Loewe) à l’Opéra de Reims. La comédie musicale est aussi un de vos centres d’intérêt ?

Voilà justement un rôle tout en évolution et en contrastes, qui fait rêver beaucoup d’actrices ! Paul-Emile Fourny m’a fait un très beau cadeau en me le confiant : il a ouvert la part de comédienne qui était en moi. Incarner Eliza était réellement jouissif ! Et puis l’atmosphère sur le plateau, entre les artistes, est très différente dès lors qu’il s’agit d’un spectacle plus léger ou de comédie musicale. C’est toujours un moment particulier, de joie, de rires, de recherche de comique de situation et donc de travail éminemment collectif, avec des artistes variés, comédiens, danseurs, claquettes… J’ai énormément appris au contact de Georges Beller par exemple, extraordinaire comédien, mais aussi mime, rompu à l’exercice du théâtre de Boulevard. Faire pleurer une salle, c’est magique et c’est ma vie. Mais j’avoue que faire rire une salle, c’est addictif… et ça n’a pas de prix !
Pour toutes ces raisons, j’aime beaucoup la période des fêtes qui me donne souvent l’occasion de travailler dans un répertoire plus « léger ». Bien entendu, ma voix est davantage faite pour les opérettes viennoises… La Veuve Joyeuse, La Chauve-Souris, Comtesse Maritza, Le Pays du Sourire… Bref, la comédie musicale pure me plaît, par goût, mais ce n’est pas là que ma voix et mon évolution artistique me mènent a priori. Je suis en revanche loin d’être hostile au cross-over ou aux incursions ponctuelles bien choisies dans d’autres styles musicaux.

Comment se présentent les choses pour vous après un an de pandémie ?

Les hasards de la programmation et l’évolution de ma voix faisaient de mon année 2020 un cru très italien, essentiellement puccinien. Après Liù, que j’ai effectivement incarnée à l’Opéra de Stara Zagora en Bulgarie, arrivaient Mimi, Lauretta et Suor Angelica, puis Butterfly et ma toute première Tosca. Presque tout cela était à l’étranger et a été purement et simplement annulé. Quelques productions sont heureusement reportées à la saison prochaine ou aux suivantes. J’ai bien sûr continué à travailler ma voix et ces rôles. Mais j’en ai aussi profité pour réaliser des projets que j’avais en tête depuis plusieurs années. J’ai mis en place une société de production et une association « Opera is in the air », au sein desquelles j’ai travaillé à plusieurs projets :
          - Le premier sort d’ici quelques jours, courant mars : il y aura du son, de l’image, de la vidéo, de la voix… et de l’Opéra, bien évidemment ! Vous pourrez le découvrir très bientôt via les réseaux sociaux et sur youtube.
        - Le second projet est un spectacle qui sera créé en Juillet 2022 à l’Arena Loire dans le cadre du Festival de Trélazé que je remercie de sa confiance. Je suis entourée d’une équipe d’artistes incroyables qui sont partis avec moi dans ce pari très audacieux. Je suis très heureuse de leur enthousiasme et très impatiente de vous les présenter !
          - Enfin j’ai eu la chance de rencontrer Mikhael Piccone, du Collectif d’Artistes Lyriques et Musiciens pour la Solidarité, qui organise des concerts lyriques au profit d’associations caritatives. Je tenais à apporter ma contribution à des projets sociaux depuis longtemps, et le fonctionnement du CALMS comme la cause de cette année contre les violences faites aux femmes m’ont particulièrement interpelée. C’est une très belle rencontre. Je participe donc autant que possible à l’organisation des concerts qui auront lieu à l’Opéra de Massy, de Marseille, d’Avignon et de Nice en juin prochain et je suis très heureuse que des collègues formidables nous rejoignent chaque jour un peu plus.

Du coup, quelles sont vos prochains projets ? Et quels sont les rôles d’opéra que vous espérez chanter dans l’avenir ?

Il est difficile de donner des échéances précises en ce moment… Au vu de la situation, c’est a priori les festivals d’été qui reprendront les premiers, notamment les structures plus légères : Madame Butterfly en juillet, Don Giovanni en version de concert, puis des concerts Verdi autour de La Traviata et du Trouvère conçus par Alain Duault avec une superbe équipe de chanteurs, puis les premiers reports : ma première Tosca en tournée en France, Mimi et Violetta en Allemagne et en Bulgarie, le Requiem de Verdi à Paris. Dans L’Auberge du Cheval Blanc à l’Opéra de Lausanne, je retrouverai notamment Julien Dran et Mathias Vidal, avec qui j’ai partagé la scène à l’Opéra de Leipzig, sous la direction de Jean-Yves Ossonce. J’ai aperçu la scénographie magnifique de Bruno de Lavenère : c’est très élégant, profond et poétique… Cela embellira les fêtes 2021, je m’en réjouis ! Les reports ne sont pas encore tous gravés dans le marbre donc la suite est en construction.
Je ne manque pas de rêves, d’autant que mon expérience d’enfant m’a plutôt réussi dans ce domaine ! (rires) Il y a d’abord les rôles que j’aimerais chanter à nouveau : Mimi, Madame Butterfly, Norma, Violetta bien sûr, mais aussi du répertoire français comme Thaïs, ou Manon de Massenet que j’ai déjà interprétée dans la mise en scène de Vincent Boussard à l’Opéra National de Lituanie. Et en termes de prises de rôle, le répertoire belcantiste dont je vous parlais bien sûr, mais aussi Rusalka de Dvorak ou Elettra dans Idomenée de Mozart. Et puis il y a les Verdi que je chante déjà souvent en concert et qui se dessinent pour les saisons à venir : Luisa Miller, Elisabetta, Amelia du Bal Masqué… que je devais aborder en 2021 et qui ont été annulées, et… Leonora du Trouvère que j’ai chantée en version concert. Ce serait un bel hommage à mon premier coup de foudre lyrique…

Propos recueillis en février 2021 par Emmanuel Andrieu


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