Umberto Giordano, l’auteur d’un seul chef-d’œuvre

Xl_umberto-giordano © OOL

Nous nous intéressions récemment au vérisme à l’opéra. Umberto Giordano, dont on se souvient principalement aujourd’hui pour avoir composé Andréa Chénier (mais aussi des œuvres un peu moins connues, comme Fedora ou Siberia), en est sans doute l’un des principaux représentants. Nous revenons sur la vie de cet « auteur d’un seul chef-d’œuvre » et sur son influence sur le monde de l’opéra.

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Que savons-nous d’Umberto Giordano ? Qui est-il ce compositeur dont le nom s’est effacé devant celui de son seul chef-d’œuvre, Andréa Chénier, l’un des opéras les plus représentatifs de ce qu’on a appelé le vérisme ? Giordano a remporté le triomphe qui lui permet d’inscrire son nom au Panthéon des grands compositeurs italiens. Les ténors les plus prestigieux vont s’emparer du rôle-titre : Enrico Caruso, Beniamino Gigli, Franco Corelli, Mario Del Monaco, et plus près de nous, Placido Domingo ou Jonas Kaufmann. Tous souhaiteront incarner le célèbre poète français mort sur l’échafaud à l’âge de trente-deux ans. A la courte destinée de Chénier s’oppose la longue vie d’Umberto Giordano qui recouvre une des périodes les plus riches et les plus terribles de l’histoire européenne. Quand l’auteur d’André Chénier naît en 1867, Verdi donne son Don Carlos et Gounod son Roméo et Juliette. Quand il s’éteint en 1948,quatre-vingt-un ans plus tard,deux guerres mondiales ont propagé l’horreur et la désolation en provoquantdes millions de morts. Dix ans auparavant, Alban Berg a révolutionné l’art lyrique avec Lulu, critique d’un monde en décomposition que les « véristes » n’auraient certainement pas reniée.

Comment Apollon triomphe d’Esculape

Umberto Giordano voit le jour le 28 août 1867 à Foggia, une ville située dans la région des Pouilles. Le père d’Umberto est pharmacien et il souhaite ardemment que son fils devienne médecin. Mais Umberto ne se sent guère attiré par Esculape et sa science médicale : il préfère suivre Apollon, le dieu musicien et poète, environné de ses muses. Alors comment se soustraire aux exigences paternelles ? C’est un ingénieur du nom de Gaetano Briganti qui va devenir le dieu « tutélaire » d’Umberto en décelant et en favorisant ses prédispositions pour la musique et le théâtre. En 1880, soutenu et encouragé par Briganti, le jeune garçon parvient à vaincre les réticences de son père qui l’autorise à s’inscrire au Conservatoire napolitain de San Pietro a Majella. L’établissement a accueilli autrefois Vincenzo Bellini (1801-1835) comme étudiant, et Gaetano Donizetti (1797-1848) comme professeur. Umberto commence par fréquenter le conservatoire en tant qu’élève externe jusqu’en 1882, année où il remporte brillamment le concours d’entrée.


Umberto Giordano ; © DR

Durant cette période de formation le jeune musicien a pour professeur Paolo Serrao (1830-1907) et pour condisciples Ruggiero Leoncavallo (1858-1919) et Francesco Cilea (1866-1950). Tous ces jeunes artistes se tourneront naturellement vers le théâtre lyrique et deviendront d’éminents représentants de la « giovane scuola » italienne, et du nouveau style « vériste ». Cilea s’illustrera avec Adriana Lecouvreur (1902) et Leoncavallo avec Paillasse (1892). Le catalogue des œuvres de Giordano compte peu d’œuvres en dehors des opéras : on y trouve une vingtaine de mélodies, quelques pièces pour piano, un quatuor à cordes, une musique de scène pour Cesare de Forzano, un ballet, L’Astro magico, et une seule œuvre  symphonique à retenir, Piedigrotta.

Au cours d’une visite, l’inspecteur général des conservatoires remarque l’éminent talent de Giordano qu’il félicite publiquement pour l’une de ses Fugues à cinq voix. Or, cet inspecteur n’est autre que le compositeur Arrigo Boito (1842-1918), l’auteur de Mefistofele (1868). L’historien et critique musical Francesco Florimo (1800-1888) distingue également le jeune musicien. Il va lui permettre d’assister gratuitement aux représentations du prestigieux San Carlo tout en l’initiant au style de l’école napolitaine dont le principal représentant était Saverio Mercadante (1795-1870). A vingt-trois ans, après avoir bénéficié d’une solide formation et de précieux conseils, Giordano quitte le Conservatoire de Naples, diplôme en poche.

Un échec prometteur

En 1888, Umberto Giordano décide de participer au concours organisé par l’éditeur milanais Edoardo Sonzogno (1836-1920), grand rival de la fameuse maison d’édition Ricordi et propriétaire du Teatro Lirico. C’est la deuxième édition de cette initiative destinée à favoriser l’éclosion de nouveaux talents parmi les jeunes compositeurs italiens. Il s’agit de composer un opéra en un acte respectant le meilleur de la tradition italienne sans toutefois méconnaître les nouvelles perspectives de l’art lyrique... Vaste programme dont l’apprenti compositeur mesure bien les difficultés. Giacomo Puccini (1858-1924), qui avait présenté Le Villi lors de la création du concours en 1883, avait essuyé un échec.


Pietro Mascagni ; © DR

Soixante-treize partitions sont adressées au jury qui compte parmi ses membres Amintore Galli (1845-1919), critique musical très influent et brillant pédagogue, occupant la fonction de directeur artistique auprès de Sonzogno. Si Giordano n’a pas le plaisir de remporter la palme avec sa Marina, il a la satisfaction d’attirer l’attention de Galli. Giordano obtient une sixième place au concours qui voit triompher Pietro Mascagni (1863-1945) avec Cavalleria rusticana, un ouvrage appelé à marquer une date dans l’histoire de l’opéra. Basé sur un fait divers simple et violent destiné à frapper le public comme un coup de poing en plein cœur, Cavalleria rusticana devient le fer de lance du renouveau du théâtre lyrique incarné par ce courant artistique qu’on appelle le « vérisme musical ».

Si Marina reste inédit, ce premier essai permet à Giordano de faire une incursion prometteuse dans le monde lyrique. Amintore Galli a décelé le talent du jeune homme et il impute à la médiocrité du livret l’échec d’un premier opéra qui présente selon lui, une musique « forte, tranchée, originale », annonçant « l’affirmation d’un très brillant génie ».

Des échecs dévastateurs

Après le formidable succès de la création de Cavalleria rusticana en mai 1890, Sonzogno espère bien trouver un autre talent parmi les jeunes artistes réunis à l’occasion de son concours. Et son choix se porte sur Giordano auquel il commande un opéra en trois actes, Mala vita, créé le 21 février1892 au Teatro Argentina de Rome. Le sujet, un tuberculeux qui tombe amoureux d’une prostituée, fait scandale car jugé d’un réalisme trop brutal. L’accueil est des plus mitigés même si l’ouvrage poursuit sa carrière jusqu’à Vienne. Nous sommes au cœur du « vérisme » mais peut-être pas dans le meilleur et Mala vita sombre vite dans l’oubli.

Quoi qu’il en soit, Sonzogno renouvelle sa confiance à Giordano. Un nouvel ouvrage est envisagé avec les librettistes de Cavalleria rusticana, Guido Menasci et Giovanni Targioni-Tozzetti. Le 5 mars 1893, Regina Diaz est créée au Teatro Mercadante de Naples. C’est un nouvel échec qui semble devoir précipiter la fin d’une courte carrière ! Cette fois, Sonzogno met un terme à sa collaboration avec Giordano qui envisage de se reconvertir en chef de musique militaire ou, pourquoi pas, en maître d’escrime… Le destin, heureusement, en décidera autrement.

« Donnez-moi un beau livret et je prendrai personnellement la responsabilité du succès musical » : c’est la demande que Giordano adresse au librettiste Luigi Illica (1857-1919), le complice de Puccini. Après une série d’échecs dévastateurs, Giordano est décidé à jouer son va-tout avec un nouvel ouvrage, Andrea Chénier. Il sait qu’il tient sa dernière chance mais il reste confiant car il a conscience que l’hostilité du public à son égard vient du rejet d’intrigues médiocres ou trop dérangeantes, alors que sa musique a toujours reçu un accueil positif.

La vie est un roman

Les circonstances qui entourent la composition d’Andrea Chénier font irrésistiblement penser à un roman dans le plus pur style vériste. Giordano vit misérablement via Bramante à Milan. Sonzogno ne lui verse plus aucun secours financier et c’est dans une pièce qui sert de remise à un entrepreneur des pompes funèbres que le pauvre musicien entreprend l’écriture d’un opéra dont l’accueil doit définitivement sceller son sort. Mais Umberto reste serein au milieu des couronnes mortuaires en se refusant à y voir le moindre présage !

Il se plie de bonne grâce aux humeurs d’Illica, son brillant librettiste, tout en sachant que les vraies difficultés commenceront une fois la partition achevée, lorsqu’il faudra convaincre un directeur de monter l’ouvrage… Giordano se réconforte peut-être en se rappelant comment il a miraculeusement envisagé de se remettre au travail après le fiasco de Regina Diaz. Une des personnalités les plus en vue du monde musical, le riche baron Alberto Franchetti (1860-1942), compositeur influent et généreux, lui a cédé ses droits sur un projet qu’Illica lui avait promis, Andrea Chénier ! Voici enfin le livret que méritait le talent de Giordano ! L’influence de Franchetti et la présence d’un librettiste de l’importance d’Illica allaient-elles suffire à convaincre Sonzogno ? Galli qui avait pourtant cru au talent de Giordano s’oppose à l’aventure en tant que conseiller musical car il estime qu’Andrea Chénier est « irreprésentable ».

Nouvelle chance romanesque pour Giordano. Alors qu’il va trouver Mascagni pour le convaincre d’intercéder en sa faveur, il lui évite un terrible accident qui en fait définitivement son obligé. En tant que personnalité en vue, Mascagni est invité à l’inauguration du premier tramway électrique de Florence. Il s’apprête à monter à bord quand Giordano l’interpelle. Le tramway part sans Mascagni qui continue de discuter avec son ami. Or, quelques minutes plus tard, le tramway déraille en provoquant la mort de plusieurs passagers. Giordano avait sauvé Mascagni qui ne pouvait plus lui refuser de « sauver » sa carrière en convainquant Sonzogno de monter Andrea Chénier. L’éditeur met l’ouvrage au programme de la Scala avec une distribution éblouissante. Le 28 mars 1896, la première d’Andrea Chénier remporte un immense succès et la presse se montre enthousiaste. Le triomphe devient rapidement international. Giordano a enfin inscrit son nom dans l’histoire de l’opéra.

Quelques mois plus tard, Giordano épouse Olga Spatz, la fille du propriétaire du mythique Grand Hôtel de Milan qui a pour client régulier Giuseppe Verdi. Le « Maestro » a signé trois ans plus tôt son ultime chef-d’œuvre, Falstaff. On raconte que le futur beau-père de Giordano aurait consulté Verdi sur la réalité du talent musical du prétendant de sa fille avant de donner sa réponse. Après avoir soigneusement examiné la partition d’Andrea Chénier, Verdi aurait approuvé la demande en mariage… 

Situations extrêmes et sentiments passionnés caractérisent le livret de l’ouvrage solidement agencé autour d’un poète emblématique de la Révolution française, André Chénier (1762-1794). La marche inéluctable du poète vers sa condamnation à mort est propice à des embrasements lyriques dont on a parfois souligné les excès mais la puissance et la complexité des passions humaines est la trame même des opéras véristes dont Andrea Chénier est une très belle illustration.

L’après Andrea Chénier

Le succès considérable de ce qui devait rester l’unique chef-d’œuvre de Giordano lui permit de réaliser, quelques années plus tard, un de ses rêves les plus chers. Dès 1885, alors qu’il n’était qu’un obscur étudiant au Conservatoire, Giordano avait tenté de convaincre Victorien Sardou de lui céder les droits de Fedora, une pièce créée par Sarah Bernhardt en 1882. L’intrigue relate l’histoire d’une vengeance amoureuse dans la Russie de la fin du XIXème siècle.


Umberto Giordano, Gianna Pederzini et Galliano Masini lors d’une
représentation de Fedora à La Scala, 1941; © DR

En 1897, Sardou ne peut plus décliner la proposition d’un compositeur unanimement célébré, et il autorise la transposition de son ouvrage pour la scène lyrique. Giordano compose Fedora avec le souhait de mettre en valeur la grande soprano et actrice Gemma Bellincioni (1864-1950), véritable égérie du « vérisme ». L’opéra est créé le 17 novembre 1898 au Teatro Lirico de Milan. Le succès est immédiat. Sans doute doit-il beaucoup à la présence d’un jeune ténor promis à un bel avenir, un certain Enrico Caruso (1873-1921), qui connaît là son premier grand triomphe en créant le rôle de Loris. Fedora part rapidement à la conquête de toute l’Italie et poursuit sa marche triomphale en Argentine, en Allemagne, en France, et aux Etats-Unis. A Vienne en 1900, c’est Gustav Mahler lui-même qui dirige l’irrésistible Fedora.

Malheureusement le courant vériste commence à s’épuiser. Mascagni, Leoncavallo et Cilea, ses trois compositeurs emblématiques, sont les hommes d’un seul chef-d’œuvre. Giordano n’échappera pas à la règle. Après le succès de Fedora, qui va peu à peu disparaître du répertoire, Giordano compose encore six opéras mais ces nouvelles créations ne parviennent pas à ranimer la flamme : Siberia (1903), Marcella (1907), Mese Mariano (1910), La cena delle beffe (1924), Il Re (1929) sont aujourd’hui à peine mentionnés. Il Re suscite même un commentaire peu flatteur, révélateur de la fin de la carrière de Giordano : l’opéra est jugé « honnête » et ayant « tout pour être admiré, mais bien peu pour émouvoir ».

Madame Sans-Gêne, adapté de la pièce de Victorien Sardou, sera créé avec succès le 25 janvier 1925 au Metropolitan Opera de New-York sous la direction d’Arturo Toscanini. Bien que l’œuvre soit assez séduisante, elle est devenue elle aussi très rare. On peut encore évoquer pour mémoire Giove a Pompei (1921).

Un sillon lumineux

Il ne restait plus à Umberto Giordano qu’à jouir des plaisirs d’une retraite paisible et aisée. Le développement des nouvelles techniques d’enregistrement aura été sa dernière passion et il a participé à la fondation de la Discothèque nationale italienne. En 1940, Giordano perd sa femme. Il se remariera deux ans plus tard. En 1944, il est sollicité pour la commémoration du vingtième anniversaire de la mort de Puccini qui a lieu au Teatro Lirico, car la Scala n’est plus accessible après le bombardement de 1943. L’année suivante, en 1945, Giordano est profondément affecté par le silence qui entoure la mort de Mascagni, accusé de compromission avec le régime fasciste.

Victor de Sabata
Victor de Sabata

En janvier 1946, on fête les cinquante ans de la première d’Andrea Chénier. Giordano lui-même est au pupitre. Un an plus tard, c’est dans la Scala enfin reconstruite que l’ouvrage triomphe encore une fois. Puis vient l’année du quatre-vingtième anniversaire du compositeur. Cette fois on redonne Siberia. Janvier 1948 marque le dernier triomphe du vieux musicien. La Scala ressuscite Fedora avec Victor de Sabata à la baguette, Maria Caniglia dans le rôle-titre et Giacinto Prandelli en Loris. Affaibli par la maladie, Umberto Giordano décède le 12 novembre 1948. Il y a déjà vingt ans qu’il n’a plus rien écrit mais tout Milan suit son enterrement, et la Chambre et le Parlement observent le deuil.  

En 1905, les trois opéras les plus célèbres de Giordano, Andrea Chénier, Fedora et Siberia, avaient été donnés au Théâtre Sarah Bernhardt à Paris… dont l’impresario était Sonzogno ! L’infatigable éditeur organisait une sorte de petit festival italien au cours duquel il pouvait présenter un « échantillon » de son catalogue. A cette occasion, Camille Saint-Saëns lui adressa une lettre dans laquelle il évaluait en ces termes l’importance des opéras véristes : « Ce sont des opéras purement italiens dans leur modernisme. Peu importe qu’ils soient combattus, peu importe qu’ils ne soient pas totalement parfaits. Et d’abord, qu’est-ce qui est parfait ? Ils laissent derrière eux un sillon lumineux ».  

Catherine Duault

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