Purcell, l’Orphée anglais

Xl_henry-purcell © OOL

Dans le cadre du renouvellement de sa programmation, L'Opéra-Comique imagine « Miranda », une création lyrique confiée à la metteure en scène Katie Mitchell s’inspirant à la fois de Shakespeare (pour le rôle-titre, adapté du personnage de La Tempête) et de l’œuvre d’Henry Purcell pour la musique (Miranda s’appuie sur plusieurs pièces du compositeur).
Miranda prend ainsi la forme d’une œuvre hybride à la croisée du théâtre et de l'opéra (la raison d’être historique de l’Opéra-Comique) et à laquelle l’œuvre de Purcell fait tout particulièrement écho puisque le compositeur anglais a été l’un des principaux artisans du « théâtre musical » anglais, nous laissant plusieurs « semi-opéras » parfois déjà inspirés de Shakespeare (comme
The Fairy Queen). En attendant de découvrir Miranda sur la scène de l’Opéra-Comique avec Kate Lindsey dans le rôle-titre et dirigée par Raphaël Pichon, nous revenons sur la vie, l’œuvre et l’héritage d’Henry Purcell. 

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On a souvent coutume de présenter ironiquement Hector Berlioz comme « le plus grand musicien anglais ». On entend souligner ainsi le manque d’intérêt des Français pour un de leurs meilleurs musiciens, adoré par les Britanniques, tout en affirmant qu’il n’existe pas de grand compositeur anglais. C’est oublier un peu vite Henry Purcell (1659-1695), un des  noms les plus prestigieux de l’histoire de la musique, que la postérité devait célébrer comme l’« Orpheus Britannicus ». Cet Orphée anglais était passé maître dans l’art d’enchanter et de captiver son auditoire comme en témoigne son air le plus célèbre, celui que chante le Génie du Froid au troisième acte de King Arthur (1691) : « What Power art thou ». Nous avons tous entendu au moins une fois cette mélodie aussi fascinante qu’expressive, largement popularisée en 1978 par Molière, le film d’Ariane Mnouchkine, et surtout par Klaus Nomi, icône de la scène new wawe dans les années 1980. Cupidon fait sortir le Génie du Froid de son engourdissement sur une série de chromatismes au charme hypnotique qui aurait peut-être suffi à rendre Purcell immortel…   

La musique occupe toute la vie de ce compositeur qui partage avec Mozart le triste privilège d’être mort prématurément, dans sa trente-sixième année. Faisant preuve d’une curiosité et d’une inventivité hors du commun, Purcell explora tous les genres et tous les styles à travers les quelque cinq cents partitions qu’il eut le temps de composer avant de succomber à la maladie et au surmenage, à la veille de la Sainte-Cécile, patronne des musiciens. Qu’il s’agisse de musique sacrée ou profane, vocale ou instrumentale, Purcell s’impose par la grâce d’un langage musical apte à traduire toutes les passions humaines. Sa musique épouse aussi bien les nuances de la plus pure délicatesse que les éclats de la puissance en côtoyant les sortilèges du fantastique. Passant du lyrisme à l’humour, de la sensualité à la tendresse, de la poésie à la fantaisie, Purcell nous ouvre mille perspectives sonores. Mais c’est grâce à un seul ouvrage, Didon & Enée, que le musicien a acquis le titre de plus grand compositeur d’opéra anglais jusqu’à l’avènement de Benjamin Britten (1913-1976) trois siècles plus tard. Seul le Vénus et Adonis (vers 1683) de John Blow (1649-1707), professeur de Purcell, peut être considéré comme une annonce de l’apparition de Didon et Enée dans le ciel uniforme de la musique anglaise des XVIIème et XVIIIème siècles. Après de tristes années de censure politique qui ont entravé l’émergence de l’opéra en Angleterre, Purcell s’impose comme un grand dramaturge musical en s’inspirant des deux grandes nations musiciennes de son époque, l’Italie et la France. Le compositeur donne pour longtemps à l’opéra anglais son apparence singulière, faite de traditions anciennes et d’innovations résolument modernes.

Naître musicien dans un pays privé de musique

Nous savons peu de choses précises sur la vie d’Henry Purcell si ce n’est qu’il s’est entièrement consacré à la musique dès son plus jeune âge. Il voit le jour dans une famille de musiciens au terme d’une des périodes les plus troublées qu’ait traversées son pays. Le père du futur compositeur, Henry Purcell senior, et son frère, Thomas Purcell, sont venus tous deux s’établir à Londres à la fin des années 1630 pour entrer dans la maîtrise de la Chapelle royale. On perd leur trace durant la période des guerres civiles de 1642 et 1648. Après l’exécution publique du roi Charles 1er en 1649, le royaume d’Angleterre devient une république austère sous la férule de l’intransigeant Oliver Cromwell (1599-1658). Le lord-protecteur prétend établir une stricte doctrine puritaine dont les conséquences sont particulièrement néfastes pour le développement de la vie musicale. Cromwell rejette toute idée de plaisir : « Comment jouir de la gaité du printemps, comment supporter les théâtres et les spectacles quand on sent sur soi la griffe du diable, quand déjà vous atteignent les flammes de l’enfer ? ». Ce radicalisme, nourri par une foi sectaire, a conduit le Parlement à voter l’ordonnance du 2 septembre 1642 qui interdit toute représentation en fermant les théâtres et en dispersant les troupes de comédiens. En 1644, on démolit même le Globe, le célèbre théâtre de Shakespeare.


Oliver Cromwell

La disparition de la Cour entraîne celle des principales institutions musicales qui existaient dans son sillage. Les chœurs des cathédrales et des collégiales ne se réunissent plus. La plupart des orgues sont démontés ou même détruits et les musiciens sont contraints de pratiquer et d’enseigner leur art dans une semi-clandestinité. On prend l’habitude de faire de la musique en petite société, les Anglais préférant alors comme le note un observateur contemporain « jouer du violon chez eux plutôt que de sortir et de se faire assommer ». C’est dans ce contexte peu favorable à la musique que la famille Purcell s’établit vers 1650 dans la paroisse St Margaret de Westminster en attendant des jours meilleurs. Londres est désormais la capitale d’un pays traversé par des conflits politiques et religieux qui alimentent une violence latente dans un pesant climat de puritanisme.

Heureusement pour lui, Henry Purcell vient au monde en 1659 au moment où s’effondre le régime instauré par Oliver Cromwell. Le lord-protecteur est mort le 3 septembre 1658, et le Parlement a décidé de rétablir la monarchie des Stuart. L’Angleterre va retrouver peu à peu une certaine stabilité politique qui inaugure une nouvelle période d’effervescence artistique. La France et l’Italie font alors figure de modèle, mais l’appel de la nouveauté va se heurter au poids des traditions dans un pays depuis trop longtemps fermé aux influences artistiques extérieures. L’œuvre de Purcell sera le miroir de cette époque fortement contrastée.

À l’ombre de Westminster

Les premières années du jeune Purcell se déroulent dans une atmosphère d’émulation musicale au sein d’une famille de musiciens professionnels qui occupent de modestes postes de fonctionnaires musicaux. Le père est « gentilhomme de la Chapelle Royale », comme son frère Thomas, et maître de chœur à Westminster. Il initie très tôt ses fils à la pratique du chant et de la musique. Un des deux frères d’Henry, Daniel Purcell (1663 ?-1717) deviendra un compositeur reconnu.

La filiation d’Henry Purcell a fait l’objet d’un certain nombre de controverses. On a supposé que son oncle Thomas était son véritable père. Ce qui est certain, c’est que l’oncle prendra en charge l’éducation de son neveu après le décès de son père en 1664. Le jeune orphelin sera de nouveau confronté à la mort durant la grande peste de 1665-1666 qui décima une partie de la population londonienne. Il restera marqué par cet événement comme par le gigantesque incendie qui dévasta Londres dans les mois qui suivirent.             

Le quartier de Westminster où le jeune Henry vit avec ses parents et ses deux frères, est un lieu qui regroupe de nombreux musiciens. Les voisins de la famille Purcell s’appellent Christopher Gibbons (1615-1676), Henry Lawes (1595-1662) ou encore Henry Cooke (1616-1672). Mais on trouve aussi des poètes dans ce vivier musical et intellectuel où se croisent John Milton (1608-1674) le célèbre auteur du Paradis perdu, ou le jeune John Dryden (1631-1700), futur librettiste du Roi Arthur un des ouvrages phares de Purcell. Samuel Pepys (1633-1703), autre voisin prestigieux, mentionne le père de Purcell dans son fameux Journal.

Les années d’apprentissage

En 1664, à l’âge de cinq ans, Henry Purcell est engagé comme chanteur de la Chapelle Royale sous la direction du célèbre Henry Cooke (1616-1672). A la mort de Cooke, le jeune garçon devient l’élève de Pelham Humphrey (1647-1674) qui deviendra pour lui un véritable ami. Humphrey s’attache à initier ses élèves aux nouveautés du style français et italien.

En 1673, la mue étant intervenue, Henry doit renoncer à être enfant de chœur, et il devient l’assistant de son parrain, John Hingston, organiste responsable des instruments à clavier et à vent du roi. A quatorze ans, Purcell peut ainsi perfectionner sa connaissance des divers instruments tout en étudiant la composition. C’est de cette époque que date la première pièce du musicien qui nous soit parvenue. Il s’agit d’une chanson de veine populaire où le maniement des mots joue un grand rôle. Cette forme musicale, très en vogue à l’époque, est appelée « catch ». Purcell composera de nombreux canons et catches, ces chansons de taverne qui appartiennent à la tradition anglaise. Dans un registre très différent, le compositeur fera preuve d’un talent particulier pour faire chanter la langue anglaise à travers toute une série d’airs magnifiques. Dans ses chansons sur un « ground » (une basse obstinée), le chant acquiert une rare intensité dans sa poignante nudité. Les poètes et les musiciens l’admiraient pour cet art de la confession intimiste dont témoigne le célèbre « Ô Solitude ». Cet art a été magnifié au XXème siècle par les interprétations du contreténor Alfred Deller (1912-1979) qu’on a pu comparer à « un chanteur poète ». En 1950, le compositeur Sir Michael Tippett soulignait encore le rôle essentiel de Purcell dans la mise en musique des mots anglais.  

En 1674, après la disparition prématurée de Humphrey, John Blow prend sa succession à la Chapelle Royale. Il fait bénéficier le jeune Purcell de ses conseils amicaux et de son expérience de compositeur. La même année, Henry obtient son premier emploi rémunéré en devenant accordeur des orgues de Westminster. En 1675, alors qu’il est à peine âgé de seize ans, Purcell a la satisfaction de voir publier pour la première fois une de ses compositions, « When Thyrsis did the slendid eye ».


Statue d'Henri Purcell à Wesminster

A l’Abbaye de Westminster, Purcell est aussi employé pour effectuer des travaux de copiste, ce qui implique une fréquentation régulière des œuvres de la liturgie anglicane. Cela lui permet de parfaire sa formation en étudiant la technique d’écriture contrapuntique d’anciens maîtres comme Thomas Tallis (vers 1510- 1585), William Byrd (1543 ?-1623) ou Orlando Gibbons (1583-1625). Purcell se souviendra toujours de cette première éducation de tradition nationale dont il ne reniera jamais l’acquis. Son œuvre réconcilie deux conceptions de l’art musical : l’une est héritée de la Renaissance, tandis que l’autre est résolument tournée vers le Baroque naissant.   

Trois excellents maîtres, Cooke, Humphrey et Blow, ont donc permis au jeune musicien de développer des dons extrêmement précoces. Parallèlement, Purcell s’est familiarisé avec le style polyphonique traditionnel en côtoyant des musiciens comme Matthew Locke (1630-1677), un vieil ami de sa famille. Ce dernier l’initie aussi aux subtilités du style italien dont il s’est inspiré lui-même dans sa musique dramatique. Compositeur ordinaire de Charles II, Locke peut être considéré comme le plus grand compositeur de « masques », avant l’émergence de Purcell. L’élève composera une magnifique élégie sur la mort de son maître.

On voit donc comment Henry Purcell se situe au carrefour de plusieurs influences dont il va réaliser la synthèse. Très tôt, sa mission sera d’établir une continuité entre le passé national et les nouveaux apports continentaux. L’abondance de sa production comme la variété et l’originalité des différents styles qu’il abordera sont le reflet de ses riches années de formation.

Un compositeur prolifique

Les maîtres qui ont compté pour Purcell disparaissent les uns après les autres et leur brillant élève doit désormais voler de ses propres ailes. En 1677, le jeune homme est nommé compositeur des Violons du roi pour accompagner dîners, bals et cérémonies. Ce titre officiel lui permet d’être reconnu dès ses dix-huit ans. Désormais, il va pouvoir exercer ses talents dans le domaine de la musique profane comme dans celui de la musique sacrée en cumulant plusieurs postes. Deux ans plus tard, Purcell prend la succession de John Blow à l’orgue de l’Abbaye de Westminster. En 1682, il devient l’un des trois organistes de la Chapelle Royale ; puis l’année suivante, il est nommé facteur d’orgues et conservateur des instruments du roi. Purcell sera successivement au service de Charles II jusqu’en 1685, Jacques II jusqu’en 1688, puis Guillaume d’Orange et son épouse, la reine Mary. Pour ces monarques, il composera vingt-quatre odes dont quatre à Sainte-Cécile, plusieurs dizaines d’anthems (compositions chorales en langue anglaise), et de nombreuses autres œuvres sacrées dont la poignante musique funèbre pour la reine Mary, sa protectrice, qui sera reprise lors de ses propres funérailles. L’Ode à sainte Cécile de 1692 est une des compositions les plus remarquables de toute cette exceptionnelle production.

En 1680, Purcell a épousé Frances Peters dont on ne connaît pas les origines mais qui semble l’avoir secondé efficacement dans sa carrière. Le couple aura six enfants dont deux seulement survivront. Le compositeur est désormais célèbre et comblé dans sa vie privée comme dans ses diverses fonctions officielles qui lui procurent une aisance appréciable. L’histoire de sa vie paisible se confond dès lors avec celle de son œuvre. Jusqu’à sa mort prématurée, le musicien ne va plus cesser de répondre aux commandes royales et privées auxquelles viennent s’ajouter les sollicitations des théâtres. Car Purcell consacre les dix dernières années de sa vie à une abondante production de semi-opéras, masques et musiques de scène diverses qui témoignent de son étonnant génie dramatique.

Dans la préface de The Fairy Queen (1692), inspirée librement du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, le compositeur se plaint de la situation du théâtre musical en Angleterre. Ce qu’on y appelle « opéra », n’est qu’une réunion du théâtre dramatique, et du « mask », une pièce entrecoupée de divertissements chantés et dansés. Un seul ouvrage, Didon & Enée, permet à Purcell de réaliser son idéal dramatique.

L’ immortalité avec Didon et Enée

En 1689, Didon & Enée offre à un public restreint une multitude de formes et d’émotions dans une heure de musique. Comme Racine qui écrivait pour les Demoiselles de Saint-Cyr à la demande de Madame de Maintenon, Purcell compose son ouvrage pour un pensionnat de jeunes filles tenu par Josias Priest à Chelsea.

Comment Purcell a-t-il su faire d’un petit  ouvrage de circonstance le plus grand opéra anglais et, sans conteste, le plus populaire aujourd’hui ? En reprenant la célèbre histoire d’amour de Didon et Enée, immortalisée par Virgile dans l’Enéide, le compositeur réalise la synthèse de toutes les influences de son époque et condense tous les ingrédients essentiels du genre lyrique. Il nous livre la quintessence musicale des passions en donnant vie pour très longtemps à la figure emblématique de l’amante abandonnée, Didon.

Une forte unité musicale et dramatique caractérise Didon et Enée qui mobilise une grande variété de procédés pour atteindre la plus parfaite expressivité. L’ouvrage  associe récit et héros de l’Antiquité au fantastique de la période élisabéthaine, sans jamais courir le risque d’être comparé à un catalogue hétéroclite. Le compositeur  puise dans toutes les ressources que lui offrent les influences françaises ou italiennes, en créant un style « anglais » tout à fait innovant.

Purcell prend le risque d’aller à l’encontre de la mode qui régnait alors dans son pays pour composer un opéra à la vénitienne sans hésiter à faire certains emprunts formels à la tragédie lyrique de Lully. Ses ouvrages suivants, Dioclétien (1690), King Arthur (1691), The Fairy Queen (1692) et The Indian Queen (1695) seront des « semi-opéras », c’est-à-dire des musiques de scène développées, se rattachant au « mask », genre très en vogue à Londres où la tradition était de faire intervenir la musique dans le spectacle afin de lui donner plus d’agrément et de prestige.

A Westminster

Au cours de sa brève carrière Purcell aura composé sans relâche en s’épuisant au travail comme Mozart. Ses occupations multiples en tant que compositeur, organiste, et pédagogue, peuvent expliquer sa disparition soudaine et prématurée en 1695. Sa célébrité était telle que ses contemporains lui consacrèrent une grandiose cérémonie funèbre au cours de laquelle fut jouée la musique qu’il avait composée neuf mois plus tôt pour les obsèques de sa protectrice, la reine Mary. Henry Purcell fut inhumé près des orgues de l’Abbaye de Westminster qui avait été une sorte de point fixe dans sa vie.  

Catherine Duault

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