Nathalie Stutzmann : « La Dame de pique, c’est un peu l'ouvrage de tous les défis ! »

Xl_nathalie_stutzmann_conducts_atlanta_symphony_orchestra___raftermen © Stephanie Slama

Après une brillante carrière de chanteuse lyrique, dans la rare tessiture de contralto, c’est dans la direction d’orchestre que Nathalie Stutzmann entend désormais s’épanouir, un tournant négocié en douceur puisque, grâce à son ensemble Orfeo 55, elle a pu porter un temps cette double casquette (nous l’avions entendue à Gstaad en 2019 chanter à la tête de sa formation baroque, aujourd’hui disparue). En 2017, c’est un choc de l’entendre diriger Tannhäuser à l’Opéra de Monte-Carlo (un ouvrage qu’elle reprendra bientôt au Festival de Bayreuth !), et elle a été nommée depuis Directrice musicale de l’Orchestre Symphonique d’Atlanta et Cheffe principale invitée à Philadelphie. Actuellement, elle dirige La Dame de pique à La Monnaie de Bruxelles (lire notre compte-rendu), et l’occasion était trop belle de l'interroger sur sa nouvelle vie professionnelle.

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Opera-Online : Comment et pourquoi avoir troqué votre statut de chanteuse lyrique contre celle de cheffe d’orchestre ?

Nathalie Stutzmann : J’ai grandi comme musicienne, je suis pianiste, bassoniste et violoncelliste et j’ai toujours eu une passion pour la musique avant toute chose. Le rêve de diriger est venu à l’adolescence, mais je n’ai pas pu le développer à ce moment-là car la misogynie des professeurs était révélatrice de l’impossibilité de tenter une carrière sérieuse. Étant dotée d’une voix très rare de contralto, et aimant passionnément chanter, c’était donc une évidence que ce choix était le meilleur à cette époque de ma vie. Mais je n’ai jamais perdu cette idée de pouvoir diriger un jour car cette passion brulait en moi. Ce sont ensuite Seiji Ozawa et Simon Rattle qui ont encouragé mon rêve, et j’ai suivi l’enseignement du légendaire professeur finlandais Jorma Panula avant de me lancer dans la carrière de cheffe d’orchestre en 2011.

Avez-vous définitivement rangé votre casquette de cantatrice ? Votre carrière passée est-elle un atout pour la nouvelle ?

Disons que je suis clairement devenue cheffe à plein temps ! Directrice musicale de l’Orchestre Symphonique d’Atlanta, Principal Guest de celui de Philadelphie, plus tous les concerts de cheffe invitée dans des orchestres ou des opéras, comment pourrais-je trouver le temps de continuer à chanter ? Si je le fais occasionnellement, dans le futur, ce sera pour le pur plaisir de renouer avec mon instrument principal et faire de la musique de chambre avec d’autres musiciens comme j’ai toujours aimé faire. Quand on dirige, on doit faire chanter l’orchestre, donc quelque part ça ne me manque pas vraiment, j’ai l’impression de chanter tout le temps !

Je pense effectivement que ma formation et mon passé m’offrent une formation et une écoute assez unique du fait de la diversité des expériences que j’ai vécues, et qui ont développé mon oreille de manière multiple, mélodique évidemment, mais aussi harmonique, contrapuntique et rythmique. Et bien entendu, à l’opéra, c’est un immense avantage pour pouvoir guider les chanteurs, respirer avec eux, les aider au mieux.
Et puis je profite aussi d’avoir peaufiné mon propre instrument pour donner des exemples et chanter certaines phrases aux musiciens, ce qui permet d’économiser beaucoup de mots en peu de temps, simplement chanter ce que j’ai imaginé à l’orchestre au lieu de commencer à expliquer. Les musiciens comprennent très vite et de manière agréable !

Quels sont les pièges et les difficultés, mais aussi les attraits, d’une partition comme La Dame de pique de Tchaïkovski que vous dirigez actuellement au Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles ?

La Dame de Pique, c’est un peu l'ouvrage de tous les défis ! L’écriture d’orchestre est très difficile, fouillée, riche, extrêmement variée, avec des récits qui se mettent au milieu, des scènes qui sont comme des arias, mais n’en sont pas vraiment, des duos, des trios, un quintette, des chœurs… Il n’y a jamais de moment de pause, il se passe tout le temps quelque chose, donc les enchaînements sont extrêmement périlleux, et il faut vraiment avoir une idée extrêmement claire de l’architecture qu’on souhaite donner pour pouvoir emmener tout le monde avec soi. Une des grandes caractéristiques de l’ouvrage est aussi qu’il y a des centaines de tempi différents, toujours initiés par le chef et jamais par les chanteurs, il faut donc avoir totalement intégré une vision totale et trouver chaque fois le bon tempo, celui qui va permettre de tisser l’architecture de l’œuvre pendant trois heures durant.

Et parallèlement, il faut aider les chanteurs à trouver les lignes dans une prosodie très syllabique. Dans cette partition où tout part de l’orchestre, comme chez Wagner, Il n’y a rien qui ne soit de l’accompagnement. Les chanteurs doivent se poser sur l’orchestre, en quelque sorte l’opposé du belcanto ! Tous les thèmes, les leitmotivs, les personnages ont des caractéristiques qui correspondent à des instruments précis. Par exemple, les moments de folie d’Hermann, c’est toujours la clarinette solo avec des traits extrêmement virtuoses traduisant l’état d’esprit et la folie répondant à la voix.

Il y a de plus en plus de cheffes sur les podiums des grandes maisons d’opéra ou salles de concert, à l’instar de Speranza ScappucciOksana Lyniv et vous-même bien sûr : le temps des femmes est-il enfin arrivé ?

Le temps des femmes, c’est peut-être un peu exagéré ! Le pourcentage de présence réel des femmes au pupitre, et surtout à la direction dans les postes majeurs, reste malgré tout très faible, en dépit d’une plus grande visibilité. J’ai moi-même appris l’autre jour par la presse que j’étais la première femme invitée à diriger un opéra à La Monnaie de Bruxelles !

Mais disons que tout cela évolue de manière positive. Dans le courant de mouvement sociétaux comme MeToo, les gens ont réalisé que la direction d’orchestre était encore un bastion quasi exclusivement réservé aux hommes, alors même que « Maestro » est une fonction et un talent ; le genre ne devrait avoir aucun impact concret, mais comme dans toutes les professions de commandement, les femmes sont minoritaires. De mon côté, je ne revendique rien d’autre que l’on donne aux femmes les mêmes chances de prouver ce qu’elles savent faire et je suis heureuse de par ma réussite, d’encourager des vocations et aider à faire bouger la société dans le sens de l’égalité.

Les gens se posent des questions, et quand on commence à se poser des questions, c'est le début du changement. Le danger, c’est que cela devienne politiquement correct d’inviter une femme chef, mais si ça ouvre la voie, tant mieux. J’espère aussi que les choses évolueront dans les postes de direction, car nous sommes peut-être seulement quinze femmes dans le monde à diriger un orchestre majeur en tant que directrice musicale. C’est ridicule, il y a encore beaucoup de chemin à faire de ce côté-là !

Quels sont vos projets et quels sont les ouvrages que vous adoreriez qu’un directeur de théâtre vous propose ?

L’an prochain je vais diriger Don Giovanni et La Flûte enchantée au Metropolitan Opera de New York.  Je vais aussi diriger Tannhäuser à Bayreuth : un rêve absolu ! Mon autre rêve est de diriger tout Wagner, à commencer par le Ring, mais également Le Chevalier à la rose de Strauss, Tosca de Puccini, Don Carlos de Verdi, Carmen de Bizet... La liste serait tellement longue !... (rires)

Propos recueillis en septembre 2022 par Emmanuel Andrieu

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