Le Château de Barbe-Bleue, sombre poème de l’âme

Xl_chateau-barbe-bleue-bartok-opera © DR

L’Opéra de Paris reprend actuellement son diptyque composé du Château de Barbe-Bleue de Béla Bartok et de La Voix humaine de Francis Poulenc, réunis et mis en scène par Krzysztof Warlikowski – on rendait compte de la production lors de sa création en novembre 2015 avec la même distribution. Et pour mieux l’appréhender, nous revenons sur la genèse et les enjeux musicaux du Château de Barbe-Bleue, emblématique de l’opéra hongrois du XXème siècle.

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Opéra typique de la production lyrique du XXème siècle, Le Château de Barbe-Bleue est le premier et unique opéra que composa Béla Bartok (1881-1945). L’ouvrage s’inscrit dans un mouvement général qui cherche à explorer de nouvelles formes afin de dépasser l’écrasant héritage laissé par Verdi et Wagner. Quand le jeune Bartok entreprend la composition du Château de Barbe-Bleue, le théâtre lyrique hongrois est encore sous l’influence des Italiens et des Allemands en dépit des efforts entrepris par Ferenc Erkel (1810-1893) pour faire naître un opéra national. C’est en puisant dans son expérience d’ethnomusicologue que Bartok écrit le premier opéra véritablement hongrois sur un livret de Béla Balazs, qui s’inspire de La Barbe-Bleue (1697) de Charles Perrault. Comme Maurice Maeterlinck pour Ariane et Barbe-Bleue (1907) de Paul Dukas, le librettiste hongrois a tout misé sur la portée symbolique du conte. Bartok compose une musique d’une efficacité et d’une puissance aussi surprenantes que troublantes. Pour donner corps à cette métaphore de la solitude radicale mise en perspective à travers la difficulté du rapport amoureux entre homme et femme, le compositeur opte pour une forme en rupture totale avec l’opéra de ses prédécesseurs : un acte unique pour une action condensée en à peine une heure de musique. Le Château de Barbe-Bleue impressionne durablement par la grande efficacité de sa dramaturgie, décuplée par une formidable imagination sonore. Sans action à proprement parler, le drame se déroule dans une atmosphère de mystère et d’appréhension rythmée par un cheminement oppressant de porte en porte, chacune ouvrant sur un univers musical puissamment évocateur. 

Les métamorphoses musicales de Barbe-Bleue

On dénombre près d’une trentaine d’ouvrages musicaux inspirés par le mythe de Barbe-Bleue, qu’on a parfois tenté d’identifier au sinistre Gilles de Rais, grand seigneur du XVème siècle qui égorgeait de jeunes garçons dans son château de Vendée. Est-il vraiment nécessaire de faire de l’ancien compagnon de Jeanne d’Arc le modèle de Barbe-Bleue ? Demandons-nous plutôt quelle est la clef de l’irrésistible attrait qu’exerce sur les musiciens le mystérieux et effrayant personnage auquel Charles Perrault attribue un bien étrange défaut physique :

« Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle d’or et d’argent, des meubles en broderie et des carrosses dorés ; mais par malheur il avait la barbe bleue : cela le rendait si laid et si terrible, qu’il n’était ni femme ni fille qui ne s’enfuît de devant lui ».

Barbe Bleue

La Barbe-Bleue que Perrault fait paraître en 1697 est un de ses contes les plus célèbres. Cruel et sanguinaire, le récit appartenant aux Contes de ma mère l’Oye donne une image conflictuelle du couple en reprenant un thème populaire très souvent exploité, celui de la « mal mariée ». La jeune femme réussit à échapper à la justice brutale de son tyrannique époux tué par ses frères, et elle épouse ensuite « un fort honnête homme » conforme à ses attentes. L’histoire frappe les imaginations et attire librettistes et musiciens parce qu’elle fait écho à nos angoisses en célébrant le mariage de la monstruosité et de la beauté, de l’amour et de la mort. Comment ne pas être fasciné par les perspectives offertes par ces « noces barbares » scellées dans l’ivresse de l’interdit et le vertige d’une possible transgression ? Riche de significations allégoriques et psychanalytiques, le conte se prête à de multiples lectures. On a pu souligner ses correspondances avec le récit biblique. L’interdiction formulée par Barbe-Bleue porte sur l’ouverture d’une seule porte, rappelant la défense de goûter au fruit défendu d’un seul arbre du jardin d’Eden. De même, la tache de sang qui ne peut s’effacer de la clef magique s’apparente à la faute originelle, source inépuisable du sentiment de culpabilité.

Sans vouloir énumérer toutes les « métamorphoses » musicales du conte qui devient tour à tour pantomime, opéra, opéra-comique ou opérette, on peut citer la création quelques mois avant la prise de la Bastille du Barbe-Bleue (1789) de Grétry (1741-1813), très en vogue sous la Révolution. La veille du coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte, on donne le 1er décembre 1851 Le Château de Barbe-Bleue d’Armand Limnander (1814-1892). On peut aussi mentionner le Barbe-Bleue d’Offenbach qui est créé en 1866 sans pour autant préluder cette fois à un grand bouleversement politique ! Si le XIXème siècle s’est emparé avec enthousiasme du conte, le XXème siècle ne s’en est pas désintéressé. Signalons Blaubart un opéra de Camillo Togni (1922-1993) créé à la Scala de Milan en novembre 1978, qui continue de s’inspirer de la portée universelle et intemporelle du mythe de Barbe-Bleue réinterprété par le poète Georg Trakl (1887-1914).

Barbe-Bleue de Dukas à Bartok

À l’orée du XXème siècle, nous retrouvons l’inquiétant époux dans Ariane et Barbe-Bleue (1907) l’unique opéra composé par Paul Dukas (1865-1935), dont l’œuvre la plus connue demeure l’Apprenti sorcier (1897). Le musicien avait été séduit par Ariane et Barbe-Bleue, un drame dans lequel le poète belge Maurice Maeterlinck (1862-1949) privilégiait la signification symbolique du conte dont il reprenait les éléments principaux. Il y a une filiation entre l’opéra de Dukas et celui de Bartok – qui n’aurait pas existé sans la forte impression qu’Ariane et Barbe-Bleue a produit sur Balazs.

L’éblouissant tableau symphonique que constitue l’ouverture des six premières portes, est le sommet instrumental de l’opéra de Dukas, marqué par l’esthétique impressionniste. Chez Bartok, la profusion orchestrale donnera aussi à « voir » ce qui se dissimule derrière les sept portes intérieures du château. Chaque « porte » recèle une image musicale au pouvoir évocateur très fort comme chez Dukas.

On peut rappeler que Dukas a donné le nom de Mélisande à l’une des femmes de Barbe-Bleue, en hommage au Pelléas et Mélisande (1902) que Claude Debussy avait composé à partir d’un autre drame célèbre de Maeterlinck. Tout un réseau de correspondances se tisse entre ces œuvres. Bartok est sensible à l’influence de l’écriture vocale de Debussy même si dans Le Château de Barbe-Bleue le chant laisse percevoir la prédilection du compositeur hongrois pour la musique populaire de son pays. Et le Golaud de Pelléas et Mélisande semble déjà décrire la demeure de Barbe-Bleue telle qu’elle apparaîtra chez Bartok : 

« Il est vrai que le château est très vieux et très sombre… Il est très froid et très profond » (Acte1). Découvrant le château de son époux, Judith dira : « Qu’il est sombre ton château ! Qu’il est sombre…Pauvre, pauvre Barbe-Bleue ! (…) Je réchaufferai les pierres froides (…) Tous deux, nous percerons le mur Pour que pénètrent vent et soleil… ». Mais comme l’explique Balasz lui-même le château « n’est pas une véritable construction de pierres, mais une âme, une âme solitaire, sombre et mystérieuse ».

« Et désormais, ce sera toujours la nuit »

Le compositeur Zoltan Kodaly (1882-1967), le plus fidèle ami de Bartok, et le poète et dramaturge Béla Balazs (1884-1949) assistent à la création d’Ariane et Barbe-Bleue à l’Opéra-Comique. Balazs est très impressionné par le livret de Maeterlinck, et il décide de s’en inspirer pour écrire à son tour un poème qui sera ensuite adapté pour la scène. Le drame de Balazs se déploie comme un poème sombre et poignant dont la signification est pleine d’ambiguïté et de résonnances. Il reprend quelques éléments à Maeterlinck chez qui, par exemple, les précédentes femmes de Barbe-Bleue ne sont pas mortes, mais seulement prisonnières dans un souterrain. Mais si l’Ariane de Maeterlinck apparaissait forte et triomphante face à un Barbe-Bleue vaincu et humilié, la Judith de Balazs n’est pas une incarnation du féminisme face à un monstre. Barbe-Bleue use de tendresse et de douceur pour éviter qu’en ouvrant toutes les portes Judith ne sacrifie leur amour à la tentation mortifère de vouloir tout connaître de lui. Le poète est surtout préoccupé par les illusions de l’amour qui échoue à percer le mystère de l’être aimé, enseveli dans les ténèbres d’une solitude radicale. Ni la femme ni l’homme ne sortent vainqueurs de ce huis-clos où l’amour s’abîme dans un manque de confiance. L’œuvre peut être lue comme une métaphore de la solitude absolue faisant écho à la propre personnalité de Bartok souvent muré en lui-même. En 1905, dans une lettre à sa mère, le musicien confie : 

« Il est des moments où je prends conscience que je suis totalement seul. Et je prévois (…) que cet état de solitude morale sera ma destinée. Je regarde autour de moi à la recherche de la compagne idéale, mais je sais bien que c’est une quête vaine. Et même s’il m’était donné de la trouver un jour, je suis sûre que je serais bientôt déçu ». N’est-ce pas la description de l’amour impossible de Barbe-Bleue pour Judith, sur qui se refermera la septième porte quand elle disparaîtra à la suite des précédentes épouses ?  « Tu étais ma plus belle épouse (…) Et désormais, ce sera toujours la nuit…La nuit…La nuit ».

Barbe-Bleue resté seul se fond à son tour dans les ténèbres de l’amour à jamais perdu.

« Impossible à exécuter »

Béla Balazs rédige son livret en 1910 avec la volonté de le soumettre à Kodaly ou à Bartok pour participer à un concours destiné à promouvoir la langue hongroise à l’opéra. Malgré l’émergence d’une conscience nationale née des révolutions de 1848, l’opéra restait inféodé aux influences italienne et allemande pour mieux se conformer aux goûts du public. Kodaly refuse la proposition et, en mars 1911, sa femme a l’idée d’organiser une rencontre entre le poète-librettiste et Bartok.

Béla Balazs

Emma Kodaly lit à haute voix le drame de Béla Balazs à Bartok qui est tellement enthousiasmé qu’il se met aussitôt au travail. L’œuvre est achevée en six mois. Le Château de Barbe-Bleue est immédiatement présenté au Concours Ferenc Erkel organisé par l’Opéra de Budapest, puis il affronte en 1912 le jury du concours de la maison d’édition musicale Rozsavölgyi. Bartok essuie deux refus. L’étonnante audace de l’écriture orchestrale qui se déploie en dehors des contraintes mélodiques et harmoniques habituelles provoque le rejet d’une partition jugée « impossible à exécuter ». Ce n’est que six ans plus tard, après le succès d’un ballet, Le Prince de bois, dont l’argument est également de Balasz, que Le Château de Barbe-Bleue sera créé le 24 mai 1918 à l’Opéra de Budapest. L’ouvrage s’imposera comme une des œuvres lyriques majeures du XXème siècle grâce à des chefs d’orchestre comme Ferenc Fricsay, Karl Böhm ou Janos Ferencsik.

Les innovations du dramaturge et du compositeur surprennent. Loin de la grande tradition opératique, Bartok a choisi d’expérimenter un nouveau type de narration en délimitant pour l’avenir les contours d’un possible « modèle ».

L’opéra en un acte

Le concours de l’Opéra de Budapest imposait de livrer un ouvrage en un seul acte, ce qui correspondait idéalement aux aspirations du musicien attiré par une simplicité dont témoignaient ses dernières pièces écrites pour le piano. La recherche de la concision est aussi une des préoccupations esthétiques majeures d’une époque qui voit fleurir le « Einakter » ou « opéra en un acte ». En ce début du XXème siècle, les compositeurs veulent rompre avec les « opéras-fleuve » où leurs prédécesseurs ont excellé. Avec Salomé (1905) et Elektra (1909), Richard Strauss (1864-1949) a déjà fait la preuve de l’efficacité d’une narration resserrée et captivante qui saisit l’auditeur comme une brutale révélation. Arnold Schönberg (1874-1951) explore la même voie en donnant une représentation métaphorique de la souffrance amoureuse avec Erwartung (Attente) (1909) qui ne sera créé qu’en 1924, et sera suivi de Die glückliche Hand (La main heureuse), qui relève de l’expérimentation. On peut aussi citer Une tragédie florentine (1917) et Le Nain (1922) d’Alexander Zemlinsky (1871-1942). Les compositeurs véristes se sont aussi essayés au « Einakter » : Pietro Mascagni (1863-1945) écrit Cavalleria Rusticana (1890) et Puccini (1858-1924) suit les mêmes principes artistiques dans la conception du Triptyque (1918), qui se présente comme un ensemble constitué de trois opéras en un acte.   

Littérature et opéra

Bartok cherche à transcrire musicalement l’incandescence poétique du texte de Balasz qui ne se définit pas lui-même comme « librettiste » quand il déclare : « L’original hongrois du ‘Château de Barbe-Bleue’ ne fut pas écrit en tant que livret mais simplement en tant que poème ».  Se laissant guider par la sonorité des mots du poème, le musicien se place dans une perspective chère à l’opéra du XXème siècle où se développe le « Literatur Oper ». Dans le sillage de Richard Wagner (1813-1883) qui souhaitait donner au livret une véritable existence littéraire, Bartok part du texte dont il fait « l’origine » de l’opéra sans chercher à le modifier. Le poème de Balazs cesse d’être un simple canevas assujetti aux exigences musicales, voire aux attentes du public. Chaque mot a sa nécessité et remplit une fonction dramatique et poétique. C’est une démarche comparable à celle de Richard Strauss choisissant le drame d’Oscar Wilde pour Salomé, par exemple. On pourrait citer encore le Pelléas et Mélisande de Debussy composé à partir du drame de Maeterlinck.


Béla Bartók ; © DR

Ce parti pris littéraire sert aussi la volonté de faire émerger un opéra authentiquement hongrois en s’émancipant d’une prosodie influencée par les opéras italien et allemand chantés en traduction hongroise. Bartok abandonne complètement la structure des opéras à numéros en faisant fusionner les voix et l’orchestre pour atteindre la fluidité et l’efficacité dramatique que permet le « parlé-chanté » – que Schönberg et Berg pratiqueront systématiquement. Il s’agit de retrouver la courbe mélodique et le rythme du langage parlé au moyen de segments de vers courts assez proches des chants des anciens bardes que le compositeur avait étudiés. Le Barde du Prologue nous indique que nous sommes face à un théâtre de l’âme où tout est symbole et que le « langage musical » nous ramènera aux sources de la langue hongroise.

Bartok annonce lui-même qu’« il doit régner de bout en bout une sorte de ‘Sprechgesang’ ». Ce faisant, le compositeur reprend à son compte le procédé du « Durchkomponiert » de Wagner, et celui du récitatif ininterrompu que pratique Debussy dans Pelléas et Mélisande. Le discours musical continu n’est cependant pas qu’une technique destinée à renouveler un genre en évolution. Comme le soulignait Proust, l’art n’est pas une question de technique, mais une question de « vision ». C’est pour rendre les vibrations intimes des deux protagonistes que Bartok choisit ce flot musical enveloppant et continu qui permet d’« enregistrer, tel un sismographe, les secousses traumatiques de l’âme humaine » comme le disait Theodor W.Adorno  (1903-1969) en évoquant l’Erwartung de Schönberg. Le flux incessant des interrogations et des réponses qui tissent le dialogue de Judith et Barbe-Bleue peut aussi être rapproché du « stream of consciousness » d’un James Joyce (1882-1941).

« Ballade scénique » et « ballade de la vie intérieure » comme l’appelait Balasz lui-même, Le Château de Barbe-Bleue s’édifie musicalement dans un effort continu de questionnements. Les deux protagonistes s’interrogent sans fin et le sens se dérobe désespérément dans cette confrontation souvent cruelle dont la violence est décuplée par l’extrême brièveté du drame. « Un éclair, puis ce fut la nuit »… pourrait-on dire, en paraphrasant un vers célèbre de Baudelaire. Pliant sous le poids de ses atours scintillants, Judith, « la plus belle épouse » de Barbe-Bleue, disparaît en l’abandonnant définitivement à sa nuit intérieure.      

Catherine Duault

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