Premier Werther époustouflant pour Benjamin Bernheim à l’Opéra National de Bordeaux

Xl_benjamin_bernheim__mich_le_losier_-_werther__op_ra_national_de_bordeaux___eric_bouloumi_ © Eric Bouloumié

Le romantisme de Werther tourmente Benjamin Bernheim – pour le plus grand plaisir du public – depuis quelques années déjà dans ses récitals. Le premier qu’il ait effectué dans une maison lyrique avait lieu au Grand-Théâtre de Bordeaux en 2018, et sa fidélité à l’Opéra National de Bordeaux se formule à nouveau pour sa prise de rôle du personnage goethien, sur la scène de l’Auditorium.

On connaissait la limpidité de son articulation française (de surcroît sans rouler les « r ») et la prépondérance de sa musicalité dans « Toute mon âme est là » (mais pas que !), présent sur son réjouissant premier disque. Il bouleverse ici de bout en bout, dans une phrase flottante et fluide, dans un élan crépitant et introspectif. Il fige le temps pour mieux s’y promener, avec un sens aiguisé du rythme et une texture malléable et changeante qui figurent une voix aux facettes inépuisables. Le légato feuilleté actionne une spirale émotionnelle à la vitesse de la pensée. La moindre ligne est une réaction chimique où la matière s’enroule, se froisse, scintille, se consume, change de couleur et se transforme continûment. Le ténor n’a qu’à suggérer pour révéler toute la lumière irradiante dont son Werther est fait, car il fait partager l’errance de ses pensées dans la simplicité la plus sidérante. Il chante l’agonie du personnage sans l’artifice du mal-être, il n’est ni dans le jugement de Charlotte ni dans l’épanchement égoïste : la naïveté mûrie touche au cœur. Quant aux forte, ils emplissent l’espace et rassurent sur la vigueur d’un artiste avec qui on se sent toujours chanceux d’avoir rendez-vous au spectacle. Chair de poule garantie !

Michèle Losier possède la densité, la fluidité et le magnétisme pour camper une Charlotte plus que significative. En témoigne l’air des larmes, au troisième acte, qui montre tout le spectre de la douleur contenue. Pourtant, le manque de nuances tranchées et des pertes d’intensité en fin de phrase laissent un sentiment d’inachevé. On sent que la mezzo aurait pu aller bien plus loin dans l’incarnation et la recherche sonore à partir de ses moyens exceptionnels. Lionel Lhote va sur le versant de la compassion, de la douceur et de la grandeur d’esprit pour le personnage d’Albert. Florie Valiquette défend ardemment la déception et l’entrain de Sophie comme les deux faces d’une pièce que le destin fait tourner à l’envi. On peut savoir gré à l’Opéra National de Bordeaux d’avoir complété la distributions avec des seconds rôles de premier plan. Marc Scoffoni, François-Nicolas Geslot et Yuri Kissin ont la projection idéale et la présence charismatique, tandis que la Maîtrise JAVA tire elle aussi son épingle du jeu par une superbe clarté.

En entendant les joyaux sonores déployés par Pierre Dumoussaud en fosse, on peut d’ores et déjà confirmer que le jeune chef va continuer son ascension fulgurante. L’esprit chimérique romantique culmine à l’issue de chaque mouvement de baguette. La musique, tantôt enrobée, tantôt frontale, s’enrichit d’une dimension épique ou fantastique, portée par les lois de la nature au fil des saisons. Il cultive l’horizontalité en strates dont les fluctuations naissent et meurent sans crier gare. Les contrechants butinent ces fleurs instrumentales qui éclosent périodiquement en une sublime connexion. Il ne craint pas d’intensifier les déséquilibres et « pas de côté » de la partition pour mieux en restituer la substantifique moelle de soudaineté. Il est en outre soutenu par un Orchestre National Bordeaux Aquitaine très inspiré.

Si on peut reprocher quelques enjeux dramatiques sous-estimés et faux pas visuels (décors, lumières) à la mise en scène, l’action se tient honnêtement. Werther, Charlotte et Sophie ont leur double enfantin sur le plateau, ce qui permet de creuser les liens entre ces trois figures. Romain Gilbert préserve finalement l’œuvre des sorties de route, a le mérite de s’intéresser à une chose à la fois (et donc de ne pas diluer ses intentions), et parvient à sortir sa lecture d’une routine en costumes. La musique fait (majoritairement) le reste.

Thibault Vicq
(Bordeaux, 3 février 2022)

Werther, de Jules Massenet, à l’Opéra National de Bordeaux (Auditorium) jusqu’au 12 février 2022

Crédit photo © Eric Bouloumié

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