Tineke van Ingelgem : « J'accepte ce que la vie me donne »

Xl_tineke_van_ingelgem © Johannes Vande Voorde

Avec son fort tempérament et sa belle présence en scène, la soprano belge Tineke van Ingelgem est faite pour les héroïnes de caractère, et c’est dans des rôles aussi majeurs que Médée (à l’Opéra de Rouen en 2018) et La Maréchale (dans Der Rosenkavalier, ce mois-ci à Avignon) que nous avons pu apprécier son grand talent. Nous sommes allés à sa rencontre.

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Opera-Online : Le chant a-t-il toujours été une évidence pour vous ?

Tineke van Ingelgem : J'ai toujours été entourée de musique car je suis née dans une famille de musiciens. Mon père est un organiste et compositeur connu en Belgique, et mes frères sont pianistes. Moi j’ai commencé à jouer du piano et de la flûte à six ans, et j'ai chanté dans plusieurs chœurs. Mais le choix pour le chant professionnel est venu plus tard. Je voyais comment l'étude du piano par mes frères était une pratique très solitaire, et moi je voulais surtout communiquer et échanger. Alors, j'ai d'abord fait des études de langues germaniques, et ce n'est que plus tard, vers l’âge de vingt-deux ans que j'ai décidé de devenir chanteuse. La musicalité et le sens du rythme, par contre, ils sont dans mes gènes, ce que je considère comme une grande chance. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut apprendre : on l'a ou on ne l'a pas. Je suis toujours impressionnée par le fait que certains de mes collègues soient les seuls musiciens dans leur famille !

Vous avez travaillé avec des metteurs en scène comme Olivier Py, David Alden, David Hermann, Romeo Castellucci et Tatjana Gürbaca. Du ou desquels vous sentez-vous le plus proche ?

Être chanteur d'opéra, c'est aussi être comédien. Il ne faut pas uniquement chanter, mais aussi interpréter chaque rôle et convaincre le public avec son personnage – et ce qui lui arrive. Même si les metteurs en scène prennent une place de plus en plus importante dans le monde de l’opéra aujourd'hui, je remarque que le niveau de jeu est rarement du même professionnalisme que celui du chant. Personnellement, c'est ma mission de jouer au plus haut niveau, tout en chantant. C'est même presque devenu ma carte de visite. C'est pourquoi j'adore travailler avec des metteurs en scène de théâtre, qui me guident dans la recherche de mes personnages – leurs intentions, leur histoire et leur contexte – avec mes moyens à moi. Pour qu’une production soit intéressante, un concept innovant et original est nécessaire, et le public s’ennuie si les personnages ne sont pas animés par une mise en scène qui en offre une exploration profonde.
Ma collaboration préférée, jusqu'à ce jour, a été celle avec Jean-Yves Ruf, un grand homme de théâtre, sur le rôle exigeant de Médée de Cherubini à l’Opéra de Dijon en 2016, puis à celui de Rouen en 2018. Le travail avec Tobias Kratzer dans Il Trittico de Puccini au Théâtre Royal de La Monnaie, en début d’année (NDLR : nous y étions), a été également très riche : il possède la précision visuelle d'un réalisateur de cinéma, mais également la profondeur d'un metteur en scène de théâtre, une combinaison rare.

Vous venez d’interpréter le rôle de la Maréchale dans Le Chevalier à la rose à l’Opéra Grand Avignon. Quel regard avez-vous sur ce personnage et comment vous êtes-vous intégrée dans la production de Jean-Claude Berutti ?

Jean-Claude Berutti est aussi un exemple de metteur en scène qui a comme priorité la crédibilité des personnages. Il m'a aidé à comprendre le personnage complexe de la Maréchale, son arc de tension et ses relations avec les autres. En préparant et en jouant ce rôle, j'ai découvert que ce personnage m'est finalement très proche : une femme au milieu de sa vie qui réalise qu'elle n'est pas encore vieille, mais plus si jeune non plus. Le temps passe vite, et tout à coup, à un certain âge, on se rend compte de ça. Elle accepte avec dignité qu'elle doit laisser place à la jeunesse et qu'elle doit prendre ses distances. Elle porte sa croix sans se plaindre et sans perdre son amour pour ses proches. Un exemple pour nous tous !

Mes études de langues germaniques ont été un grand plus : le livret de Von Hofmannsthal est tellement philosophique et raffiné qu'une bonne connaissance de l'allemand est presque nécessaire pour bien interpréter l'intelligence de chaque phrase et la subtilité de chaque mot.

Vous appréciez et vous donnez régulièrement des récitals de Lieder. Que vous apportent-ils ?

Chanter des Lieder est un défi particulier auquel chaque chanteur d'opéra devrait se confronter. Remplir une salle avec uniquement sa voix et l'accompagnement d'un piano – et non pas un orchestre de cinquante musiciens – nous oblige à retourner à la source de notre instrument. La gamme vocale est beaucoup plus restreinte, mais il faut autant de couleurs et nuances que dans un opéra. En plus, chaque Lied de deux ou trois minutes raconte une histoire complète, mais il faut rester physiquement plutôt statique, et il faut donc emmener son public – comme comédien – avec beaucoup moins de moyens. C'est comme un peintre de toiles de grand format qui doit de temps en temps réaliser une miniature. Il ne faut jamais oublier cette connexion avec l'origine, quand on interprète de grands rôles sur de grandes scènes.

A l’instar de votre incandescente Médée à l’Opéra de Rouen, votre tempérament sied à l’interprétation de personnages à fort caractère. Quelles sont les autres héroïnes que vous aimeriez aborder maintenant et pourquoi ?

Mon rêve secret est le rôle de Tosca, cette héroïne italienne qui tue lorsqu'elle y est acculée. Mon fort tempérament serait parfait pour ce rôle, mais ma voix n'a pas encore la puissance métallique qu'exige l'orchestration de Puccini. Le lyrique moelleux et la couleur brillante de ma voix conviennent mieux au Fach germanique, et aux rôles de femmes fondamentalement bienveillantes et innocentes, comme la Maréchale ou Rusalka.
Comme le personnage de la Maréchale, j'accepte ce que la vie me donne, mais je rêve plus concrètement à des rôles du répertoire germanique comme Arabella, Ariadne auf Naxos, La comtesse dans Capriccio ou Chrysothemis dans Elektra. J'ai pour l’instant uniquement chanté ce dernier rôle, en concert, mais j'aimerais bien l'interpréter maintenant sur scène. Et qui sait, si le temps m'est favorable, et si ma maturité vocale évolue dans le bon sens, je chanterai Tosca un jour... mais Isolde ne serait pas mal non plus ! (rires)

Propos recueillis en octobre 2022 par Emmanuel Andrieu

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