Tobias Kratzer signe un Trittico virtuose au Théâtre Royal de La Monnaie

Xl_il_tabarro_au_th__tre_de_la_monnaie © Mathias Baus

On le sait, Giacomo Puccini caressa pendant près de vingt ans le projet de réunir en une même soirée trois opéras en un acte, pour exprimer les trois registres fondamentaux du langage théâtral : tragique, lyrique et comique. Il finit par le concrétiser sous la forme d'Il Trittico, créé au Metropolitan Opera de New York le 14 décembre 1918. D’emblée, le compositeur se montra hostile à l’éclatement de son triptyque, l’unité de l’ouvrage résidant selon lui dans le contraste entre les différents sujets et leur traitement musical. Il ne put malheureusement l’empêcher, étant donné la nette préférence donnée à Suor Angelica (comme récemment à l’Opéra Royal de Wallonie, couplée avec une rareté d’Umberto Giordano). Aujourd’hui encore, la représentation des trois volets enchaînés demeure assez rare et l’on saluera donc l’initiative de Peter de Caluwe et du Théâtre Royal de La Monnaie de Bruxelles dont il a la charge.

Et l’on pouvait s’attendre à ce que l’un des trublions parmi les plus passionnants de la scène lyrique actuelle, l’allemand Tobias Kratzer, attaque de front le problème du patchwork : c'est ce qu’il fait de façon spectaculaire et virtuose, en transposant l’action de nos jours avec trois traitements dramatiques certes très différents, mais tous reliés par des détails – souvent humoristiques. Il Tabarro s’inspire à la fois de l’univers de la BD et des polars, dans des tons rougeâtres ou bleutés, et se présente sous forme de quatre containers empilés les uns sur les autres – scénographie imaginée par Rainer Sellmaier qui signe également les costumes. Dans la partie supérieure se trouve la chambre du couple où Michele se tord de rire devant un reality-show… dont on découvrira plus tard qu’il s’agit de moments filmés de Gianni Schicchi ! Suor Angelica opte pour le blanc et le noir, et recourt de manière très prégnante à la vidéo, l’action étant parfois filmée en direct et projetée simultanément. Ce deuxième chapitre est relié au premier par le fait que les sœurs s’échangent sous le manteau, dans cet univers corseté et austère, une BD qui mêle sexe et violence… et qui s’intitule Il Tabarro ! La boucle est bouclée avec Gianni Schicchi : le riche Busoso Donati meurt subitement dans son fauteuil... alors qu’il écoute la scène finale de Suor Angelica sur un vieux vinyle. La suite se déroule comme dans un reality-show type Loft Story auquel il emprunte le fameux jacuzzi dans lequel viennent barboter Lauretta et Rinuccio. Un public sur scène fait face au public de la salle, une mise en abime maintenant rodée à l’opéra. Bref, tout cela est drôle, intelligent, rondement mené et réalisé, avec une direction d’acteurs toujours au cordeau. Nous trépignons déjà d’impatience d’assister à son Moïse et Pharaon de Rossini cet été au Festival d’Aix-en-Provence !

La splendide soprano arménienne Lianna Haroutounian traduit d’abord toute l’ardeur amoureuse de Giorgetta, avec la vérité dramatique et l’opulence des moyens qui sont les siens. Elle campe ensuite une Angelica particulièrement juste et émouvante, toujours portée par un intense lyrisme. Acteur plein d’aisance, le baryton-basse hongrois Peter Kalman trouve dans Puccini un terrain fertile pour sa voix : Michele sonore, il incarne ensuite un Schicchi tout de verve et de persuasion. Longtemps en troupe dans des emplois souvent secondaires à l’Opera Ballet Vlaanderen voisin, le ténor britannique Adam Smith aborde désormais des rôles de premier plan et prouve en Luigi qu’il possède bien l’éclat, la vaillance et la prestance d’un ténor de grande classe. Il ne séduit pas moins en Rinuccio, grâce à cette même fougue et un registre aigu radieux. Dans son triple emploi de L’Amante, Suor Genovieffa et Lauretta, la jeune soprano italienne Benedetta Torre confirme l’excellente impression qu’elle nous avait laissée à Martina Franca dans Il Matrimonio segreto il y a trois ans, avec sa voix pure et aérienne. De même pour sa compatriote Annunziata Vestri qui, dans son double emploi de Frugola et Suor Zelatrice, offre une composition percutante de ses deux personnages pourtant diamétralement opposés. De son côté, la mezzo étasunienne Raehann Bryce-Davis apporte, comme on pouvait s’y attendre, sa présence impérieuse et son timbre impérial à Zia Principessa. Enfin, la vétérane Elena Zilio campe tour à tour une Badessa austère, puis une Zita hystérique, tandis que les nombreux rôles de second plan sont tous bien tenus – parmi lesquels Roberto Covatta (Il Tinca, Gherardo), Giovanni Furlanetto (Il Talpa, Simone), Tineke van Ingelgem (La Maestra delle novizie, La Ciesca)…

Dernier des trois bonheurs de la soirée, la direction musicale d’Alain Altinoglu s'avère d’une efficacité exemplaire, en restituant les spécificités propres à chacun des trois volets : les eaux stagnantes de la Seine où s’exprime la violence expressionniste d’Il Tabarro ; l’ascèse du couvent dans Suor Angelica traduite par le recours à une écriture modale et à des timbres instrumentaux diaphanes ; la comédie macabre et sulfureuse de Gianni Schicchi avec son rythme resserré et inquiétant, et ses surprenantes dissonances.

Bref, quand le chant, le théâtre et la musique se fondent en un tout pour créer une soirée d’exception !

Emmanuel Andrieu

Il Trittico de Giacomo Puccini au Théâtre Royal de La Monnaie, jusqu’au 9 avril 2022.

Crédit photographique © Mathias Baus

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