Maxime Pascal : « Les spectacles ont la couleur de leur production avant de ressembler à leurs interprètes »

Xl_2019_rudolph_amisano___teatro_alla_scala__milan © (c) Rudolph Amisano

Un, deux, trois et quatre ! Après les éclatants Donnerstag aus Licht, Samstag aus Licht et Dienstag aus Licht, arrive bientôt, à l’Opéra de Lille et à la Philharmonie de Paris (avec le Festival d’Automne à Paris), la quatrième partie (sur sept) du cycle Licht de Karlheinz Stockhausen, que le chef Maxime Pascal a initié en 2018 pour les dix ans de son ensemble Le Balcon. Les répertoires variés des XXe et XXIe siècle restent évidemment son domaine de prédilection, de Ravel et Puccini à l’Opéra national de Paris en 2018, jusqu’à Peter Eötvos au Grand Théâtre de Genève et à la Staatsoper Unter den Linden fin 2021, en passant par Salvatore Sciarrino (Ti vedo, ti sento, mi perdo) et Luca Francesconi (Quartett) au Teatro alla Scala. Premier lauréat français du Nestlé and Salzburg Festival Young Conductor Award en 2014, il semble éviter toute classification des genres, se nourrissant de toutes les sources sonores pour restituer au mieux les atmosphères d’œuvres nouvelles et patrimoniales. Discussion autour de ses projets et des enjeux contemporains de la production dans la réussite d’un spectacle.

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Opéra Online : À la veille de Freitag aus Licht, dans quelle mesure avez-vous déjà grandi avec Le Balcon dans l’aventure Licht ?

Maxime Pascal : Cette musique transforme un interprète. Elle a vraiment changé ma manière de faire, de lire et d’écouter de la musique. Pour les instrumentistes, les metteurs en scène, les équipes de création et de production, il faut reprendre à zéro notre rapport à la musique et à l’art en général, tant l’engagement demandé est intense. Stockhausen demande toujours quelque chose qui n’existe pas, qu’un interprète n’a jamais fait auparavant. Jouer sa musique est une grande leçon d’humilité. Il y a une dimension de l’ordre de l’apprentissage, du réapprentissage, et même du désapprentissage, car on se met rapidement à l’appliquer à toutes les autres œuvres, en réinterrogeant chaque note, chaque son. Pour pouvoir entendre ce que Stockhausen a écrit, il faut écouter. On se rend compte de la profondeur et de la puissance que l’acte d’écoute peut revêtir. C’est évidemment très technique, mais cela concerne aussi les bases de l’écriture polyphonique, c’est-à-dire la qualité de son, le rythme, la mélodie, l’harmonie et le timbre. Ces paramètres ne sont finalement pas si mystiques, mais nécessitent une écoute profonde. Stockhausen était convaincu qu’on n’était pas la même personne après avoir entendu. Notre cerveau est transformé, et c’est pour cela qu’on mémorise une musique quand on l’entend pour la première fois. Elle s’installe en soi, on vit avec, et on la reconnaît dès qu’on la réentend.

Cela rejoint aussi la philosophie du Balcon, un ensemble à géométrie variable qui écrit une nouvelle histoire à chaque œuvre…

L’œuvre de Stockhausen ressemble beaucoup à ce que nous sommes, un groupe d’artistes très différents, chanteurs, danseurs, instrumentistes, ingénieurs du son, musiciens électroniques. Elle nous parle, elle est la musique de notre temps et de notre génération. Stockhausen mélange beaucoup de choses dans son écriture : les instrumentistes sont aussi acteurs, danseurs, chanteurs ; le compositeur est aussi metteur en scène, librettiste ; l’ingénieur du son est un peu chef d’orchestre. Au Balcon se retrouvent aussi des gens qui touchent à tout, qui veulent faire plein de musiques différentes. Cette rencontre avec l’œuvre de Stockhausen a été d’une évidence absolue.

Le Balcon est un ensemble sonorisé, donc le chef d’orchestre n’est plus le seul « maître » à bord. Où commence et où termine votre travail ?

« Quand on voit un spectacle réussi (...), aussi bons soient le chef d’orchestre et le metteur en scène, la première variable qui rend le spectacle réussi est le choix d’avoir réuni ces personnes-là. (...) Les grands directeurs d’opéra ont une vision très forte de « quelle œuvre avec qui », quand, comment, pourquoi. »

Comme beaucoup d’artistes au Balcon, j’ai une double casquette. Je suis à la fois chef d’orchestre et directeur. Le Balcon ayant tout autoproduit ou coproduit dès ses débuts, je suis aussi producteur de nos spectacles et concerts. La production, c’est le premier geste artistique. Quand on voit un spectacle réussi dans une maison institutionnelle, aussi bons soient le chef d’orchestre et le metteur en scène, la première variable qui rend le spectacle réussi est le choix d’avoir réuni ces personnes-là. Le travail du chef d’orchestre, et même du metteur en scène, vient bien après le travail artistique énorme de la part de la maison d’opéra pour choisir une distribution et savoir qui va faire quoi. Parfois, cela va beaucoup plus loin que le choix d’un metteur en scène et d’un chef d’orchestre, et ça se voit. Les grands directeurs d’opéra ont une vision très forte de « quelle œuvre avec qui », quand, comment, pourquoi. Pour moi, c’est ce qui fait aujourd’hui le sens de la liberté artistique. Si on veut faire ce qu’on veut, il faut produire soi-même.

L’offre lyrique actuelle ne correspond-elle pas à vos attentes de spectateur ?

Je ne sais pas, mais ce qui est sûr, c’est que j’ai créé Le Balcon pour voir les spectacles que je ne voyais pas, et pour entendre la musique que je n’entendais pas. En dirigeant ces œuvres, je voulais être au premier rang de ces spectacles dont je rêvais.

« La structure (...) du Balcon ne ressemble pas du tout à celle d’un orchestre, mais plutôt à celle d’une petite maison d’opéra, sans salle. (...) Le modèle de l’artiste producteur est essentiel pour le futur de l’opéra car la production est le cœur artistique de l’opéra aujourd’hui. »

La structure administrative et technique du Balcon ne ressemble pas du tout à celle d’un orchestre, mais plutôt à celle d’une petite maison d’opéra, sans salle. Quand nous travaillons avec une institution, les deux équipes de production se mélangent en une sorte de méta-institution, qui travaille de concert pour le spectacle produit. Je crois beaucoup en ce modèle car les spectacles ont la couleur de leur production avant de ressembler à leurs interprètes. Les spectacles se ressemblent beaucoup aujourd’hui parce qu’ils sont souvent produits de la même manière. Quand on arrive à faire travailler les institutions entre elles, on produit différemment, on peut réellement créer. Le modèle de l’artiste producteur est essentiel pour le futur de l’opéra car la production est le cœur artistique de l’opéra aujourd’hui. Cela se ressent en tant que spectateur. Les journalistes le ressentent de plus en plus, et le public commence aussi à sentir que ce qui ne marche pas dans un spectacle n’est pas forcément dû au metteur en scène ou au chef, mais à quelque chose dans la conception même du spectacle par la maison.

Vous avez surtout eu l’habitude d’opéras de chambre avec Le Balcon, avec une dimension plus soliste que tuttiste. Qu’est-ce qui vous intéresse dans le matériau sonore des orchestres de maisons d’opéra avec lesquels vous travaillez ?

Je vois l’orchestre comme une somme de détails sonores que j’essaie de pousser séparément au degré d’émotion le plus important. Ce que je cherche, c’est que chaque geste instrumental, chaque son, soit chargé expressivement, émotionnellement, mais j’ai aussi une certaine esthétique de la fusion des timbres. J’aime l’hybridation, quand le son d’orchestre est très mélangé et transparent. Il serait difficile de dire si cela a un lien avec ce que j’ai fait au Balcon auparavant. En tout cas, Le Balcon m’a vraiment apporté une vision générale de tous les éléments – orchestre, chœurs, danseurs, chanteurs – ensemble. J’essaie de voir cette globalité comme un geste artistique unique, sur lequel tout le monde puisse se concentrer.

En 2022, la thématique de la nature est commune à trois de vos projets phares : Le Chant de la Terre dans la transcription de Schönberg, l’opéra Like Flesh, la comédie musical La Petite Boutique des horreurs. Message ou coïncidence ?

C’est une coïncidence, mais en est-ce réellement une ? Il ne doit pas y avoir de hasard sur cette question-là, car dans ces trois œuvres le rapport à la nature est tout sauf naïf. Dans Like Flesh, les arbres ont un langage qui leur est propre, ils dénoncent la destruction des ressources naturelles. Eux, qui ont été là avant les êtres humains et le seront encore bien après, ont un texte qui a été difficile à entendre pour certaines personnes.

Dans les poèmes chinois du Chant de la Terre, le message est similaire : « Mais toi, homme, combien de temps vis-tu ? Tu n’as pas cent ans pour jouir de toutes les vanités caduques de la terre ! » Et à la fin de La Petite Boutique des horreurs, même dans un registre absurde et drôle, une plante carnivore détruit l’humanité. Ces dernières années, beaucoup de gens se sont réinterrogés sur leur rapport à leur environnement. Il y a eu aussi l’arrivée fracassante des intelligences artificielles (IA), qui me provoquent une angoisse terrible. De nouveaux outils de génération d’images par IA apparaissent, alors que jusqu’à présent, on vivait dans l’inspiration forte des modèles de la nature. C’était la main humaine qui permettait de créer le beau, aussi bien dans l’art que dans les productions industrielles et architecturales. Maintenant, on se retrouve avec des productions d’IA qui ne sont produites ni par l’homme ni par la nature. C’est en fait une évolution de la capacité d’abstraction. Quand un artiste utilise l’IA, est-il si loin d’un compositeur qui utiliserait un mode opératoire abstrait, comme la fugue ? Jusqu’où une fugue est-elle une production humaine et dans quelle mesure y a-t-il une part de mathématiques, issue de l’abstrait ? Les IA nous emmènent assez loin sur ces questionnements.

Enfant, vous avez eu votre premier grand choc technique et sensoriel avec le dessin animé Aladdin, des studios Disney, dont la musique a été écrite par Alan Menken quelques années après La Petite Boutique des horreurs… Dirigez-vous cette comédie musicale en décembre prochain à l’Opéra Comique par nostalgie des Disney des années 90 composés par Alan Menken (La Petite Sirène, La Belle et la Bête, Hercule…) ?

« J’ai toujours placé Alan Menken au niveau des plus grands, c’est un génie qui possède une force expressive inégalée dans l’écriture. Ce n’est pas pour rien qu’il est l’un des compositeur les plus oscarisés de l’histoire ! »

Le choc d’Aladdin allait au-delà de l’artistique. Je me souviens avoir été bouleversé par le fait de ne pouvoir rien voir d’autre que l’écran, de n’entendre rien d’autre que la musique du film. J’avais l’impression d’être à l’intérieur de l’œuvre. Les Disney n’ont pas vraiment fait partie de mon enfance, je n’ai vu La Belle et la Bête et La Petite Sirène qu’à 18 ans, à l’époque où je découvrais toutes les musiques que je joue aujourd’hui, comme Boulez, Gérard Grisey ou Beethoven. J’ai toujours placé Alan Menken au niveau des plus grands, c’est un génie qui possède une force expressive inégalée dans l’écriture. Ce n’est pas pour rien qu’il est l’un des compositeur les plus oscarisés de l’histoire !

Cela m’a d’autant plus intéressé que la grande réussite des Disney de cette époque, c’est encore une fois leur production, la manière dont le parolier, le compositeur et les dessinateurs ont été réunis. La grande force de Walt Disney, malgré toutes les critiques justifiées qu’on a pu lui faire, n’est pas d’être artiste, mais producteur. Et il produit une œuvre d’art sans être artiste. C’est le point de départ de beaucoup de modèles de production de l’art dans le spectacle, aujourd’hui. Ce modèle a été très inspirant pour moi. Et je trouve qu’il y a une grosse différence entre les films sur lesquels a travaillé Alan Menken, et les autres. C’est pour cela aussi que nous faisons La Boutique avec Le Balcon.

Comment caractériseriez-vous la musique de La Petite Boutique des horreurs ?

La Petite Boutique des horreurs contient des prototypes de chansons des dessins animés postérieurs. Le langage musical de la plante est celui du Génie d’Aladdin, le chœur des trois Grâces préfigure le gospel des muses dans Hercule, comme si La Boutique était une graine de toute l’œuvre d’Alan Menken. Tout y est présent sous une forme originelle, et c’est en ce sens que cette œuvre m’a toujours intéressé. On connaît surtout le film, très rock années 80, mais la comédie musicale a beaucoup d’inspirations années 50-60, avec ce qui vient du jazz, le doo-wop, la country, le gospel, mais aussi ce genre qu’on appelle aujourd’hui le « style Disney », qu’Alan Menken a inventé, et qui est très différent du Hollywood style des années 20-30. La musique a été conçue pour être jouée par cinq ou six musiciens, mais avec Le Balcon, nous avons créé un instrumentarium qui peut l’emmener soit vers le big band soit vers le « style symphonique Disney ». L’œuvre contient tout cela, c’est très beau à découvrir !

Propos recueillis par Thibault Vicq le 20 juin 2022

Le Chant de la Terre, de Gustav Mahler, publié en CD chez b•records en mai 2022, et en concert au Festival de Chambord le 2 juillet 2022

Jakob Lenz, de Wolfgang Rihm, au Festival d’été de Salzbourg le 27 juillet 2022

Like Flesh, de Sivan Eldar, à l’Opéra national de Lorraine (Nancy) du 28 septembre au 2 octobre 2022

Freitag aus Licht, de Karlheinz Stockhausen :
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à l’Opéra de Lille du 5 au 8 novembre 2022
- à la Philharmonie de Paris (avec le Festival d’Automne à Paris) le 14 novembre 2022

La Petite Boutique des horreurs, d’Alan Menken et Howard Ashman, à l’Opéra Comique (Paris 2e) du 10 au 25 décembre 2022

Lulu, d’Alban Berg, au Theater an der Wien (Vienne) du 27 mai au 6 juin 2023

Crédit photo (c) Rudolph Amisano

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