Lucia di Lammermoor, l’exaltation du romantisme

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Sans doute l’une des œuvres les plus populaires de DonizettiLucia di Lammermoor connaîtra un « triomphe inouï » dès sa création au San Carlo de Naples, en 1835, grâce à une composition exaltée et un livret simple et efficace, mais aussi sans doute grâce à ses (nombreuses) interprètes successives.
Diana Damrau est l’une d’elles et la cantatrice reprend le rôle (qu’elle connait particulièrement bien) aux côtés de Charles Castronovo et Ludovic Tézier, à la Royal Opera House de Londres dans une nouvelle production – qui s’annonce « violente et mature ». Signée par la metteure en scène Katie Mitchell qui fait une relecture résolument féministe de l’œuvre, la production est transposée en 1830, à l’heure où les sœurs Brontës ou Mary Anning posaient les fondations des droits des femmes. Katie Mitchell se focalise ainsi à « 100% sur les rôles féminins », Lucia et Alisa, notamment pour expliquer les actes de Lucia et mieux comprendre sa « soi-disant folie ».
En attendant de découvrir cette relecture de l’œuvre dès jeudi 7 avril prochain à Londres, nous revenons sur les origines, l’histoire et le sens de l’œuvre de Donizetti.

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Lucia di Lammermoor connut une véritable résurrection grâce à l’interprétation exceptionnelle qu’en donna Maria Callas lors de sa prise de rôle de Mexico en 1952. Archétype de l’opéra romantique italien, cet ouvrage considéré comme le chef-d’œuvre de Donizetti, a longtemps souffert d’une fausse réputation. Beaucoup n’y voyaient que le brillant d’une éblouissante virtuosité vocale qui en faisait une sorte de graal pour coloratures aux suraigus époustouflants. Maria Callas allait définitivement établir que la fameuse «  scène  de la folie » du troisième acte réclamait autant de sensibilité dramatique que de prouesses techniques.  Lucia di Lammermoor ne pourrait plus désormais se réduire à « un opéra pour prima donna ».

Walter Scott et les brumes de l’Ecosse

En 1819, paraît un nouveau roman de Walter Scott (1771-1832), La Fiancée de Lammermoor. L’auteur écossais est un des écrivains les plus célèbres de son temps et ses romans suscitent un véritable engouement à travers toute l’Europe. On trouve Goethe, Pouchkine ou Balzac au nombre de ses fervents admirateurs.  Lord Byron affirme : «  Scott est l’écrivain le plus étonnant d’aujourd’hui… Je ne connais pas de lecture où je me plonge avec autant de plaisir que dans une œuvre de lui ». Plus d’une jeune femme partageait avec Emma Bovary, l’héroïne du célèbre roman de Flaubert, les infinies rêveries nées de la lecture des ouvrages de Walter Scott : « Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours (…) à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche sur un cheval noir ».    

L’époque est fascinée par l’Ecosse et son romantisme gothique qu’illustre parfaitement La Fiancée de Lammermoor, inspirée à son auteur par un fait divers réel qui s’est déroulé 50 ans avant la parution du roman. L’héroïne de ce drame était une certaine Janet Dalrymple, fille d’un noble écossais, William Dalrymple, Vicomte de Stair. Passionnément amoureuse du jeune Lord Rutherford, Janet s’était promise à lui. Mais, sous l’implacable pression de son père, elle avait dû renoncer à cet engagement pour épouser celui que sa famille lui destinait, David Dunbar. C’est donc avec une mariée au cœur brisé que le mariage avait été célébré, le 12 août 1668. Au cours de la nuit de noces, des cris horribles avaient résonné dans le château, en provenance de la chambre nuptiale. On était accouru – et on avait découvert Janet recroquevillée dans un coin, les yeux hagards, devenue folle, tandis que son mari gisait dans son sang, percé de plusieurs coups de couteau. Contrairement au mari de l’héroïne de Walter Scott, David Dunbar avait survécu à ses blessures tandis que Janet avait succombé sans avoir recouvré ses esprits.      

La Fiancée de Lammermoor va connaître un tel succès que les adaptations théâtrales ou lyriques vont se succéder dès l’année qui suit la parution du roman. Une de ces œuvres homonymes présente un intérêt particulier car elle pourrait avoir inspiré plus directement la Lucia de Donizetti : à Paris, en 1828, on donne au Théâtre de la Porte Saint-Martin, un mélodrame de Victor Ducange (1783-1833) qui met en scène deux des plus grands comédiens de l’époque, Marie Dorval (1798-1849) et Frédérick Lemaître (1800-1876). Dans les années 1810-1830, les compositeurs et les librettistes italiens sont particulièrement intéressés par les mélodrames français qui offrent des réductions de romans ou de pièces en vogue très faciles à transposer en livret d’opéra.

Avant que Donizetti et son librettiste, Salvatore Cammarano (1801-1852) s’en emparent pour en faire un chef-d’œuvre du bel canto romantique, La Fiancée de Lammermoor inspire quatre opéras. Lucia devait marquer le début d’une fructueuse collaboration entre les deux hommes qui allaient se retrouver pour sept autres ouvrages.

De Walter Scott à Donizetti

Différents romans de Walter Scott donnèrent lieu à des opéras. On peut citer notamment Elisabeth au Château de Kenilworth (1829), autre ouvrage de Donizetti ou encore La Dame blanche (1825) de Boieldieu ou La Jolie fille de Perth (1867) de Bizet. Mais Lucia di Lammermoor constitue une réussite exceptionnelle portée par l’incomparable invention mélodique d’un compositeur galvanisé par un scénario parfait.  

Donizetti est alors au faîte de sa gloire. Le musicien vient de donner quelques-uns de ses plus beaux chefs-d’œuvre au répertoire italien en triomphant avec Anna Bolena (1830), L’Elixir d’amour (1832), Lucrezia Borgia (1833) ou Maria Stuarda (1834). En mai 1835, le compositeur arrête son choix sur le tragique destin de la fiancée de Lammermoor pour répondre à la commande du Teatro di San Carlo de Naples. D’emblée, il se sent habité par le sujet, il s’exalte et compose dans la fièvre – si bien que deux mois lui suffisent pour achever son opéra, le 6 juillet suivant. Le travail d’adaptation de Salvatore Cammarano constituait un modèle du genre ; d’une histoire qui multiplie personnages et événements, le librettiste sait extraire un livret simple et efficace construit autour d’une héroïne martyrisée et brisée par la violence des conflits masculins.

La création au San Carlo de Naples, le 26 septembre 1835, sera un triomphe inouï, du début à la fin de l’opéra. Trois jours auparavant, Vincenzo Bellini (1801-1835) était mort brutalement à Puteaux dans des circonstances mal établies. Donizetti devenait donc le chef de file incontesté de l’école lyrique italienne. Il avait été un des premiers à reconnaître l’éclatante réussite des Puritains (1834), le dernier opéra du jeune Bellini. La scène de la folie de Lucia renvoie à celle des Puritains qui voit Elvira, vêtue de ses habits de noces, errer, l’esprit égaré, alors que son fiancé s’est enfui. La folie était déjà la seule issue possible pour Elvira comme elle l’avait été pour Imogène, épouse trahie dans un autre chef-d’œuvre de Bellini, Le Pirate (1827).

Fanny Persiani (1812- 1867) sera la créatrice du rôle de Lucia. À moins de 23 ans, elle s’avère déjà une des interprètes les plus remarquables du moment. La jeune soprano a été la partenaire de la Pasta à la Fenice de Venise dans le Tancrède de Rossini et elle a été encouragée par la Malibran, c’est-à-dire qu’elle a été adoubée par les deux plus grandes divas de l’époque. Le rôle de Lucia restera attaché à Fanny Persiani durant toute sa carrière et elle ira le créer à Paris, à Londres puis à Vienne, toujours avec le même succès. Au-delà de la performance vocale inhérente à ce rôle, un des plus difficiles de tout le répertoire de soprano bel cantiste, elle avait su devenir Lucia, incarner Lucia, faire vivre Lucia. Aujourd’hui encore, c’est ce qui marque la différence entre les chanteuses qui chantent Lucia et celles qui l’incarnent.

Théophile Gautier (1811-1872) parle avec enthousiasme de la voix de Fanny Persiani qui possède « une étendue, une douceur et une vibration surprenantes » et qui lui permet d’aller « sans efforts jusqu’au ré et fa aigus ». Il ajoute : «  Madame Persiani maîtrise et dirige avec une admirable facilité un organe d’une puissance extraordinaire ». Cet avis d’amateur éclairé définit avec pertinence les contours du rôle et permet d’en légitimer différentes approches que ce soit celles de Maria Callas, Renata Scotto, Beverly Sills, Joan Sutherland, Montserrat Caballé et encore June Anderson, Natalie Dessay ou Patrizia Ciofi, pour n’en citer que quelques-unes.
Les interprètes les plus différentes ont voulu aborder le rôle lui donnant chacune une identité nouvelle, souvent à partir de partitions amputées ou transposées. Le triomphe remporté par l’ouvrage lui valut d’être modifié au gré de sa diffusion. La refonte la plus importante étant celle que Donizetti entreprit lui-même pour la création à Paris en 1839. Cette version entrera au répertoire de l’Opéra en 1846 et se maintiendra longtemps en même temps que la version italienne. La partition semble avoir évolué en fonction des goûts de chaque époque. Ce n’est qu’à la fin des années 1970 que de plus en plus de chefs et de chanteurs souhaitèrent rétablir une version originale.

Aimer passionnément, à la folie

Lucia est l’archétype de l’héroïne romantique. À la fin du premier acte, la jeune fille et son amant se redisent la force de leur amour en échangeant des anneaux pour le matérialiser. En exprimant toute la ferveur de sa passion, avec un étrange pressentiment, Lucia l’associe déjà aux plaintes (« lamenti »), à la douleur (« dolor »), aux larmes amères (« amara lagrima »). Ardente et déterminée, elle est définitivement brisée quand elle est contrainte d’abjurer publiquement son amour pour Edgardo à la fin du deuxième acte, point culminant du drame. Cette scène capitale qui progresse comme une sorte de tornade dévastatrice, anéantit toute possibilité de retour en arrière. Désormais Lucia n’a plus d’autre choix que la fuite dans un ailleurs recomposé par son esprit délirant. Edgardo a vu celle qui lui avait donné sa foi signer un contrat de mariage avec un autre. Il a maudit Lucia avant de disparaître dans un tourbillon de fureur. L’action va céder la place aux égarements de la folie, seule capable d’offrir l’illusion d’une réconciliation amoureuse dans l’apaisement du pardon. 

La scène la plus attendue est celle où dans la grande salle du château de Ravenswood, au milieu des invités à ses noces,  Lucia apparaît, semblant «  sortir de la tombe » (acte 3, scène 5). Comme  une somnambule,  elle se parle à elle-même, par bribes. Elle est désormais hors de portée du pouvoir destructeur des hommes. Cette fameuse « scène de la folie » est une des plus célèbres de tout le répertoire lyrique, une des plus difficiles mais aussi une des plus impressionnantes tant vocalement que théâtralement. Elle commence comme dans un rêve : Lucia est passée de l’autre côté du miroir.

Le génie de Donizetti consiste à modeler entièrement la musique sur le texte, reflet des tressaillements intérieurs de l’âme de Lucia. La musique est constamment liée à l’instabilité expressive des sentiments, avec ses alternances d’exaltation et d’abattement. Lucia croit entendre à nouveau la voix d’Edgardo auquel elle s’adresse avec tout son amour : « Io ti son resa » – « Je te suis revenue ». Elle lui demande de s’asseoir auprès d’elle sur la margelle de cette fontaine où ils s’étaient donné rendez-vous pour leurs adieux avant son départ pour la France. Mais le rappel de leur duo d’amour ramène aussi celui du spectre de la morte de la fontaine : épouvantée, Lucia crie à la vue de ce fantôme qui revient la hanter. Elle appelle alors Edgardo à la rejoindre auprès de l’autel et il lui semble soudain entendre l’hymne de leurs noces qu’elle a tant voulues et qu’on leur a volées. « Ardon gli incensi » – « l’encens brûle » : elle voit les torches qui brillent autour d’eux, elle voit le prêtre qui vient les bénir. Elle est heureuse et la mélodie empreinte d’une douceur extasiée, s’élève peu à peu vers ce ciel que sa voix va tenter d’atteindre en s’élevant bientôt par degrés, emportée par quelque chose d’irréel. Maintenant que les barrières de la société et de la raison sont tombées, Lucia connaît une véritable ivresse qui culmine avec ces notes folles. Elle va consumer ses dernières forces en s’adressant à Edgardo pour l’assurer que, dans cet au-delà vers lequel elle se dirige, elle priera pour lui et elle s’exalte jusqu’à un si aigu qui est le signe de sa mort.  

Donizetti avait souhaité un instrument capable d’instaurer un climat d’ « inquiétante étrangeté » pour accompagner la voix de son héroïne. C’est pourquoi il avait choisi l’harmonica de verre qui avait la réputation de créer des troubles nerveux chez les auditeurs qui succombaient à son charme quasi surnaturel. Les difficultés matérielles liées à l’utilisation de cet instrument alors en voie de disparition, avaient contraint Donizetti à le remplacer par la flûte.     

« Elle se laissait aller au bercement des mélodies et se sentait elle-même vibrer de tout son être, comme si les archets des violons se fussent promenés sur ses nerfs » écrit Flaubert pour évoquer les vives sensations que ressent Emma Bovary. La jeune femme assiste à une représentation de Lucia di Lammermoor au Théâtre des Arts de Rouen. Pour Emma comme pour Lucia, le mariage s’est révélé l’obstacle majeur à la réalisation du bonheur. « Pourquoi donc n’avait-elle pas, comme celle-là, résisté, supplié ? » Avec cette interrogation de Madame Bovary se comparant à Lucia, Flaubert instaure un effet de miroir entre deux destinées féminines : son personnage, comme celui de l’opéra, connaîtra la déchéance et la mort pour avoir voulu dépasser les limites de sa condition soumise au bon vouloir et au mauvais pouvoir des hommes.  

On rapporte que c’est « avec » Lucia que Donizetti s’est éteint le 8 avril 1848. Ramené dans sa ville natale de Bergame à la suite de la paralysie cérébrale qui l’avait terrassé, il agonisait sur son lit quand un orgue de barbarie joua sous ses fenêtres le finale de Lucia di Lammermoor. L’œil du mourant s’illumina et on l’entendit murmurer « Ah ! ma Lucia »,  juste avant de rendre son dernier soupir.

Catherine Duault
Tout l'opéra, pour aller plus loin

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