Jean-Romain Vesperini : « L’exigence artistique, la poésie, la liberté »

Xl_jean-romain_vesperini-interview © DR

Demain jeudi 22 avril, aura lieu la première de Boris Godounov à l’Opéra de Monte-Carlo, dans une nouvelle mise en scène de Jean-Romain Vesperini. On s’en souvient, l’homme de théâtre français était arrivé sous les projecteurs lyriques avec sa mise en scène de Faust à l’Opéra Bastille en 2015, diversement appréciée par la critique (et qui n’avait en tout cas pas convaincu notre collègue Albina Belabiod à l’époque). Nous avions été plus séduits, par la suite, par son travail sur Lucia di Lammermoor dans une coproduction entre Rouen, Reims et Limoges (où nous avion vu le spectacle). En attendant d’assister à la production monégasque, nous sommes allés à la rencontre du metteur en scène afin de le questionner sur son cursus de chanteur lyrique, ses influences en matière scénique, ou encore ses choix quant à la scénographie sur ce Boris Godounov monégasque…

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Opera-Online : Vous avez une formation de chanteur (vous avez suivi un cursus comme baryton à la Guildhall School of Music and Drama de Londres). En quoi cela vous aide-t-il au quotidien dans votre travail de metteur en scène ?

Jean-Romain Vesperini : J’ai effectivement suivi une double formation d’acteur (école du théâtre national de Chaillot) et de chanteur à Londres. Et c’est peu dire que cela me nourrit au quotidien dans mon travail avec les artistes. Avoir une connaissance du répertoire, savoir quelle voix est nécessaire pour tel ou tel rôle, lire une partition (ce qui n’est pas nécessairement le cas de tous les metteurs en scène…), sont autant de compétences qui permettent de créer un rapport de confiance immédiat avec les chanteurs et les chefs d’orchestre. Cela m’a aussi permis d’étudier la psychologie du chanteur, son mode de fonctionnement artistique, et c’est évidemment d’une grande aide, car il permet de développer son projet artistique au cours du processus de répétitions.

Vous avez suivi les pas de Georges Lavaudant, Peter Stein, Luc Bondy : pouvez-vous nous éclairer sur la façon dont ils ont influencé votre vision de la mise en scène ?

Pour moi, le métier de metteur en scène, s’apprend, se transmet, dans une dynamique de compagnonnage. J’ai souhaité recevoir l’expérience de ces monstres sacrés en collaborant avec eux. Aussi différents soient-ils dans leur approche du théâtre et de l’opéra, ils ont l’exigence artistique comme dénominateur commun.

Après, pour être plus précis, Georges Lavaudant a été un élément-clef dans mon rapport aux acteurs. J’ai appris à faire confiance, à donner de la liberté aux artistes que je dirigeais. J’ai appris aussi à construire des images fortes. Lavaudant est un poète qui sait retranscrire en image sa vision poétique d’une œuvre dramatique ou lyrique.
Luc Bondy, lui, m’a appris comment créer une atmosphère de travail qui permette à chaque artiste d’apporter sa propre créativité pour enrichir le spectacle. Il y avait dans les répétitions avec Bondy, une instabilité productive et créatrice, chose que j’ai mis du temps à accepter dans mon travail artistique, car je suis au contraire très « droit dans mes bottes » par nature. Peter Stein m’a enseigné entre autres la gestion des ensembles artistiques, dans la tradition de Max Reinhardt. A Salzbourg par exemple, pour Don Carlo, nous avions 120 artistes des chœurs, autant de figurants sur un plateau de trente mètres d’ouverture ou encore pour La Damnation de Faust au Théâtre du Bolshoï, 120 artistes des chœurs et 140 figurants et danseurs… autant vous dire qu’il faut savoir où on va et être au clair dans sa tête.

« Peter Stein me dit toujours, en parlant de Luc Bondy : “Je suis un panzer et il est un papillon”. Cette expression reflète bien les deux personnalités et je cherche à trouver l’équilibre. (...) L'exigence artistique, la poésie, la liberté, voilà ce (qu'ils) m'ont inculqué. »

Peter Stein me dit toujours, en parlant de Bondy : « Je suis un panzer et il est un papillon ». Cette expression reflète bien les deux personnalités et je cherche à trouver l’équilibre entre ces deux notions. Un metteur en scène doit être un panzer car il doit être solide comme un roc pour emmener des ensembles d’artistes, de techniciens, vers la réussite d’un spectacle. Cette responsabilité lui incombe devant le théâtre qui l’a engagé mais aussi et surtout devant le public qui a payé sa place, s’est déplacé, et veut voir un spectacle de qualité. Mais être panzer ne suffit pas car l’art se développe dans la légèreté, la bienveillance, la collaboration. Il faut savoir être agile et se donner la possibilité de changer d’idées, de propositions artistiques.
L’exigence artistique, la poésie, la liberté, voilà ce que ces trois maîtres m’ont inculqué au cours de ces années à leurs côtés.

Où vous situez-vous aujourd’hui par rapport aux mises en scène plus ou moins iconoclastes issues en grande partie du Regietheater qui créent une rupture avec un certain public ? Existe-t-il pour vous une voie raisonnable entre d’une part les mises en scène trop « classiques » qui mènent l’opéra au risque d’être figé dans une forme muséale, et d'autre part les « relectures » qui heurtent une partie du public dans la mesure où il ne retrouve plus l’œuvre qu’il est venu voir ?

Ce qui est muséal, c’est la partition, pas l’interprétation de cette partition. L’interprétation d’une œuvre la rend vivante. Et chaque metteur en scène invité l’est pour l’univers qu’il va apporter à l’œuvre. Je suis personnellement très ouvert sur la question de l’interprétation, ma seule limite étant le respect de la cohérence de l’œuvre.

C’est en revanche assez pénible de voir qu’à l’opéra, on vous catalogue comme « classique », si vous avez des costumes d’époque ou « moderne » si vous placez votre production dans une résidence H.L.M. Il y a une véritable paresse intellectuelle, de la part de certains journalistes notamment, ou pire, un snobisme superficiel, à établir ce genre de catégories. Est-ce que vous allez trouver un film d’époque ringard parce qu’ils sont en costumes d’époque ? Pourquoi en irait-il autrement à l’opéra ?

« L’interprétation d’une œuvre la rend vivante. (...) Pour travailler au théâtre, je me rends compte qu’on ose des choses à l’opéra qu’on ne ferait pas ou plus au théâtre. (...) Et peu m’importe l’interprétation moderne ou classique : quand je suis spectateur, je veux m’échapper et rêver. »

Ce qui rend une mise en scène moderne ou passéiste, c’est la direction d’acteurs. Combien de mises en scène dites « contemporaines » sont totalement figées par absence de direction dramaturgique. Personnellement je n’ai pas de concept a priori. L’œuvre me nourrit à travers son livret, sa musique et je développe mon projet en fonction de la musique et aussi des chanteurs, car à l’opéra on a généralement le casting avant même d’avoir engagé le metteur en scène. J’aime développer la dramaturgie d’un personnage en fonction de l’interprète.

Il y a aussi un cliché tout à fait obsolète, mais qui a la dent dure, et qui pousse certains metteurs en scène à plus chercher le buzz qu’à mettre en valeur une partition. Ce cliché, c’est de dire que l’opéra doit être dépoussiéré… mais de Patrice Chéreau à Dmitri Tcherniakov en passant par Jorge Lavelli ou Robert Carsen, cela fait quarante ans qu’on le dépoussière ! Pour travailler au théâtre, je me rends compte qu’on ose des choses à l’opéra qu’on ne ferait pas ou plus au théâtre. Je suis pour la diversité des styles. J’aime Les Noces de Figaro mis en scène par Giorgio Strehler, Lady Macbeth de Mzensk par Dmitri Tcherniakov, La Fille du régiment par Laurent Pelly, Lulu par Peter Stein…

Pour moi, si on reste dans la cohérence de l’œuvre, on peut faire ce qu’on veut, actualiser, décontextualiser, ou au contraire suivre la partition… chaque œuvre possède ses besoins et son histoire propres. On n’aborde pas La Traviata de Verdi comme Dante de Benjamin Godard. Mais, au final, un spectacle est là pour apporter de la poésie, de l’émotion dans nos existences. Et peu m’importe l’interprétation moderne ou classique : quand je suis spectateur, je veux m’échapper et rêver.

Votre personnalité ne manque pas d’éclectisme : vous avez postulé deux fois pour un poste de directeur d’opéra en France. D’après vous, quels sont les avantages d’avoir des artistes aux postes de directeurs plus que des gestionnaires ?

Mais d’où vient cette idée qu’un artiste ne peut pas être un gestionnaire ! Il faut arrêter de penser que les artistes sont, à l’image d’Assurancetourix, perchés dans leur hutte… un artiste est justement avant tout un gestionnaire. Il doit gérer sa carrière, des finances qui sont irrégulières et pour répondre plus précisément, que fait un metteur en scène qui monte un spectacle ? Il gère des équipes artistiques, techniques, des egos, des conventions collectives, des budgets, des plannings sur des projets qui se montent deux ans à l’avance. Il est la clef de voûte de tout un édifice qui regroupe des centaines d’individus et qui s’appelle un spectacle. L’analogie ne peut être plus grande.

Les tutelles administratives pensent peut-être qu’avoir un administrateur qui leur ressemble est rassurant. Mais au quotidien, le directeur ou la directrice doit gérer des techniciens et des artistes, pas uniquement une administration. Il doit pouvoir parler le même langage, être un collègue qui a fait ses preuves sur le plateau avant d’être un directeur. Cette problématique ne se pose d’ailleurs qu’à l’opéra. Lors des appels d’offre pour diriger des Centres Dramatiques Nationaux, parfois plus important en termes de budget et de ressources humaines, on recrute en effet exclusivement un ou une artiste. Pourquoi en serait-il autrement à l’Opéra ?

Votre nouvelle production de Boris Godounov à l’Opéra de Monte-Carlo (en coproduction avec l’Opéra Grand Avignon) ne peut oublier l’Histoire : la légende Fiodor Chaliapine a chanté le rôle de Boris à Monte Carlo au début du XXème siècle. Est-ce que cela vous met une sorte de pression, comme à l’interprète d’aujourd’hui, la basse russe Ildar Abdrazakov ?

Le fait que Chaliapine ait chanté le rôle à l’Opéra de Monte-Carlo n’ajoute pas spécialement de pression supplémentaire. Même si l’artiste est gravé dans les mémoires pour son interprétation du rôle, il n’en reste pas moins qu’Ildar Abdrazakov est aujourd’hui l’un des meilleurs interprètes du rôle. Il y a plutôt l’idée d’une certaine tradition qui se poursuit et c’est davantage une stimulation qu’un poids ! Par ailleurs, Ildar fait partie de ces artistes qui marqueront, à leur tour, l’histoire du chant. Tout au long des répétitions, j’ai pu voir à quel point le personnage faisait partie de son ADN. Il est impressionnant de justesse et d’émotion :  c’est un artiste rare, un monstre sacré !

Vous montez la version originale initiale de 1869, qui depuis une dizaine d’années devient largement prépondérante par rapport à la version définitive de 1872. Pourquoi ce choix ?

Jean-Louis Grinda a souhaité cette version, d’une part parce qu’elle n’a jamais été produite à l’Opéra de Monte-Carlo. D’autre part, en tant qu’artiste, il était séduit par le fait que cette version se concentre sur le personnage de Boris. On assiste effectivement à l’évolution du caractère, de son couronnement à sa mort. C’est un opéra écrit d’un seul geste et qui exacerbe l’aspect shakespearien du rôle. En tant que metteur en scène de théâtre, je ne pouvais qu’être enthousiaste à l’idée de ce choix.

Ayant aperçu les images représentant les maquettes des décors de votre production, signés Bruno de Lavenère, on remarque que votre décor est découpé en deux parties (un peu comme Nicolas Joël l’a fait dans la scène du couronnement dans sa mise en scène de l’ouvrage…). Ce décor semble étendre cette structure bipartite sur de nombreux tableaux de l’œuvre. Doit-on y voir le symbole de l’irrémédiable scission entre le Tsar et son peuple ?

Il est clair que cette structure permet de mettre en valeur cette séparation. Au cours de mes études au lycée, j’ai été familiarisé avec l’idée que Saint-Pétersbourg avait été bâtie sur les os des serfs qui ont construit la ville. Nous avons repris cette image pour penser la scénographie, avec Bruno de Lavenère.

Mais cette séparation n’est pas là que pour isoler le peuple du pouvoir impérial. Elle est aussi là pour isoler Boris lui-même. L’opéra est un développement de son espace mental. Cette structure m’a ainsi permis de créer des espaces différents au sein d’une même scène et ainsi de « déréaliser » certains rapports entre les personnages.  Cela permet d’appuyer l’idée que certaines situations émanent de l’esprit même de Boris.

N’oublions pas qu’avant d’être un opéra politique, Boris Godounov, tirée de l’œuvre éponyme de Pouchkine, se situe dans la tradition shakespearienne, un parangon de Hamlet ou Macbeth. Un opéra empreint de mysticisme, de fantastique et c’est aussi cela que j’ai voulu raconter à travers cette scénographie.

Quels sont vos projets déjà signés, mais aussi vos rêves de mises en scène d’ouvrages lyriques ?

Je fais un double début cet été. Je mettrai en scène Gianni Schicchi de Puccini dirigé par Kent Nagano, au Napa Valley Festival aux Etats Unis. La saison prochaine, je reviens au théâtre où je mettrai en scène Quadrille en coproduction avec plusieurs théâtres en France. Je serai ensuite à l'Opéra de Saint-Etienne, une maison avec laquelle j’aime beaucoup travailler. La saison sera annoncée au mois de juin. Et puis il y a d’autres projets en cours en Europe et outre-Atlantique… à suivre donc !

Pour le reste, j’ai beaucoup d’envies évidemment. Pour rester dans le répertoire russe, La Dame de pique ou Iolanta de Tchaïkovsky, La petite fille des neiges de Rimsky-Korsakov et puis dans le répertoire français, Don Quichotte de Massenet, Samson et Dalila de Saint-Saëns, entre autres, et des ouvrages plus rares comme La Fedeltà premiata de Haydn, les opéras de jeunesse de Rossini… La liste n’est pas exhaustive, le patrimoine lyrique est tellement vaste !

Propos recueillis en avril 2021 par Emmanuel Andrieu

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