James Gray ou la mise en abîme de l'individu

Xl_james-gray-_-theatre-des-champs-elysees © Théâtre des Champs-Élysées

Cette saison, les cinéphiles attendent aussi voracement Les Noces de Figaro que les lyricomanes férus des frasques de la Comtesse, de Figaro et de Chérubin. Le réalisateur James Gray, grand amateur d'opéra qui en diffuse sur ses tournages « pour y susciter l’émotion », offre en effet sa première mise en scène lyrique sur les plateaux du Théâtre des Champs-Élysées (dès ce mardi 26 novembre), de l’Opéra national de Lorraine et du LA Opera, avant de faire halte au Grand Théâtre de Luxembourg. Si l’intérêt pour cette forme artistique n’est pas nouveau de la part du cinéaste, creusons du côté des thématiques et caractéristiques de son œuvre filmique qui ont pu le mener jusqu’aux commandes de la « folle journée » de Mozart.

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Trilogie Mozart - Da Ponte, premier round ! James Gray commence là où Les Noces initient le cycle, et crée de l’opéra à l’image de son cinéma, pour sa première comédie. Le public découvrant son premier long-métrage Little Odessa en 1994 ne sait pas encore qu’il s’agit de l’épisode 1 d’une série de trois films sur la mafia russe à New York. Le deuxième opus, The Yards (2000), est un matériau d’opéra vériste, des aveux du cinéaste. Le dilemme entre héritage et honneur y scintille dans la photographie crépusculaire de son chef opérateur. La Nuit nous appartient (2007) boucle la boucle du drame familial en se rapportant autant à la tragédie grecque qu’au théâtre shakespearien, deux bases qui ont fait leurs preuves dans l’art lyrique.


The Immigrant (2013), James Gray

Puccini (tendance Suor Angelica) est quant à lui l’inspirateur non-dissimulé de The Immigrant (2013), portrait d’une femme polonaise tentant sa chance aux États-Unis dans les années 20 et prête à tout pour sauver sa sœur de la tuberculose, quitte à se prostituer entre les mains d’un maquereau véreux. Le don de soi et l’omniscience du clan demeurent les fers de lance de James Gray, liés à l’ajout de détails autobiographiques dessinant une implacable cohérence. Ses grands-parents juifs ukrainiens sont arrivés à Ellis Island dans les années 20, et se sont installés dans le quartier de Brighton Beach (à Brooklyn), où se déroule Little Odessa. Son père a été à la tête d’une entreprise sous-traitante du métro de New York, sujette à la corruption avec les officiels de la ville, ce dont le réalisateur a été témoin dans son enfance et s’est inspiré pour The Yards. Le pacte, l’hésitation – entre deux femmes dans Two Lovers (2008) – et la quête – d’une civilisation disparue dans The Lost City of Z (2017) ou dans l’espace pour Ad Astra (2019) – sont les leimotive d’une filmographie ouverte à tous les registres.

Ses mises en scène de cinéma font vivre les personnages dans un cadre plutôt que par leurs simples actions, et s’évertuent à coller à une sincérité psychologique et de mouvements. Il révèle, dans le cas des Noces, qu’il ne cherche en aucun cas à se placer au-dessus de Mozart, mais à rester fidèle à l’esprit du compositeur. Un raisonnement horizontal par le décor, les costumes et les idées d’une époque, qui n’emprisonne pas les rôles dans des stéréotypes. Le sous-texte social de l’opéra, évident dans les confrontations croisées entre maîtres (Comte Almaviva et Comtesse, interprétés par Stéphane Degout et Vannina Santoni) et domestiques (Figaro et Suzanne, Robert Gleadow et Anna Aglatova), n’a cessé d’irriguer les fresques filmées du réalisateur. Le ravin du déterminisme ne peut permettre de faire machine arrière. Ewa, dans The Immigrant, s’obstine dans sa déchéance pour prétendre à l’intégration au sein de la société new-yorkaise, devant deux hommes qui lui promettent monts et merveilles. La question du patriarcat est la toile de fond de ce qui représente cette première production « d’époque », et reprend ses droits dans l’opéra bouffe de Mozart, où les infidélités d’Almaviva sont vengées d’un commun accord entre les parties prenantes. Une autre strate est celle du renoncement vis-à-vis ce qui ne paraît pas vertueux ou injuste (la Lune envahie par le consumérisme d’un centre commercial en ce qui concerne Ad Astra, ou l’austère institution fermée d’esprit de la Royal Geographical Society dans The Lost City of Z), et l'émancipation par rapport au père.


Répétitions - les Noces de Figaro au Théâtre des Champs-Elysées
(c) Vincent Pontet

James Gray atterrit dans la cour des grands pour ses débuts au théâtre à l’italienne, à l’identique de son parcours sans faute dans les festivals majeurs de cinéma (Venise, Cannes, Berlin), d’où il s’est fait en général siffler et snober. Two Lovers est nimbé d’airs de Cavalleria Rusticana, Manon Lescaut, de L’Élixir d’amour et Turandot ; La Traviata et CosÌ fan tutte ont les honneurs de The Lost City of Z. Sont-ce là les premiers échos précurseurs du metteur en scène d’opéra que deviendra James Gray ? La reconstitution d'une époque (le début du XXe siècle) ou d'une communauté ne saurait être plus minutieuse que ce qu'il obtient après des travaux de recherche intensifs. L'authenticité à l' « ancien » saisit également dans l'usage de la lumière. Pour The Yards, le réalisateur convie les clairs obscurs de Georges de La Tour, alors que sur The Immigrant, le chef opérateur Darius Khondji emprunte au Caravage, à une illustration de la pauvreté dans un halo sans misérabilisme. La primordialité du visuel s'annonce comme un tout, un cheminement du destin, ce qui présage une esthétique prometteuse dans Les Noces de Figaro, qu'il nous a déjà été donné d'observer avec les superbes costumes de Christian Lacroix. La concentration sur l'intérieur, physique ou mental, est à l'origine de scènes fabuleuses au cinéma, telles que la course poursuite finale de La Nuit nous appartient, vue depuis l'habitacle d'un des véhicules, ou des passages de transition (dans la salle de repos) entre les voyages spatiaux de Brad Pitt, dans Ad Astra. Mozart a la formidable science de la psychologie dans sa synthèse la plus pure, ce qui s'avère terrain prospère pour le cinéaste.

La première mise en scène du double palmé à Cannes Michael Haneke, plaçait Don Giovanni dans une tour de quartier d'affaires. Si James Gray refuse toute adaptation contemporaine du premier numéro de la collaboration Mozart - Da Ponte, la direction d'acteurs dont il illumine ses longs-métrages, comme son camarade autrichien, promet la même exploration de l'esprit et l'impact d'une analyse exemplaire.

Thibault Vicq

Les Noces de Figaro, de Wolfgang Amadeus Mozart :

Du 26 novembre au 7 décembre 2019 au Théâtre des Champs-Élysées (Paris 8e)
Du 31 janvier au 9 février 2020 à l'Opéra national de Lorraine (Nancy)
Du 6 au 28 juin 2020 au LA Opera (Los Angeles)
Puis au Grand Théâtre de Luxembourg

Crédit photo (c) Théâtre des Champs-Élysées

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