Simon Stone, le défricheur de chefs-d’œuvre

Xl_simon-stone © DR

Dans quelques jours aura lieu la première de La Ville morte, d’Erich Wolfgang Korngold, au Bayerische Staatsoper (Munich). Jonas Kaufmann y effectuera une prise de rôle aux côtés de la soprano Marlis Petersen dans une production de Simon Stone, créée en 2015 au Theater Basel. Revenons sur le parcours de ce metteur en scène trentenaire que les institutions lyriques et dramatiques s’arrachent depuis plusieurs années déjà.

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Les Trois Soeurs à l'Odéon, par Simon Stone (c) Pascal Victor/ArtComPress


La Ville Morte au Theater Basel, par Simon Stone (c) Sandra Then

Les mystères capillaires de Simon Stone cachent une vérité alternative : l’Australiano-Suisse met un point d’honneur à décoder les mythes et le théâtre classique à l’assaisonnement contemporain depuis ses débuts à Melbourne. Au-delà de la simple formule magique de transposition, le metteur en scène est mû par la réécriture pure avec nos références d’aujourd’hui. À la question « Est-ce du Tchekhov ? », il nous fait travailler notre réponse de Normand. Dans Les Trois Sœurs qu'il met en scène en 2017 à l'Odéon, on s’invective avec des hashtags et on chante du Britney Spears autour du piano. Du dramaturge russe, il reste l’insatisfaction permanente de figures dépassées par un ordre qui ne leur correspond pas, plutôt que le texte originel. Simon Stone justifie sa démarche : « Tchekhov fait commencer toutes ses pièces en indiquant qu’elles se déroulent dans le temps présent, et à cet égard je le prends au mot ». Le plateau agit donc comme un miroir pour les spectateurs.

L’effet grossissant fonctionne d’autant plus que les scénographies choisies par le trublion aux yeux bleus évoquent l’étude de laboratoire. Espaces fermés entre trois murs, comme son Thyestes – qui évite de prendre le thème au pied de la lettre et gagne en pouvoir de recontextualisation –, ou boîtes vitrées – notamment le Canard sauvage d’Ibsen – renforcent le sentiment d’expérimentation. Les défis techniques lui collent à la peau : la maison sur plateau tournant d’Ibsen Huis, compilation de l’œuvre d‘Ibsen sur près de quatre heures révélées au Festival d’Avignon en 2017, ou la sidérante Trilogie de la vengeance qu’il a montée en début d’année à l’Odéon - Théâtre de l’Europe, divisant le lieu en trois salles séparées, où se jouaient simultanément trois pièces à des époques distinctes avec les mêmes comédiens qui rejoignaient les trois plateaux par des coursives spécialement conçues.

L’exigence des décors ne fait pas oublier la direction d’acteurs, prise à bras le corps. Par l’improvisation ou la collaboration avec la prestigieuse troupe du Toneelgroep Amsterdam – d’Ivo van Hove –, la finalité reste d’approcher l’alignement des planètes avec notre condition conjuguée au présent. Sa Médée d’après Euripide s’appelle Anna, sort de l’hôpital psychiatrique après avoir tenté d’empoisonner un mari ingrat s’accordant le crédit de la gloire qu’elle lui a apportée. La mythologie croise le fait divers, la chasse aux sorcières n’a plus lieu d’être. Médée, simplement une victime sombrant du mauvais côté ? Les questionnements se confondent avec les enjeux du lyrique, et le Festival de Salzbourg lui laisse les clés pour la Médée de Cherubini, en août 2019. Il nous rend témoins de notre temps à travers ses boîtes à instants, ses tableaux vivants du quotidien brillamment chorégraphiés et des transitions cinématographiques, jusqu’à la station-service où le personnage mettra le feu à la voiture dans laquelle elle a enfermé ses deux enfants. Médée laisse des messages vocaux à Jason, Jason fait son enterrement de vie de garçon et Dircé se prend en selfie dans la boutique de robes de mariée. Simon Stone ne fait pas planer le suspense sur ce qui arrive, il décortique le mécanisme psychologique d’une femme qui commet l’infanticide. La culpabilité se confronte à ce qui ne se voit pas.

Dans La Traviata, à l’Opéra national de Paris, il poursuit le processus d’exploration intérieure en misant sur les oppositions vie privée / vie publique de Violetta : Libiamo au champagne et déclaration d’amour d’Alfredo dans l’arrière-cour près des poubelles, Violetta des villes (dans une pub de parfum) et Violetta des champs (trayant une vache), sentiments exacerbés de vive voix contre discussions futiles par texto, proposent tous d’élargir la cartographie mentale des personnages. Et toujours dans la ronde d’un monde « en pleine mutation », l’histoire tourne plus qu’elle n’avance, avec un dispositif divisant l’histoire en repères visuels délimités concentrant ponctuellement l’action.

Angels in America (Theater Basel, 2015) traite du SIDA dans l’intimité de loges de théâtre, l’endroit pour soi entre la représentation et le retour à l’extérieur. Dans le cas de Lear, d’Aribert Reimann (Festival de Salzbourg, 2017), le metteur en scène se sert collectivement des spectateurs comme témoins de la déchéance d’un homme d’État sur un podium de défilé de mode, dont le parterre de fleurs idyllique qui le couvre pour la répartition du royaume va vite être piétiné par les orgies. La pluie va mouiller le sol, les cadavres vont s’empiler, des figurants vont se baigner dans le sang. Un Lear en slip, en jogging, en blouse d'hôpital, désorienté, puis couvert de blanc avec sa fille Cordelia, à son chevet. Des images indélébiles.


Jonas Kaufmann, répétitions Die Tote Stadt au Bayerische Staatsoper
(c) W. Hösl 
2019

Quelle perception pour le réel, hors de la cruauté et de la violence ? La frontière ténue avec l’illusion est relevée haut la main par l’image et le film noir avec La Ville morte, sa première production d’opéra (Theater Basel, 2016), reprise à Munich dès le 18 novembre. Paul, obsédé par la mort de son épouse, rencontre Marietta, qui ressemble à la disparue, et à la femme fatale du cinéma des années 60 de traverser le spectacle. Des polaroïds du couple tapissent une pièce, l’affiche des films Blow Up et Pierrot le Fou orne les murs du salon et de la chambre. Paul est traqueur et traqué, à la recherche de la vérité et pourtant poussé dans ses retranchements. Nous reconnaissons la patte dont Simon Stone dispose a posteriori : la maison tournante, la science de l’éclairage, le doigt dans les tréfonds de la pensée. Le septième art est la réponse à l’incertitude, et crée un mythe à partir de l’histoire. S’il ne peut réécrire le livret des opéras auquel il donne vie, le metteur en scène fait sortir ses personnages du cadre et de l’écran, les rendant moins héros, plus « normaux ». Il transforme aussi à double sens nos histoires d’êtres humains d’un monde un peu stone en des classiques de destins grandioses. Mon quotidien, supérieur au quotidien d’un personnage d’opéra ? Imaginez un peu Salomé, Iago et la Reine de la Nuit en assemblée générale de copropriétaires !

Thibault Vicq

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