Iolanta, de la nuit à la lumière

Xl_iolanta © DR

En 1892, le Théâtre Mariinsky à Saint-Pétersbourg donne la double création de Tchaïkovski, son dernier opéra Iolanta accompagné du ballet Casse-Noisette. C’est cette même formule composée des deux œuvres aux allures de contes initiatiques que l’Opéra de Paris entend proposer dès ce soir dans une nouvelle production dont le rôle-titre est confié à Sonya Yoncheva, et mise en scène par Dmitri Tcherniakov qui entend en proposer une relecture placée « sous le signe de la peur et de la perte ».
En attendant de la découvrir sur scène*, ou retransmise via de multiples canaux (en direct au cinéma le 17 mars, en ligne sur Culture Box à partir du 19 mars, à la télévision sur France 3 et à la radio sur France Musique le 26 mars), nous (re)découvrons Iolanta et sa dimension quasi psychanalytique dans le contexte de l’œuvre du compositeur.

* En raison d’un mouvement de grève, la première de Iolanta / Casse-Noisette à l’Opéra de Paris ne pourra être donnée comme prévue. Seule une version concert de Iolanta sera présentée ce soir mercredi 9 mars. L'Opéra de Paris le précise sur son site officiel

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Dernier des dix ouvrages lyriques composés par Tchaïkovski, Iolanta fait partie d’une double commande de la direction des Théâtres impériaux pour la saison 1891-1892, consistant en un ballet, Casse-noisette et un opéra. Les deux œuvres furent composées simultanément et créées au cours de la même soirée le 6 décembre 1892 au Théâtre Mariinsky à Saint-Pétersbourg. L’opéra rencontra alors plus de succès que le ballet, préférence démentie ensuite par l’immense notoriété de Casse-Noisette  contrastant avec l’oubli qui allait éclipser Iolanta. Après la mort de Tchaïkovski en 1893, Gustav Mahler assura la création allemande de Iolanta à Hambourg, mais il faudra attendre 1940 pour que le Bolchoï s’engage dans une nouvelle production en ayant pris soin d’effacer soigneusement toute référence religieuse contrevenant à l’idéologie soviétique. Les années soixante-dix allaient marquer le début d’une renaissance de Iolanta  grâce à la magnifique interprétation de la grande soprano russe Galina Vichnievskaïa.

« Est-il possible que les yeux ne soient donnés que pour pleurer ? »

Quand en 2012 on interrogea Anna Netrebko sur les raisons de sa prédilection pour le rôle-titre deIolanta, elle fit une réponse des plus simples : « C’est un opéra magnifique » avec« une musique qui rend heureux ». Elle soulignait ainsi une des qualités essentielles de l’ouvrage, son inépuisable richesse d’invention mélodique mise au service du triomphe de la lumière sur les ténèbres au terme d’un « parcours initiatique » qui rappelle La Flûte Enchantée de Mozart –que Tchaïkovski admirait tant. Anna Netrebko s’étonnait aussi que cet ouvrage, si célèbre en Russie, reste injustement ignoré à l’étranger. On trouverait sans doute un début de réponse dans le caractère tout à fait atypique d’une œuvre dont la séduction réside en grande partie dans sa déroutante originalité.

« Est-il possible que les yeux ne soient donnés que pour pleurer ? ».  Cette douloureuse interrogation de l’héroïne sur l’étrange état de tristesse qui l’oppresse marque le début d’un opéra qui va s’achever dans une sorte d’apothéose radieuse. Tous les protagonistes entonneront un hymne final à la gloire de Dieu qui « luit dans la plus petite des créatures comme la lumière du soleil dans une goutte ». Pour l’empêcher de prendre conscience de sa cécité, le roi René a élevé sa fille Iolanta dans un palais dont l’entrée est interdite sous peine de mort. Afin de recouvrer la vue, elle doit d’abord prendre conscience de son infirmité pour mieux affirmer sa volonté de guérison. Cette œuvre ne met en scène aucun personnage négatif ni aucune action dictée par la méchanceté, l’esprit de vengeance ou l’envie. Seul le roi René fera brièvement preuve d’une apparente cruauté quand il fera semblant de menacer d’exécuter Vaudémont si le traitement qui doit rendre la vue à sa fille échoue. Tout se termine bien sans drame véritable alors que le point de départ était douloureusement placé sous la malédiction d’une cruelle infirmité, la cécité. Dans cet opéra conçu comme un conte initiatique, Iolanta passe de la nuit à la lumière, de l’ignorance à la connaissance de l’amour. On pense tout de suite au ballet qui avait valu à Tchaïkovski un nouveau  triomphe en 1890, La Belle au Bois dormant. Aurore s’éveille d’un long sommeil quand un prince parvient à franchir les ronces et les épines qui entourent le château où elle attend, dans un temps suspendu, la délivrance par l’amour.

Les yeux ne sont pas faits que pour pleurer « dans les ténèbres d’une nuit éternelle ». Quand ils s’ouvrent enfin sur le monde, Iolanta sort du « sommeil » dans lequel la maintenait un amour paternel « aveugle ». Car le bon Roi René commet une grave erreur en retenant sa fille dans un jardin magnifique où aucun étranger ne doit pénétrer sous peine de mort. Comme Rigoletto entendait préserver sa fille Gilda de la cruauté des hommes, le roi veut éviter à Iolanta de découvrir son infirmité et donc la vie. Par excès d’amour il condamne sa fille à une anxiété permanente : 

« Et maintenant chaque journée ne semble me suggérer Que d’étranges et profonds reproches, adressés au destin Par les voix des oiseaux et le bruit du torrent (…) Pourquoi crois-je entendre des sanglots Dans le chant du rossignol ? ». C’est Vaudémont qui révèlera à Iolanta « le désir de voir la lumière et l’univers dans toute sa gloire ».

Pourtant le personnage du chevalier présente une parenté surprenante avec l’héroïne : il prétend lui-même qu’il est « plongé dans un sommeil nocturne », avouant : «  l’amour en moi dort en rêvant ». C’est à la demande d’un célèbre ténor, Nikolaï Figner, que Tchaïkovski rajouta, sur des vers qu’il composa lui-même, cette « Romance de Vaudémont » : « Non les charmes d’une beauté voluptueuse ne me disent rien… ». Doit-on voir dans ce personnage éthéré et presque féminin un écho de l’homosexualité du compositeur ? Ou bien doit-on comprendre que le parcours initiatique de Iolanta se double de celui de Vaudémont qui doit lui aussi s’éveiller à l’amour ? Les deux jeunes gens doivent « mûrir » l’un et l’autre et l’un par l’autre avec le secours d’un personnage-clef, Ibn Hakia. L’énigmatique médecin maure, apporte une dimension exotique inhabituelle chez Tchaïkovski qui se tenait à l’écart de l’orientalisme très présent dans la musique de ses compatriotes.

Dans un opéra romantique et en particulier chez Tchaïkovski, le spectateur ne s’attend pas aux réjouissances d’une réconciliation générale accompagnée d’un chant de louange : Iolanta apparaît donc comme une exception. Si l’on cherche à travers la vie du compositeur les échos de cette fin heureuse et apaisée, on verra  qu’avant les sombres prémonitions de la Symphonie n°6 en si mineur le musicien avait ardemment souhaité connaître cette lumineuse paix intérieure que finit par atteindre son héroïne en triomphant de sa cécité. Le compositeur s’identifie certainement à cette jeune fille qui doit « ouvrir les yeux » pour voir enfin la réalité, comme la Belle au bois dormant de son célèbre ballet ou la trop sentimentale Tatiana d’Eugène Onéguine. Mais le musicien restera désespérément prisonnier de ses contradictions et de ses désillusions. La dernière symphonie de Tchaïkovski, la « Pathétique », fut créée à Moscou le 28 octobre 1893 dix jours avant sa mort. Dans une lettre datée du 11 février 1893, le compositeur écrivait : «  Au cours de mes voyages, j’ai eu l’idée d’une autre symphonie (…Elle) s’appellera simplement ‘Symphonie à programme n°6’. Ce programme est profondément empreint de sentiments subjectifs, et maintes fois, au cours de mes pérégrinations, en la composant mentalement, j’ai beaucoup pleuré. »

Genèse d’une parabole féérique

Il semble que Tchaïkovski ait envisagé dès 1883 d’écrire un opéra à partir de La Fille du roi René, une pièce du dramaturge danois Henryk Hertz (1798-1870) à qui l’on doit une quarantaine d’ouvrages. Cet écrivain, aujourd’hui largement oublié, avait acquis une certaine célébrité, en particulier avec La Fille du roi René, un « drame lyrique » créé en 1845 au Théâtre royal de Copenhague. Appartenant à un genre mixte incluant une partie musicale comme le vaudeville, la pièce se prêtait particulièrement bien à une adaptation pour l’opéra. L’intrigue mettait en scène des personnages historiques dont « le bon roi René de Provence » qui vécut de 1409 à 1480. Hertz s’inspirait librement de la vie de Yolande d’Anjou (1428-1483) qui n’a jamais été aveugle. La volonté de l’auteur n’était donc pas de tracer un portrait réaliste du monarque entouré de ses fidèles sujets et de sa cour. Nous sommes en présence d’une célébration de l’idéal courtois de la chevalerie des XIIème et XIIIème siècles dans le style dit « troubadour » très en vogue à l’époque.  Et si La Fille du Roi René est resté longtemps à l’affiche c’est en raison de l’attrait du public pour une histoire pleine de poésie et de résonances symboliques comme on en trouve dans les contes. L’histoire est traitée comme un conte de fées chargé de significations qui relèvent de la psychanalyse. Tchaïkovski précisera dans une interview donnée en 1892 : « Le sujet m’avait frappé par sa poésie, son originalité, et par l’abondance de moments lyriques ». Comme toujours c’est « la poésie de l’ensemble, l’aspect humain et la simplicité du sujet » qui stimulent la créativité du musicien heureux de s’éloigner «  de toutes ces princesses éthiopiennes, de ces pharaons, de ces empoisonnements, de toute cette emphase » qui peuplent les opéras de Verdi ou de Wagner. Ce que Tchaïkovski dit à propos d’Eugène Onéguine (1879)vaut aussi pour son dernier opéra, Iolanta. Ouvrage intimiste centré autour de personnages absorbés par leur intériorité, Iolanta, ne réserve qu’une faible importance au chœur, ce qui reste exceptionnel dans l’opéra russe.

Le 29 avril 1888 le compositeur assiste à une représentation de la pièce d’Henryk Hertz donnée à Moscou au Théâtre Maly. Le rôle de Iolanta est tenu par une des actrices les plus célèbres de l’époque, Elena Lechkovskaïa (1864-1925). Le directeur du Théâtre rapporte que la justesse exceptionnelle dont l’actrice fit preuve dans son interprétation décida Tchaïkovski à adapter la pièce pour la scène lyrique. Cependant le musicien pensait ne pas trouver facilement la chanteuse capable d’incarner aussi magistralement la princesse aveugle : « Je doute que quelqu’un sache chanter ma Iolanta comme Lechkovskaïa a su la jouer ».

Lorsqu’à la fin de l’année 1890 Tchaïkovski reçoit la commande du directeur des Théâtres impériaux, il choisit naturellement La Fille du Roi René. Il confie la rédaction du livret à son frère Modest qui n’hésite pas à apporter quelques modifications à l’œuvre initiale. L’intrigue suivra un déroulement différent et des personnages seront rajoutés comme celui de Robert de Bourgogne, le fiancé de Iolanta. D’autres subiront des transformations. Le résultat satisfait le compositeur qui se consacre d’abord à l’écriture du ballet pour lequel on lui a imposé comme sujet Casse-Noisette, le conte écrit par E.T.A Hoffmann en 1816. Mais bientôt, Tchaïkovski s’aperçoit qu’il ne pourra pas honorer cette double commande dans le délai imparti et il demande à pouvoir remettre son travail pour la saison 1892-1893. Après un voyage aux Etats-Unis, en juillet 1891, il se consacre à la composition de son nouvel opéra en commençant selon son habitude par une scène-clef, celle du face à face entre Iolanta et Vaudémont, dont il fait un superbe duo. Il continue à travailler parallèlement sur le ballet et passe toute l’année 1892 à corriger ses deux œuvres. On ne sait pas précisément à quelle date fut complètement achevé Iolanta. On peut supposer que ce fut à la mi-décembre.

L’important, c’est la rose

Le cœur de l’ouvrage est constitué par la scène qui réunit Iolanta et le chevalier Vaudémont. Et le moment crucial de leur duo est celui où Vaudémont demande à la jeune fille de lui cueillir une rose « en souvenir de (leur) rencontre et de la chaude couleur de (ses) joues ». Or, Iolanta cueille par trois fois une rose blanche et non pas une rose rouge comme le demande Vaudémont. C’est pour lui la soudaine révélation de l’infirmité de celle qui lui est d’abord apparue « comme une vision céleste d’une pure beauté, comme le fruit d’un rêve délicieux ». Cette scène prouve si besoin en était que l’histoire appelle une lecture psychanalytique. Iolanta présente une fleur blanche symbole de virginité et d’innocence quand Vaudémont demande une fleur rouge symbole de la chair et de la passion. La rose est la fleur qui affirme le désir et dans l’amour courtois elle est aussi l’image sublimée de la femme. Cette fleur, qui révèle son destin à Iolanta en bouleversant le cours de l’intrigue, s’inscrit dans une série de fleurs symboliques dont la floraison jalonne l’histoire de l’opéra : depuis le camélia de Violetta dans La Traviata (1853) en passant par la fleur ensorcelée de Carmen (1875) ou la rose d’argent du Chevalier à la rose (1911) de Richard Strauss.

Une vieille rivalité entre Tchaïkovski et Rimski-Korsakov (1844-1908) a poussé ce dernier à dénoncer un emprunt dans l’air du chevalier qui répond à la question de Iolanta « Qu’est-ce que la lumière ? ». Cette réponse,  « La première merveille de la création… »,Rimski-Korsakov reproche à  Tchaïkovski de l’avoir empruntée à une romance du compositeur Anton Rubinstein (1829-1894) qui mettait en musique un poème de Lermontov dont les premiers vers sont : «  Ouvrez-moi les portes de la geôle Rendez-moi à la lumière du jour… ». Il s’agit plutôt d’une réminiscence thématique et musicale que d’un emprunt grossier comme le pense Rimski-Korsakov.

Subtile construction portée par un continuum de mélodies élégiaques, Iolanta fut d’emblée critiquée comme une simple « succession de romances », sans égard pour la  grande qualité du livret rédigé par le frère de Tchaïkovski. La surprenante originalité de l’introduction confiée aux instruments à vents – qui semble faire pénétrer l’auditeur dans la nuit intérieure de Iolanta, avait suscité la totale désapprobation de Rimski-Korsakov. D’une grande concision avec son action resserrée et son petit nombre de personnages, Iolanta est très éloigné des grands tableaux d’Eugène Onéguine (1879)ou de La Dame de Pique (1890),que Tchaïkovski a réservés au ballet Casse-Noisette présenté le même soir à la création. C’est une œuvre attachante qui possédait pour Tchaïkovski une qualité essentielle, celle de l’émouvoir et de lui permettre de s’identifier à son héroïne qu’il fait vivre de sa musique lumineuse et enflammée.

Catherine Duault

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