Claudio Monteverdi, la voix des émotions

Xl_claudio-monteverdi-voix-des-emotions © OOL

Si rares sont les opéras de Claudio Monteverdi à nous être parvenus, on considère aujourd’hui le compositeur comme l’inventeur du théâtre lyrique et de l’opéra moderne. En cette « année Monteverdi », marquant les 450 ans de sa naissance, nombre de maisons d’opéra lui rendent hommage – que ce soit l’Opéra royal de Versailles qui programmait l’Orfeo avec les Arts florissants, l’Opéra de Lyon qui ressuscitait Le Couronnement de Poppée dans la mise en scène de Klaus Michael Grüber ou encore le Théâtre des Champs Elysées imaginant une nouvelle production du Retour d’Ulysse dans sa patrie, entre autres.
Mais au-delà de l’importance historique de Monteverdi dans l’histoire de l’opéra, l’œuvre du « divin Claudio » a passé les suffrages du temps grâce à son « étonnante capacité à donner une voix à tous les sentiments ». En ce jour anniversaire (Monterverdi a vraisemblablement été baptisé le 15 mai 1567), nous revenons à la fois sur son caractère révolutionnaire et son talent incroyable pour exprimer les émotions humaines en musique.

***

On imagine mal aujourd’hui le profond oubli dans lequel était tombé Claudio Monteverdi (1567-1643), un des compositeurs les plus inventifs de l’histoire de la musique. Ce n’est qu’au début du XXème siècle que l’on redécouvre ce musicien, d’abord identifié comme le maître incontesté du madrigal. Puis en passant de l’oubli à une renaissance éclairée par l’admiration la plus fervente, celui qui fut appelé le « divin Claudio » est propulsé au rang de véritable « révolutionnaire », comme seul pouvait l’être le génial inventeur de l'opéra. Avec La Favola d’Orfeo, créée en 1607, à Mantoue, Monteverdi donne naissance au théâtre lyrique tel que nous le connaissons encore aujourd’hui. En réalité, c’est parce qu’il se tient à la croisée des chemins que le compositeur poursuit avec succès un long processus entamé bien avant lui. Dans le sillage de la création de l’Euridice (1600) de Jacopo Peri, Monteverdi réalise la synthèse de différentes traditions musicales avec la volonté de subordonner la forme à l’expression des sentiments. La musique se met au service de la parole poétique. Toutes les ressources du théâtre et de la poésie, du chant et de la musique instrumentale sont mobilisées dans cette aventure esthétique commencée avec la pratique de l’art du madrigal, porté à son plus haut degré de raffinement par Monteverdi. Un des principaux traits de son génie, qui se manifeste aussi bien dans ces œuvres religieuses que profanes, est son étonnante capacité à donner une voix à tous les sentiments.
Dès ses premières compositions de jeunesse, Monteverdi s’attache à développer son talent pour restituer en musique la variété et la subtilité des affects humains afin d’émouvoir ses auditeurs. Cette exigence esthétique conduit le musicien à expérimenter et à modifier constamment son vocabulaire musical dans une totale liberté d’invention. Avec Monteverdi la musique sort des limites du divertissement et de la pure virtuosité pour devenir un moyen d’expression exceptionnel. Brillant héritier et génial novateur, le musicien aura su jusqu’à la fin de sa très longue carrière concilier passé et modernité en faisant le lien entre la fin de la Renaissance et le commencement du Baroque.

« Le produit d’un autre moi »

Longue, studieuse et sans grand relief, la vie de Claudio Monteverdi semble s’effacer devant celle de son œuvre, pleine de passion, de modernité et d’audace. Le musicien a laissé près de cent vingt-six lettres qui n’éclairent qu’en partie une personnalité assez insaisissable. Le manque d’argent est un sujet récurrent dans cette correspondance. Le musicien y parle de musique mais aussi beaucoup des diverses maladies qui l’empêchent de faire face à ses commandes. Nulle confidence vraiment intime ne vient émailler cet ensemble épistolaire qui s’étend sur plus de quarante années, c’est-à-dire de 1601 à la veille de sa mort en 1643.


Claudio Monteverdi ; © DR

Doit-on en conclure qu’une relative misère et un surmenage excessif ont dominé la vie de Monteverdi ? Etait-il une sorte d’hypocondriaque que le succès ne parvenait pas à apaiser ? Ses plaintes constantes sont-elles nourries par sa difficulté à accepter l’état de courtisan que lui imposait sa place de musicien au service de l’imprévisible Duc de Mantoue ? «  Le Seigneur Duc m’a toujours accablé de travail et jamais pour m’apporter quelque joie profitable ». Conscient de sa valeur, le musicien n’hésite pas à reprocher à un employeur de l’avoir « bien peu payé en retour de l’honneur qu’il lui a fait en lui offrant le fruit de son travail et de ses méditations ». Comment accepter qu’un créateur aussi fécond et éblouissant ait été un homme assez ordinaire qui se plaint de n’être jamais payé dans les délais et qui s’invente parfois des prétextes pour justifier ses propres retards ?

Quoi qu’il en soit, on peut vouloir se dispenser de rechercher une concordance parfaite entre la vie personnelle de Monteverdi et son œuvre qui n’en serait que le reflet. Ce qu’écrivait Marcel Proust dans Contre Sainte-Beuve peut être aisément transposé de la littérature à la musique : « un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices ». C’est la vie intérieure de l’artiste qui se manifeste dans son œuvre. L’activité créatrice puise son origine et sa force dans le moi profond et il n’est pas nécessaire de parer Monteverdi de toutes les vertus pour être touché par la lumineuse beauté de sa musique

Enfance, Adolescence, Jeunesse

Monteverdi est né à Crémone où sa famille était fixée depuis le début du XVème siècle. Le registre paroissial de l’église Saint-Nazaire et Saint Celse porte mention de son baptême le 15 mai 1567. Claudio est l’aîné des cinq enfants de Baltazar Monteverdi, un médecin dont la correspondance laisse percevoir un homme cultivé, aussi impliqué dans l’exercice de son métier que dans l’éducation de ses enfants. La famille Monteverdi a compté quelques facteurs d’instruments et Baltazar aime sincèrement la musique. On ne sait rien en revanche de la personnalité de la mère de Claudio qui devait disparaître très jeune.


Dôme de Crémone ; © DR

Monteverdi manifeste rapidement de véritables dons musicaux. Il est initié à la musique dès son plus jeune âge, ainsi que son frère cadet Giulio-Cesare destiné lui aussi à une carrière musicale : ce dernier aura toujours une grande admiration pour son frère aîné auquel il manifestera une fidélité exemplaire. La vocation de Monteverdi fut encouragée par son père qui le confia à un professeur réputé, Marc’Antonio Ingegneri (vers 1550-1591), Maître de chapelle de la cathédrale de Crémone. Ce remarquable pédagogue était un des premiers polyphonistes de son époque : il a laissé une œuvre importante regroupant des messes, des motets et des madrigaux, ces chansons polyphoniques profanes caractérisées par une écriture très savante, dont le style s’est développé durant le XVIème siècle sous l’impulsion d’éminents musiciens comme Roland de Lassus (1532-1594).

Guidé par Ingegneri, le jeune Claudio acquiert une solide formation. Il apprend l’orgue et le violon avec une attention particulière aux timbres de chaque instrument, ce dont il se souviendra dans ses futures créations marquées par le rôle grandissant de l’orchestre. Le musicien s’attachera à employer les instruments pour caractériser les différentes situations dramatiques, ce qui fera de lui le premier compositeur véritablement soucieux du coloris orchestral et de l’instrumentation. Monteverdi apprend également à cultiver sa voix comme cela se fait à une époque où les compositeurs savaient chanter. Il se révèlera d’ailleurs fin connaisseur des voix comme le montrent ses exigences dès qu’il s’agit du choix de ses interprètes. A l’instar de son maître, Claudio excelle dans l’art du contrepoint. Enfin, pour compléter et parfaire cet enseignement musical, le jeune homme reçoit une culture humaniste classique.

L’adolescent s’adonne à l’étude avec toute l’application et la rigueur qui caractérisent déjà sa personnalité si bien qu’en 1582, à l’âge de 15 ans, il publie son premier ouvrage, les Sacrae Cantiunculae, un recueil de vingt motets à trois voix, bientôt suivi des Madrigali spirituali (1583) et des Canzonette d’amore (1584). En 1587, le Premier Livre de madrigaux marque le véritable début de la carrière publique de Monteverdi.

Le Second Livre de Madrigaux (1590) porte encore la mention « discepolo del Signor Marc-Antonio Ingegneri », qui sera absente du Troisième Livre, paru en 1592. C’est qu’entre-temps Monteverdi a obtenu un poste de joueur de viole à la cour du Duc de Mantoue et il s’est désormais totalement affranchi de l’influence de son maître pour trouver son propre style dont l’évolution portera en germe l’invention de l’opéra.

À la cour de Mantoue

C’est à Mantoue, à  la cour des Gonzague, que Monteverdi va cultiver l’art du madrigal qu’il portera à son plus haut point de perfection. Le musicien doit son nouveau poste à la protection d’un noble milanais, le seigneur Ricciardi, qui lui a ouvert les portes de cette cour prestigieuse où règne Vincent 1er de Gonzague (1562-1612), duc de Mantoue, un homme très cultivé mais aussi très fantasque. 


Vincent 1er de Gonzague ; © DR

Mantoue a vu se succéder tous les plus grands noms de la musique, de Palestrina (vers 1525-1594) à Luca Marenzio (1553-1599). Mécène fastueux et collectionneur passionné, le duc sait s’entourer de peintres comme Rubens (1577-1640) ou de poètes comme le Tasse (1544-1595). Monteverdi a grandement bénéficié de l’effervescence intellectuelle et artistique qui faisait la réputation de la cour de Mantoue, même s’il semble y avoir mené une existence assombrie par les tracas financiers. Le compositeur a épousé Claudia Cattaneo, une chanteuse, fille d’un musicien du duc. Claudio et Claudia auront deux fils, Francesco et Massimiliano dont Monteverdi surveillera l’éducation avec la plus grande attention.    

Romain Rolland notait que la Renaissance se caractérise par une volonté d’introduire « la vie sous les formes glacées et architecturales du Moyen-Age ». L’art collectif et anonyme fait place aux aspirations individuelles de l’artiste qui crée et suit ses propres lois. Monteverdi s’inscrit d’emblée dans ce mouvement. Il souhaite faire de la musique un art de l’expression en s’affranchissant du formalisme. C’est pour atteindre une plus grande expressivité qu’il transforme l’héritage de ses devanciers en rompant avec la complexité de la polyphonie. Une grande liberté d’écriture faisait du madrigal une forme musicale idéale pour l’artiste qui cherchait à exprimer sa sensibilité en s’inspirant d’un texte poétique. Pendant près d’un siècle, le madrigal règnera sans partage jusqu’à ce qu’il disparaisse progressivement avec l’avènement de l’opéra, un genre nouveau dont il avait lui-même préparé la venue.

Nommé Maître de la Chapelle ducale, Monteverdi publie en 1603 son Quatrième Livre de madrigaux où il propose pour la première fois aux interprètes l’accompagnement d’« une basse continue », une des pratiques fondamentales de la musique baroque. Le compositeur n’écrit pas toute l’harmonie de l’accompagnement de la voix, il n’en livre qu’une épure et c’est aux musiciens de la reconstituer librement selon leur propre inspiration. Le Quatrième Livre remporte un immense succès.

Naissance de l’opéra

Un certain mystère entoure la première représentation de l’Orfeo de Monteverdi dont le rôle fut déterminant dans l’histoire de l’art lyrique. Le 6 octobre 1600 on donne à Florence, au Palazzo Pitti, l’Euridice de Jacopo Peri (1561-1633) qu’on considère comme le premier opéra. 


Manuscrit de l’Orfeo de Monteverdi ; © DR

Monteverdi assiste à cette création. L’ouvrage accompagne les festivités du mariage  d’Henri IV et de Marie de Médicis. Le 24 février 1607, l’Orfeo de Monteverdi voit le jour dans un contexte bien différent. La représentation est destinée à un public d’amateurs très éclairés, les membres de la prestigieuse « Accademia degli Invaghiti », un cercle d’érudits et d’aristocrates présidé par le prince héritier François de Gonzague qui est le véritable commanditaire de l’Orfeo. C’est lui qui a souhaité que Monteverdi rivalise avec Jacopo Peri en s’emparant du même sujet que lui, le mythe d’Orphée. La commande de François de Gonzague apparaît clairement comme un geste politique : il s’agit de poursuivre l’entreprise initiée par Peri avec son Euridice et de se mesurer ainsi aux Médicis qui ont su faire de Florence une ville moderne, acquise aux idées nouvelles. On fait d’ailleurs venir de Florence un célèbre castrat, Giovan Gualberto Magli, auquel on confie deux ou même vraisemblablement trois rôles féminins, tandis que le rôle-titre sera tenu par le ténor Francesco Rasi qui avait déjà participé à la création de l’Euridice de Peri. 

Cependant on ignore si l’Orfeo a vraiment été joué sur scène car les témoignages de l’époque ne commentent que la musique. On est sûr cependant que le succès fut retentissant. L’exceptionnelle qualité de l’œuvre séduisit d’emblée les spectateurs, ce qui détermina le Duc de Mantoue à organiser une seconde représentation « devant les dames de la ville ». Avec La Favola d’Orfeo l’opéra quitte le champ de l’expérimentation pour trouver sa structure, sa cohérence dramatique et son langage musical d’où découle son inépuisable potentiel émotionnel.

Malgré la mort de sa jeune femme en septembre 1607, Monteverdi se lance dans la composition d’un nouvel opéra à la demande du Duc de Mantoue. En 1608, à l’occasion du mariage de François de Gonzague, est créé Arianna, un « dramma per musica » dont ne nous est parvenu que le Lamento, dont l’immense retentissement entraîna de nombreuses imitations. Le musicien a mis tout son art de l’expressivité au service de ce qu’il appelle lui-même le jeu des « passions opposées à mettre en musique ». Arianna est accompagné d’un autre ouvrage, Il Ballo delle Ingrate (1608).

La tentation de Venise

L’atmosphère se détériore peu à peu à la cour de Mantoue. Monteverdi aspire à une vie plus sereine et confortable auprès d’un mécène plus généreux. C’est dans cet espoir que Monteverdi compose une Messe et des Vêpres de la sainte Vierge qu’il offre  au pape Paul V en 1610. En février 1612, la mort du duc va changer le cours des événements car son successeur ne souhaite pas garder le musicien à son service. Monteverdi retrouve sa ville natale avec pour tout bagage « vingt écus après vingt et un ans de service ». Heureusement, en août 1613, le compositeur est nommé maître de chapelle à la basilique Saint-Marc de Venise. En accédant à cette charge prestigieuse, Monteverdi s’installe durablement dans l’aisance et la célébrité.


Francesco Cavalli ; © DR

Pendant trente ans le musicien se consacrera essentiellement à la musique religieuse sans pour autant abandonner la musique profane. Il honore des commandes publiques ou privées et dispense son enseignement à ses élèves au nombre desquels figurent Francesco Cavalli (1602-1676) ou Heinrich Schütz (1585- 1672). Monteverdi publie encore quatre nouveaux recueils de madrigaux. Dans le Livre VII, le compositeur répertorie les moyens musicaux permettant d’exprimer toute une palette de sentiments : la douleur et la joie, la jalousie et la colère, ou encore l’impatience et le courage. La préface énonce clairement le caractère expérimental et novateur de son entreprise :

« Il m’a paru fou de faire savoir que c’est de moi que sont venues les recherches premières et les premiers essais dans ce genre, si nécessaire à l’art musical et faute duquel on peut dire honnêtement que cet art était demeuré imparfait jusqu’à présent ».

En 1631, Monteverdi perd son fils Francesco lors de la grande épidémie de peste qui ravage Venise. Est-ce la douleur qui le pousse à entrer dans les ordres en 1632 ? Son inspiration demeure pourtant toujours aussi féconde comme en témoigne le Huitième Livre de madrigaux guerriers et amoureux (1638) dont plusieurs pages se présentent comme autant de scènes d’opéra, tel Le Combat de Tancrède et Clorinde.

Le « couronnement » de Monteverdi

Jusqu’à sa mort survenue à soixante-seize ans, le 29 novembre 1643, la grande préoccupation de Monteverdi reste l’opéra. L’évolution et le potentiel de ce genre en pleine éclosion stimulent son inspiration. Malheureusement la plupart de ses ouvrages ont été perdus et trois seulement nous sont parvenus : OrfeoLe Retour d’Ulysse dans sa patrie (1640) et Le Couronnement de Poppée (1643), le dernier composé et le premier à s’inspirer de personnages et d’événements historiques.


Tombe de Monteverdi dans la basilique Santa Maria Gloriosa dei Frari ; © DR

Couronnement de la carrière d’un compositeur de 75 ans dont la renommée s’étend sur toute l’Europe, cet ultime chef-d’œuvre est celui de tous les possibles. De cet ouvrage fondateur et visionnaire ne reste qu’une partition mentionnant les portées de chant et de basse continue, sans autre précision instrumentale comme il était d’usage à une époque où les musiciens pratiquaient couramment l’improvisation.

De son premier Livre de madrigaux, paru en 1587, jusqu’à son neuvième et dernier, publié à titre posthume en 1651, Monteverdi s’est attaché à explorer le potentiel expressif de la parole mise en musique et toute cette expérience se retrouve dans son théâtre musical. L’extraordinaire richesse de l’écriture est toujours en accord avec la situation dramatique. Monteverdi semble jouer de tous les styles et de toutes les formes pour parfaire la caractérisation de ses personnages et mettre à nu leur intériorité. Souvenons-nous que le musicien confiait : « Ariane m’émouvait parce que c’était une femme, et Orphée m’incitait à pleurer parce que c’était un homme et non pas le vent ». L’émotion est au cœur de la musique de Monteverdi qui continue de s’adresser par-delà les siècles à l’imagination et à la sensibilité des mélomanes. 

Catherine Duault

Pour aller plus loin

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading