Orfeo, un ouvrage fondateur

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En cette fin de semaine, la Chapelle royale puis la Galerie des Glaces du château de Versailles accueilleront à la fois le Monteverdi Choir et les English Baroque Soloist dirigés par Sir John Eliot Gardmer pour interpréter successivement les Vêpres de la Vierge puis surtout l’Orfeo de Claudio Monteverdi.
Une œuvre lyrique sublime et fascinante, « savante et composée pour un public d’érudits », porteuse d’enjeux politiques (une réponse de la cour de Mantoue à la puissance culturelle des Médicis), mais aussi cruciale dans l’histoire de l’opéra dont elle pose les bases dès 1607. On examine plus en détails cette œuvre fondatrice dans son contexte historique.

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En 1607, à Mantoue, Monteverdi invente le théâtre lyrique tel que nous le connaissons encore aujourd’hui. Avec La Favola d’Orfeo ce musicien de génie donne à l’opéra, né quelques années auparavant, sa structure, sa cohérence dramatique et son langage musical d’où découle son inépuisable potentiel émotionnel. La musique sort des limites du divertissement pour devenir un moyen d’expression exceptionnel. Dans le sillage de la création de l’Euridice de Jacopo Peri qui marque la naissance de l’opéra en 1600, Monteverdi réalise la synthèse de différentes traditions musicales avec la volonté de subordonner la forme à l’expression des sentiments. Le compositeur utilise toutes les ressources du théâtre et de la poésie, du chant et de la musique instrumentale, pour créer le premier chef-d’œuvre de l’art lyrique. Façonné par ce musicien novateur, le récitatif devient le chant de l’âme humaine. C’est pourquoi, le premier opéra de Monteverdi n’en finit pas d’exercer son pouvoir de séduction et de fascination sur les mélomanes du monde entier.

Naissance politique d’un ouvrage fondateur

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, un certain mystère entoure la première représentation de cet opéra dont le rôle fut déterminant dans l’histoire de l’art lyrique. La « naissance » d’Orfeo eut lieu dans une relative discrétion ; elle ne suscita d’abord que peu de commentaires car l’ouvrage n’était pas composé pour agrémenter une circonstance particulière comme la plupart des spectacles musicaux de l’époque. Nul besoin pour Monteverdi de s’exposer aux exigences d’une grande fête princière ; il allait pouvoir expérimenter librement sur un public de connaisseurs un nouveau genre de spectacle alliant texte et musique en une synthèse parfaite. On peut rappeler que l’Euridice de Jacopo Peri (1561-1633), considéré comme le premier opéra, était une réjouissance princière offerte aux aristocrates venus assister à une noce royale. Donnné à Florence au Palazzo Pitti le 6 octobre 1600, il accompagnait les festivités du mariage  d’Henri IV et de Marie de Médicis. Rien de tel pour l’Orfeo de Monteverdi d’abord réservé à un public d’amateurs très éclairés, les membres de la prestigieuse « Accademia degli Invaghiti », un cercle d’érudits et d’aristocrates. Cette docte assemblée était présidée par le prince François de Gonzague commanditaire de l’Orfeo. Ce mécène avisé participe de très près aux importants préparatifs qui précèdent la première représentation. C’est lui qui a voulu que Monteverdi rivalise avec Jacopo Peri en s’emparant du même sujet que lui, le mythe d’Orphée. C’est donc tout à fait naturellement que François de Gonzague choisit les interprètes et prend l’initiative de faire imprimer et distribuer le livret afin que les spectateurs puissent lire le texte en écoutant la musique. On fait venir de Florence un célèbre castrat, Giovan Gualberto Magli, auquel on confie deux ou même vraisemblablement trois rôles féminins, tandis que le rôle-titre sera tenu par le ténor Francesco Rasi qui avait déjà participé à la création de l’Euridice de Peri.  

Cependant on ignore si l’ouvrage a vraiment été joué sur scène car les témoignages de l’époque ne commentent que la musique. Dans sa Dédicace à François de Gonzague, Monteverdi use d’une formule imprécise : « ‘La Favola d’Orfeo’, qui fut représentée naguère sous les auspices de Votre Altesse Sérénissime sur la scène étroite de l’Accademia Degli Invaghiti, devant maintenant comparaître sur le grand Théâtre de l’univers et être montrée à tous les hommes… ». On ne sait pas exactement dans quel lieu fut créé l’ouvrage même si l’on estime que ce fut dans l’une des deux grandes salles du Palais ducal de Mantoue. On est cependant sûr que L’Orfeo fut donné en ouverture du carnaval le 24 février 1607 devant les membres de l’ « Accademia degli Invaghiti ». Le succès fut retentissant. L’exceptionnelle qualité de l’oeuvre séduisit d’emblée les spectateurs, ce qui détermina le Duc de Mantoue à organiser une seconde représentation « devant les dames de la ville », le 1er mars. Une troisième représentation fut envisagée mais il semble qu’elle n’ait  pas eu lieu.

Pour apprécier les conditions dans lesquelles travailla Monteverdi, il est nécessaire de préciser le rôle déterminant que jouèrent dès le XVème siècle les « Académies » dans une Italie devenue la véritable patrie de l’Humanisme. Dès 1459, Cosme de Médicis (1419-1474) favorise la création d’un premier cénacle d’érudits qui se réuniront à la villa de Carregi autour du poète et philosophe Marsile Ficin (1433-1499), figure marquante du néo-platonisme chrétien durant la Renaissance florentine. Fonctionnant sur le modèle de l’Académie, la célèbre école philosophique de Platon, « L’Achademia Careggiana » poursuivit ses activités jusqu’à la mort de Laurent le Magnifique (1449-1492). L’effervescence intellectuelle que connaît l’Italie de la Renaissance favorise l’éclosion de ces cercles réunissant sous l’égide des Princes, lettrés et scientifiques, poètes et musiciens, aristocrates et riches bourgeois. Durant les années charnières entre le XVIème et le XVIIème siècle, les cours italiennes veulent toutes s’enorgueillir d’un de ces cénacles qui constituaient de véritables laboratoires d’idées. C’est dans ce climat d’émulation que les musiciens italiens se mirent à concevoir les modalités d’un nouveau genre de spectacle dramatique, « le dramma per musica », (le drame en musique) qui allait devenir  l'opéra. Musicien à la cour des Médicis,  Jacopo Peri (1561-1633) était précisément une des figures marquantes d’un cercle d’artistes réunis autour du comte Bardi, la fameuse « Camerata fiorentina ». On s’y interrogeait sur les formes musicales héritées de l’Antiquité et sur la possibilité de faire revivre le drame lyrique. On pensait alors que la poésie et la tragédie antiques  avaient été entièrement chantées et qu’il convenait de revenir à ce glorieux âge d’or en instaurant un nouvel équilibre entre texte et musique. L’Euridice est le fruit des préoccupations esthétiques qui passionnaient les éminents membres de la « Camerata fiorentina ». Les princes mécènes vont avoir à cœur d’affirmer leur pouvoir en mettant en valeur la puissance de leur Etat à travers une politique culturelle de soutien à l’opéra naissant.

Parmi le brillant auditoire convié à découvrir l’Euridice de Peri se trouvait le duc Vincent de Gonzague, protecteur de Rubens et du Tasse. En 1590, Claudio Monteverdi était entré au service du duc, devenant ainsi le compositeur de la cour de Mantoue. Pour rivaliser avec la cour florentine des Médicis et égaler les prouesses de sa « Camerata fiorentina », François, le fils du duc Vincent de Gonzague, commande à Monteverdi un spectacle initialement destiné à ses noces avec Marguerite de Savoie. Ce mariage n’aura finalement lieu qu’en 1608 et trois nouvelles œuvres seront alors commandées à Monteverdi. Au-delà de ces circonstances anecdotiques, la commande de François de Gonzague apparaît clairement comme un geste politique : il s’agit de poursuivre l’entreprise initiée par Peri avec son Euridice et de se mesurer ainsi aux Médicis qui ont su faire de Florence une ville moderne, acquise aux idées nouvelles. Un détail d’importance signale l’intention politique qui fut à l’origine de la naissance d’Orfeo : après avoir organisé les représentations et présidé au choix des interprètes, François de Gonzague a tenu à faire imprimer la partition de Monteverdi destinée à immortaliser la grandeur de sa famille. Très peu nombreux sont les opéras qui furent imprimés au XVIIème siècle et seul l’Orfeo a bénéficié de deux éditions en 1609 et 1615, alors que les deux autres opéras de Monteverdi, Il Ritorno d’Ulisse in Patria (1640) et L’Incoronazione di Poppea, son ultime chef-d’œuvre représenté à Venise en 1643,  ne nous sont parvenus que sous forme de copies manuscrites. La dédicace rédigée par Monteverdi est très claire. S’adressant à François de Gonzague pour lui confier la destinée de sa « Favola d’Orfeo », le compositeur souligne : « Aussi est-ce à Vous qui, comme une bonne étoile, avez présidé à sa naissance (…) que je la dédie humblement, afin (…) que vous favorisiez le développement de son existence et que je puisse espérer qu’il durera aussi longtemps que le genre humain même. »  

« Il n’est pas possible de faire mieux »

« Monteverdi… m’a montré les vers et fait entendre la musique de la fable que votre Altesse a fait représenter ; tant le Poète que le Musicien ont si bien dépeint les passions de l’âme qu’il n’est pas possible de faire mieux (…) La Musique… sert si bien la Poésie, qu’on ne pourrait en entendre de meilleure. » Dans une lettre qu’il adresse au Duc Vincent de Gonzague le 22 août 1607, Cherubino Ferrari semble parfaitement résumer la portée révolutionnaire de l’ouvrage de Monteverdi qui adopte pour mieux les dépasser les principes mis au point par Jacopo Peri dans Euridice. Reprenant le style monodique expérimenté par son devancier, Monteverdi cherche à développer un nouveau rapport entre texte et musique en s’appuyant sur les acquis d’une forme qu’il a beaucoup pratiquée, le madrigal. Ce type de chanson polyphonique profane, d’une écriture très savante, s’est développé durant le XVIème siècle sous l’impulsion d’éminents musiciens comme Roland de Lassus (1532-1594). Les poèmes utilisés se caractérisaient par leur grande qualité littéraire.

Tout au long de sa carrière, de son Premier (1587) au Cinquième (1605) livre de madrigaux, Monteverdi s’attache à explorer le potentiel expressif de la parole mise en musique. Initié à la tradition polyphonique de la Renaissance italienne par Marc’Antonio Ingegneri, il s’est rendu célèbre par la publication de ses deux premiers livres de Madrigaux (1587 ; 1590). Le compositeur entendait bien transformer l’héritage de ses devanciers en rompant avec la complexité de la polyphonie pour atteindre une plus grande expressivité, ce qui était indispensable dans la perspective nouvelle qui se dessinait avec la naissance de l’opéra. Nous trouvons un exemple particulièrement éclairant de la façon dont Monteverdi trouve la juste « illustration sonore » du texte dans le long « récit de la Messagère » au deuxième acte d’Orfeo. La Messagère, appelée Silvia, vient annoncer à Orphée la mort d’Eurydice piquée par un serpent venimeux alors qu’elle tressait des guirlandes de fleurs. Monteverdi excelle à ménager la tension dramatique dans ce passage organisé selon une progression croissante qui culmine avec « le dernier et profond soupir » de l’épouse agonisante. En décidant de mettre la phrase musicale au service du texte, Monteverdi opère un changement considérable. Désormais ce seront les sentiments et les émotions de personnages acteurs du drame qui vont s’imposer à l’auditeur chez qui il faut susciter des émotions. Le théâtre lyrique voit le jour avec cette volonté de soumettre l’écriture vocale à la recherche du maximum d’efficacité dramatique.

Monteverdi est aidé dans son entreprise par la qualité et le raffinement poétique du livret écrit par Alessandro Striggio (1573-1630), secrétaire du Duc de Mantoue et membre de la fameuse Accademia degli Invaghiti. Striggio restera jusqu’à sa mort un fidèle de Monteverdi avec lequel il entretiendra une passionnante correspondance. Cinq actes respectant l’unité d’action et de temps permettent au musicien de déployer toute une palette de styles et d’atmosphères contrastées. Le librettiste s’est inspiré du mythe d’Orphée tel qu’il apparaît dans Les Géorgiques de Virgile et Les Métamorphoses d’Ovide. On décèle aussi dans de nombreux passages, l’influence de l’Académie néo-platonicienne de Florence, et notamment celle de sa figure de proue, Marsile Ficin. Striggio suit également la première pièce en italien consacrée au mythe d’Orphée, La Favola di Orfeo (1480), qu’on doit à un disciple de Marsile Ficin, Angelo Poliziano, un des plus grands humanistes de l’Italie du XVème siècle. Striggio reprend le titre choisi par Poliziano et privilégie comme lui une interprétation christique du personnage d’Orphée, appelé par Apollon à monter « en chantant au Ciel, Où la véritable vertu Obtient comme juste récompense la douceur et la paix » (Acte 5). Ce qui importe le plus dans cette approche renouvelée du mythe, c’est la conquête que fait Orphée des Enfers et la manière dont il triomphe de l’adversité. Le livret de Striggio est construit autour d’Orphée qui est constamment présent sur scène tandis que les autres personnages, y compris Eurydice, ne jouent qu’un rôle secondaire. La dimension sentimentale des rapports amoureux entre les deux époux passe au second plan dans cette vision édifiante couronnée par une fin apollinienne. Orphée est invité à rejoindre Apollon au ciel d’où il pourra contempler l’image d’Eurydice « parmi les étoiles et le Soleil ».  Tous ces éléments font de l’ouvrage de Monteverdi un véritable manifeste musical et humaniste où tout a été calculé pour séduire un public lettré comme l’était celui de l’Accademia degli Invaghiti. Le texte de Striggio est tissé de nombreuses références dont nous avons sans doute aujourd’hui perdu toute la portée. L’ombre tutélaire de Dante et de Pétrarque plane sur cet Orfeo qui continue à nous parler par-delà les siècles en raison de la touchante beauté de la musique de Monteverdi. Cet ouvrage savant destiné à des érudits aurait pu rester une œuvre expérimentale et inaccessible. Et pourtant il n’en est rien.

 Les pouvoirs de la musique

Si Monteverdi a exploré les différents langages musicaux de son époque pour développer un chant qui puisse épouser l’expressivité du langage, une autre de ses innovations les plus importantes réside dans le soin qu’il accorde au rôle de l’orchestre. La préface de la partition d’Orfeo présente une liste impressionnante d'instruments à laquelle s’ajoutent des instructions données au cours de l’ouvrage. Quarante-deux instruments différents sont énumérés, ce qui offre la possibilité d’une grande palette de coloris orchestraux, tous mis au service du drame. Monteverdi utilise toutes les ressources de l’orchestre pour caractériser les lieux ou les atmosphères, ainsi que les différentes péripéties et les émotions qu’elles suscitent chez les  protagonistes. Ainsi, au début de l’Acte 3, le compositeur installe le décor qui s’offre à son héros pénétrant dans le monde infernal par l’utilisation d’instruments traditionnellement associés au spectacle effrayant du « vaste empire des ombres » : quand Orphée se présente à la porte des Enfers escorté de sa « Divinité protectrice, Espérance » pour tenter de fléchir Charon, Monteverdi privilégie une orchestration dominée par les cornets à bouquin, les sacqueboutes et les sonorités profondes de l’orgue. Grâce aux sonorités inquiétantes des vents, jouant sur la seule magie de son orchestration, le compositeur brosse une vaste peinture de cet Enfer qui mêle celui de Virgile à celui que décrit Dante dans sa Divine Comédie.

A la richesse d’un orchestre éblouissant, Monteverdi associe la virtuosité de la voix comme en témoigne le chant d’Orphée, toujours dans cet Acte 3, où le poète thrace doit séduire l’insensible Charon pour arracher Eurydice aux Puissances infernales. Le héros doit démontrer alors toute l’étendue du pouvoir de la musique. L’aria « Possente Spirto » (« Esprit puissant, divinité redoutable ») reste le moment le plus attendu de l’Orfeo. C’est à la fois un air virtuose qui touche au sublime et un exemple parfait de la façon dont l’orchestre peut servir la force expressive du poème de Striggio, composé de six stances organisées en cinq tercets suivis d’un quatrain de conclusion. En reprenant cette structure utilisée par Dante, le librettiste entend lui rendre hommage.

Si la perfection formelle de l’Orfeo loin d’éloigner le public, continue de le fasciner, c’est sans doute parce qu’elle est au service d’une perfection expressive. En choisissant d’illustrer musicalement le mythe d’Orphée, Monteverdi ne se contente pas de reprendre le sujet du premier opéra dans le simple but de mieux pouvoir se mesurer à un précurseur, Jacopo Peri. On a évoqué la maladie de Claudia, la femme du compositeur, qui mourut quelques mois après la création de l’ouvrage. Monteverdi voulait-il exorciser sa propre souffrance à travers l’évocation des malheurs Orphée confronté à la perte de son épouse bien-aimée ? Le choix de la figure du poète-chanteur par excellence semble guidé par une raison plus essentielle. Orphée est l’incarnation parfaite du pouvoir de la musique et de sa dimension quasi divine. La musique peut vaincre la mort car elle parvient à toucher non seulement les hommes mais aussi les dieux. En choisissant une fin heureuse pour leur opéra, Alessandro Striggio et Monteverdi  semblent avoir opté pour la glorification de l’Artiste dont l’inspiration peut parfois toucher au divin.

            Catherine Duault

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