Carlo Vistoli : « Il y a encore de vraies pépites à découvrir ! »

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Carlo Vistoli est l’un des contre-ténors les plus doués de sa génération, et l’un des plus recherchés dans le répertoire baroque (mais pas seulement). Ses apparitions dans Erismena (Cavalli) à Versailles, Agrippina (Haendel) au TCE, L’Orfeo (Monteverdi) à Genève, et tout récemment dans Giulio Cesare (Haendel) à Montpellier et le rôle-titre d’Il Xerse (Cavalli) au Festival della Valle d’Itria ont à chaque fois suscité notre enthousiasme. En attendant de le retrouver dans Alcina (aux côtés de Cecilia Bartoli) au Teatro del Maggio musicale de Florence en octobre prochain, nous sommes allés à sa rencontre à l'occasion du célèbre festival des Pouilles.

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Opera-Online : D’où vous vient votre goût pour le chant et la musique ? Quelle a été votre formation ?

Carlo Vistoli : Je n’ai pas grandi dans une famille de musiciens, mais j’ai toujours écouté et aimé la musique. Quand j’étais petit, je me souviens que, quand j’étais en famille ou entre amis, on me demandait souvent de chanter… Une fois même – j’étais chez mes grands-parents à la campagne – on m’avait donné un chat pour me « remercier » d’avoir chanté des chansons ! Vers huit ans environ, j’ai commencé à écouter assidûment de la musique dite « classique » : mes parents m’achetaient des disques qui sortaient chaque semaine dans les kiosques à journaux. C’était une introduction aux plus fameux ouvrages des grands compositeurs. Ensuite, j’ai commencé à étudier la guitare classique et, vers treize ans, le piano. Ma passion pour la musique devenait de plus en plus intense et, pendant l’adolescence, j’ai découvert en particulier l’opéra baroque. J’avais dix-huit ans quand j’ai pris mes premières leçons de chant, d’abord comme ténor. Déjà à l’époque, la voix de contre-ténor, que je venais de découvrir, me fascinait, donc j'avais demandé à mon professeur d’essayer d'utiliser ma voix de tête. Finalement, pour moi c’était plus naturel d’utiliser le falsetto ; même si dans ce mot même, il y a une connotation originellement négative, comme quelque chose de « faux », je le considère comme ma vraie voix...

Comment la définiriez-vous justement ? Dans quel répertoire elle trouve le mieux à s’exprimer selon vous ?

La définition anglaise de « male alto », je pense, est une des meilleures : en effet, je me trouve à mon aise dans le registre de médium-grave d’un alto. Quand il le faut, pour des raisons pas seulement vocales mais aussi musicales, j’utilise ma voix de « poitrine » pour les graves. Dernièrement, j’ai approché des rôles un peu plus aigus, parce que je sens que la partie supérieure de ma voix est devenue plus solide, mais la « base », la « zone de confort », disons, reste pour moi celle de l’alto. En fait, c’est toujours le médium la partie la plus importante, là où on peut vraiment chanter piano et forte, offrir des couleurs. Puis, dans les da capo ou dans les cadences, on peut la pousser vers les extrêmes graves ou aigus, mais la section centrale est celle qu’on utilise le plus. Le répertoire que je sens le plus adapté à ma voix est celui de castrat du XVIIIème siècle : Nicolino (Rinaldo), Senesino (Giulio Cesare) ou encore Guadagni (Orfeo de Gluck) – juste pour en citer trois.

On vient de vous entendre dans un rare titre de Francesco Cavalli au Festival della Valle d’Itria. Pouvez-vous nous dire quel rapport vous entretenez avec ce compositeur vénitien particulièrement prolixe, et comment avez-vous vécu le rôle-titre d’Il Xerse à Martina Franca ? Votre propre vision du personnage s’accordait-elle avec celle du metteur en scène Leo Muscato ?

Cavalli est sans doute l'un de mes compositeurs préférés. J’ai chanté trois de ses rôles sur scène : Peritoo dans Elena, Idraspe dans Erismena et justement Il Xerse - ces deux derniers titres ayant plusieurs éléments en commun -, et j’espère en chanter d’autres dans le futur. En parlant de l’opéra du XVIIème siècle, Monteverdi possède bien sûr une place spéciale dans mon cœur, même s’il ne nous reste du génie de Crémone que trois opéras, alors que de Cavalli, presqu’une trentaine d’ouvrages nous sont parvenus jusqu’à nos jours, et nous pouvons donc en avoir une idée plus précise. J’ai découvert sa musique quand j’étais au lycée, en regardant une vidéo de la production bruxelloise de La Calisto (Jacobs/Wernicke) : j’en suis tombé amoureux et j’ai aussitôt acheté la version discographique. En fait, le rôle d’Endimione, c’est un des premiers rôles que j’ai étudiés - avec Ottone dans Poppea, partie que j’ai chantée plusieurs fois, contrairement à Endimione... Donc, quand on m’a demandé de chanter Xerse, j’ai accepté avec plaisir – en sachant en plus que ça allait être la première production scénique moderne (nous nous sommes basés sur la nouvelle édition critique Bärenreiter). En plus de l’air qui ouvre l’opéra, « Ombra mai fu » – devenu plus célèbre dans la version haendélienne de l’ouvrage –, il y a aussi un magnifique lamento avec violons dans l’acte trois. C’était une première fois, pour moi, au fameux Festival della Valle d’Itria, et j’y ai passé vraiment un très beau moment : la ville de Martina Franca est très belle, comme toute la région d’ailleurs, et l’ambiance de travail y est agréable et amicale. Sebastian Schwarz, pour sa première année de direction artistique, a choisi de proposer un opéra pour chaque siècle depuis la naissance de ce genre musical, et Xerse a donc représenté le XVIIème siècle. Avec la maîtrise d’un musicien aussi cultivé que Federico Maria Sardelli, à la tête de son Modo Antico, l’excellence musicale a été de rigueur. Le travail scénique avec Leo Muscato a été très intéressant aussi. Les costumes (Giovanna Fiorentini) et les décors (Andrea Belli) étaient très colorés et vivants, avec également les lumières toujours magnifiques d’Alessandro Carletti. La mise en scène s’inspirait de la commedia dell’arte, et j’ai donc pu « lâcher » mon côté plus léger et ironique. Je me suis beaucoup amusé !

A l’instar du Festival della Valle d’Itria, vos enregistrements discographiques montrent que vous êtes passionné par la redécouverte du répertoire baroque oublié ou méconnu ?

Je pense que c’est fondamental, pour un chanteur qui s’occupe de musique ancienne, de se dédier à un travail de recherche et d’étude, afin de proposer au public des musiques oubliées. Bien sûr, il faut faire une sélection critique car parfois, il y a une bonne raison si une oeuvre n’a pas passé l’épreuve des siècles. Dans les dernières décennies, des chefs-d’œuvre tombés dans l’oubli ont été redécouverts, comme ceux signés par Cavalli, que nous venons d’évoquer, mais aussi Stradella, Porpora ou Vinci – pour n’en citer que quelques-uns, et pas seulement en concert ou sur scène, mais surtout au disque ou en vidéo, avec grand succès public : c’est important de laisser une trace, un témoignage, pour accroître le répertoire. De mon côté, pour créer le programme de mes récitals, j’ai toujours essayé de trouver un équilibre entre pièces fameuses et d’autres moins connues, voire inédites. Par exemple, dans mon dernier disque solo, que j’ai fait avec Paolo Zanzu et son ensemble Le Stagioni, il y a des cantates de Porpora et de Vivaldi qui avaient déjà été enregistrées, ainsi que La Lucrezia de Haendel (je suis le deuxième contre-ténor, après Gérard Lesne, à l’avoir enregistrée), mais aussi deux cantates plus courtes du compositeur allemand qui, à ma connaissance, n’avaient encore jamais été enregistrées. Donc, vous voyez, même d’un compositeur aussi connu que Haendel, il y a encore de vraies pépites à découvrir !... Et puis, dans les bibliothèques et les archives, on peut trouver des musiques intéressantes et très belles, qui attendent seulement d’être redécouvertes et jouées. En plus, aujourd’hui, nous avons la chance de pouvoir utiliser des moyens technologiques qui offrent beaucoup de possibilités : il y a des sites Internet spécialisés ou le fichier digital de la Bayerische Staatsbibliothek, par exemple, qui offre d’innombrables numérisations de manuscrits : un vrai pays de cocagne pour les musicologues mais aussi pour les chanteurs !

Votre planning prouve que vous ne vous limitez pas au répertoire baroque et que la musique contemporaine y a toute sa place. C’est important à vos yeux la création et que le genre lyrique continue son histoire de quatre siècles ?...

La musique contemporaine m’a toujours intéressé, même avant de commencer à étudier le chant. Une de mes idoles en musique était le regretté Claudio Abbado, et je suivais avec intérêt ses nombreuses interprétations de compositeurs du XXème siècle. Si beaucoup de musiciens du siècle passé sont déjà devenus « classiques » - je pense à Stravinsky ou à Britten, mais désormais aussi à Ligeti ou Henze -, il y a de nos jours de grands auteurs qui écrivent pour l’opéra : Thomas Adès, Walter Benjamin, Brett Dean, etc. Et il y a de très beaux rôles écrits pour la voix de contre-ténor. J’ai eu la chance de collaborer avec Salvatore Sciarrino et Adriano Guarnieri, deux importants compositeurs italiens, et c’était vraiment très intéressant. En chantant d’habitude de la musique écrite il y a trois ou quatre cents ans, avoir la possibilité de parler et d’échanger des idées avec celui qui a créé cette musique, c’est une belle expérience, et si l’on est le premier à l’interpréter, c’est encore mieux ! Puis, il faut dire que, comme toujours quand on fait référence à des « catégories », parler du répertoire contemporain c’est un peu vague, parce que, même s’il y a des courants stylistiques, chaque compositeur a sa propre singularité et spécificité. Personnellement, je suis curieux de découvrir de nouvelles choses pas seulement dans le passé mais aussi dans le présent, même si c’est difficile, parfois, à étudier et à mémoriser.

Après Giulio Cesare à Montpellier en juin dernier, vous trouverez Haendel avec Alcina au Teatro del Maggio Musicale de Florence (avec Cecilia Bartoli dans le rôle-titre) au Teatro del Maggio Musicale de Florence. Un autre compositeur essentiel dans votre parcours. Quel est votre rapport à ses ouvrages, et pouvez-vous nous parler de vos impressions quant à ces deux participations à ses deux ouvrages les plus joués ?...

Haendel mon amour ! Je ne sais pas si je peux dire que c’est mon compositeur préféré, il y en a tellement… mais sans doute c’est l’un de mes plus chers ! Ses rôles pour castrat sont le pain quotidien pour un contre-ténor : il écrivait si bien pour les voix que ses airs donnent des possibilités illimitées d’expression. Giulio Cesare et Alcina sont sûrement ses deux principaux chefs-d’œuvre, mais je rajouterai aussi Ariodante, dont j’ai chanté le rôle de Polinesso l’an dernier au Théâtre du Bolchoï à Moscou. Dans Giulio Cesare, j’ai chanté le rôle-titre en concert, et celui de Tolomeo comme dans la récente nouvelle production de Damiano Michieletto du Théâtre des Champs-Élysées, reprise à Montpellier, avec Philippe Jaroussky à la baguette. C’était une très belle expérience, avec une distribution de rêve, et je suis content de la façon dont nous avons, ensemble, développé le personnage du méchant : moins puéril que d’habitude et plus inquiétant, à la fois élégant et sadique. C’est un rôle plutôt grave comme tessiture, et j’ai utilisé ma voix de tête dans plusieurs passages, aussi pour rendre l’idée de l’écriture brisée, mais aussi le caractère capricieux du personnage. Nous allons reprendre ce spectacle à Rome, l’an prochain, avec une distribution presque complètement différente, qui sera dirigé par Gianluca Capuano – un grand chef avec lequel j’ai chanté déjà plusieurs fois, et que je retrouverai donc au Maggio Musicale Fiorentino dans Alcina cet automne.

Contrairement à Tolomeo, Ruggiero a été écrit pour un castrat qui chantait plutôt aigu, et Haendel a écrit pour lui des airs magnifiques, qui vont de l’élégiaque à la fureur. C’est une prise de rôle pour moi, il y a beaucoup à chanter et je prépare ce rôle depuis des mois. Je suis très content de retrouver Michieletto - pour la troisième fois cette année, car j’ai fait aussi Orfeo ed Euridice de Gluck à Berlin avec lui -, de même que Gianluca Capuano et Cecilia Bartoli, cette légende vivante ! J’ai fait une belle tournée l’an dernier avec eux deux, en chantant le Stabat Mater de Pergolesi. Chanter avec Bartoli fut une grande émotion, et je me suis retrouvé dès le début sur la même longueur d’onde avec elle, et je garde un magnifique souvenir de ces concerts. L’Alcina florentine sera une production du Festival de Salzbourg en 2019, et j’y étais comme spectateur : un spectacle grandiose, et j’ai vraiment hâte de commencer les répétitions !

Pour ce qui concerne Haendel, j’espère continuer à ajouter de nouveaux rôles à ma liste : l’an prochain, je chanterai le rôle-titre de Lotario au Festival de Halle, un rôle créé par Bernacchi, un castrat né à Bologne, dans ma région d’origine. Comme Placido Domingo, qui a chanté presque tous les rôles pour ténor de Verdi, qui sait si je ne ferai pas la même chose avec les rôles écrits par Haendel pour alto/mezzo ?! C’est difficile, mais pas impossible…

Quels sont vos autres prochains engagements et défis ? Y a-t-il un rôle que vous aimeriez chanter en particulier, mais que personne ne vous a proposé jusqu’à présent ?

Après Alcina, je chanterai la Messe en Si de Bach à Leipzig avec l’Orchestre du Gewandhaus : c’est bien, de temps en temps, de « s’élever » avec cette musique sublime. Chanter du Bach, c’est parfois presque plus difficile que chanter de l’opéra, parce qu’on est complètement exposé, même « nu » je dirais, la ligne vocale étant si pure et instrumentale. Puis, je vais reprendre le rôle d'Ottone dans L’incoronazione di Poppea de Monteverdi, à Strasbourg avec Raphaël Pichon, mais surtout je vais m'attaquer ensuite au rôle de Nerone, dans le même ouvrage, à la Staatsoper Berlin, avec Jean-Christophe Spinosi à la direction cette fois. Pour moi, c’est un vrai défi, car c’est un rôle long et aigu, avec une série de duos tous plus sublimes les uns que les autres. Quand on me l’a proposé, j’ai hésité, mais après je me suis dit : si ce n’est pas maintenant, alors quand ? Essayons !...

Pendant les représentations de Poppea, je fêterai mes dix ans sur scène – la première fois c’était avec Didon & Enée en octobre 2012, à Cesena en Italie - avec un concert dans ma ville natale, Lugo. L’an prochain, je ferai des concerts avec deux sopranos, une féminine, Julia Lezhneva et une « masculine », Bruno de Sá - pas en même temps mais dans les deux cas dirigés par Thibault Noally, puis je retournerai à la Komische Oper Berlin pour Semele  de Haendel avec la mise en scène de Barrie Kosky, un metteur en scène que j’adore ! Je chanterai aussi pour la première fois le rôle d’Orlando Furioso de Vivaldi à Lyon et à Paris (au Théâtre des Champs-Élysées), encore avec Spinosi comme chef. J’ai d’autres beaux projets dans le futur, mais ils ne sont pas encore annoncés, donc je dois attendre avant d’en parler.

Et pour ce qui concerne les rôles que j’aimerais chanter, je dirais sans doute Didymus dans Theodora de Haendel - un de mes oratorios préférés, car c’est aussi grâce à l’inoubliable production de Christie/Sellars à Glyndebourne que je me suis passionné pour la musique baroque ; en plus, le rôle a été écrit pour un castrat italien, Gaetano Guadagni, le premier Orfeo de Gluck. Il y a également le rôle de Farnace dans Mitridate et celui d’Ascanio chez Mozart et, pour terminer, Tancredi de Rossini. J’ai déjà chanté sa sublime Petite Messe solennelle, et j’ai décidé de proposer sa cavatina « O patria … Di tanti palpiti » dans mon récital à Lugo – où Rossini a vécu et étudié pendant quelques années, et ce n’est pas par hasard que le théâtre de la ville porte le nom de Rossini ! Je le sais, le cygne de Pesaro n’a écrit qu’un szul rôle pour castrat (Arsace dans Aureliano in Palmira), et Tancredi a été pensé pour une femme, mais promis, je ne « volerai » pas d’autres rôles à mes collègues alto ou mezzo ! (rires)

Propos recueillis en juillet 2022 par Emmanuel Andrieu

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