Rencontre avec Bruno de Sá : « L’opéra ne reflète pas encore les discussions qui ont cours dans la société »

Xl_pressefoto_de_sa_a__c__marcos_hermes © (c) Marcos Hermes

Ne lui dites pas qu’il est contreténor ! La voix en or du sopraniste brésilien Bruno de Sá devient l’une des plus prisées des scènes internationales, aussi bien dans le répertoire baroque que dans toutes les œuvres où un registre de soprano est requis. Nous avons rencontré le chanteur au Verbier Festival, où il interprétait le Stabat Materde Pergolèse, aux côtés du chef Reinhard Goebel et de la mezzo Anna Lucia Richter. À quelques semaines de ses débuts au Bayreuth Baroque Opera Festival, il nous parle des défis qu’il a connus avec son instrument depuis la découverte de sa tessiture singulière lors d’une masterclasse avec le claveciniste Nicolau de Figueiredo.

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Opera Online : Comment avez-vous construit votre répertoire après avoir trouvé votre tessiture ?

Bruno de Sá : Au début, on ne m’attendait que dans le baroque, mais je n’étais pas très attiré par ce milieu au Brésil. Et quand on a autant d’options, pourquoi se cantonner à une seule période musicale ? J’ai d’abord voulu construire mon répertoire en identifiant des rôles d’hommes chantés par des sopranos. J’ai interprété Romeo dans Les Capulets et les Montaigus, Sesto dans La Clémence de Titus, Stéphano dans Roméo et Juliette de Gounod, Oscar dans Un bal masqué, et même le Berger de Tannhäuser. Dans le monde de l’opéra, il est malheureusement peu commun que des hommes interprètent des personnages féminins, donc d’une certaine façon, j’ai essayé d’outrepasser les règles tout en m’y soumettant. Quand on parle d’opéra, ce qui vient tout de suite à l’esprit, c’est la voix, l’expression, la musicalité, des êtres humains qui transmettent des émotions par la musique, le livret et le jeu d’acteur. Le genre ne devrait donc pas poser de problème ! Et puis, au théâtre, tout est possible, on peut devenir n’importe qui. Au niveau psychologique, la question relève du personnage et non du genre. C’est le rôle de n’importe quel acteur de travailler sur la psychologie, quelle qu’elle soit. D’autant que la vérité est toujours relative à l’opéra. Rusalka est une adolescente de 15 ans, mais aucune soprano de 15 ans ne pourrait chanter ce rôle. Ces éléments devraient nous conforter dans l’idée que les hommes sopranistes peuvent bien chanter des rôles féminins.

Ne serait-ce pas aussi lié à un certain conservatisme dans le monde de l’opéra ?

Tout le sujet est là : les stéréotypes, le patriarcat. L’industrie de l’opéra ne reflète pas encore les discussions sur le genre ou le racisme qui ont cours dans la société. Il faut remettre en cause et changer cela, sinon le secteur n’y survivrait pas. Il y a bien sûr des traditions à respecter, et l’idée originelle du compositeur prime toujours, mais il faut aussi penser autrement. On ne peut évidemment pas demander directement à Mozart s’il m’autorise à chanter Susanna dans Les Noces de Figaro. Comment peut-on donc être sûr que Susanna est chantée aujourd’hui comme Mozart l’imaginait ?

« L’industrie de l’opéra ne reflète pas encore les discussions sur le genre ou le racisme qui ont cours dans la société. Il faut remettre en cause et changer cela, sinon le secteur n’y survivrait pas. »

Nous avons tendance à mettre les choses dans des cases, car c’est facile à organiser. Je ne pense pas que les choses changent tout de suite, demain, mais je suis persuadé que des opportunités s’offrent à nous. Pour preuve, j’ai déjà pu chanter Barbarina dans Les Noces de Figaro. Aujourd’hui, beaucoup trop d’aspects autres qu’artistiques sont pris en compte par les directeurs de castings : il faut être suffisamment grand, beau et musclé, avoir beaucoup de followers sur Instagram… Chacun a le droit de ne pas aimer ma voix, mais il ne faut pas pour autant m’empêcher de chanter. J’arrive à chanter Romeo dans Les Capulets et les Montaigus, mais Giulietta – qu’on ne m’a encore jamais proposée – convient bien plus à ma voix. Je dois montrer que c’est possible. Si on ne sait pas ce qu’il y a au menu, on ne peut pas commander son repas au restaurant !

Le public a soif de vérité dans ce que peut produire l’artiste, donc si on contraint un chanteur ou une chanteuse, il ou elle ne pourra pas être 100% fidèle à son art. J’ai aussi parfaitement conscience que le travestissement d’un homme en femme titille les plus hypocrites, racistes ou pétris de préjugés. Une fois, je n’ai pas pu participer à un concours de chant parce que je ne remplissais pas les conditions. Quand j’indiquais mon sexe, je ne pouvais pas sélectionner autre chose que « contreténor ». Dès le début, on me dit non sans m’avoir écouté, alors qu’on devrait donner une chance aux chanteurs à partir du son qu’ils produisent.

On dirait que votre métier consiste autant à chanter qu’à devoir défendre vos idées…

C’est le cas. Depuis le début de ma carrière, je dois me battre pour prouver que je suis capable de chanter : premièrement, que je peux chanter aigu en tant qu’homme ; deuxièmement, que je peux chanter d’autres répertoires que le baroque ; troisièmement, qu’un homme peut chanter des rôles masculins écrits pour soprano ; et maintenant, que ça peut aller au-delà des rôles masculins. Je suis un jeune artiste, je sais qu’il faut encore et toujours faire ses preuves, mais devoir toujours prouver outre mesure peut être très fatigant.

« Je dois me battre pour prouver que je suis capable de chanter (...) aigu en tant qu’homme ; (...) d’autres répertoires que le baroque ; (...) des rôles masculins écrits pour soprano ; et maintenant, que ça peut aller au-delà des rôles masculins »

Je me suis rendu compte qu’il fallait trouver dans notre carrière des personnes qui aient confiance en nous et qui aiment ce qu’on fait. J’ai eu la chance de travailler un an au sein du programme de jeunes artistes OperAvenir au Theater Basel. Tous les personnages que j’y ai chantés étaient faits pour moi. Je sais donc que c’est possible. Bien sûr, toute tentative ne se solde pas forcément par un succès. Un chanteur reconnu pourrait ne pas se sentir à l’aise dans une production en particulier, même avec un personnage qu’il a déjà incarné 300 fois, sans que ça ne remette en cause sa carrière complète.

Je ne veux pas être un étendard parce qu’il y a beaucoup de sujets connexes que je ne maîtrise pas assez – tels que le combat pour la transidentité –, mais je comprends que d’autres puissent utiliser mon cas comme exemple. J’ai envie de chanter moi-même différents rôles, et d’ouvrir la voie aux chanteurs qui viendront après moi, car je crois au pouvoir des générations. La première générations de contreténors a montré que les hommes pouvaient eux aussi chanter aigu ; puis Andrea Scholl a commencé à enregistrer beaucoup de musique sacrée ; Philippe Jaroussky a investi le monde du baroque en montrant que l’opéra était possible ; maintenant, Franco Fagioli ouvre le répertoire avec Rossini et Mozart. Ce processus, même s’il demande beaucoup d’efforts, est nécessaire. Il faut en revanche connaître les vraies motivations de certaines décisions. M’engage-t-on pour ma sensibilité musicale ou parce qu’on me perçoit comme une bête de foire qui remplira les caisses ? Dans le deuxième cas de figure, la démarche est plutôt vaine. Il faut rester sérieux et respectueux.

Que pouvez-vous nous dire d’Allesandro nell’Indie de Leonardo Vinci, que vous allez chanter en septembre au Bayreuth Baroque Opera Festival ?

C’est l’un de mes plus grands défis du moment. J’interprète le rôle de Cleofide, reine d’Inde et prima donna de l’opéra. C’est la première fois que j’interprète un personnage féminin aussi fort. Elle a un pouvoir équivalent à celui de Poro, personnage chanté par Franco Fagioli et à la tête d’un autre royaume. Elle sait utiliser sa féminité et sa sensualité pour protéger son royaume. Pour le jeu d’acteur, cela implique de trouver une ligne de vérité et d’éviter les stéréotypes, car il s’agit toujours d’un homme jouant une femme. J’ai énormément de respect envers les femmes indépendantes que je joue et chante, dans notre société patriarcale qui use et abuse d’un regard sur les femmes essentiellement dirigé vers les seins, les cheveux, les bijoux et le maquillage.

Le Stabat Mater de Pergolèse, que vous chantez au Verbier Festival, est une œuvre qui vous suit dans votre carrière. Avez-vous un bagage particulier avec elle ?

C’est une œuvre magnifique qui, une fois encore, fait référence à une figure féminine. J’ai eu une petite sœur, décédée 53 jours après sa naissance ; ma maman en a beaucoup souffert. Imaginez donc qu’après 33 ans de vie sur Terre, votre fils Jésus soit accusé de crimes qu’il n’a pas commis et condamné à mort. Je connais bien ma maman, et je pense qu’elle aurait fait tout ce qui aurait été en son possible pour être à la place de son enfant. La mission du Christ était de finir ce voyage : il est intéressant de voir cette douleur, portée par toute l’histoire de la chrétienté, à travers les yeux de la mère. Parfois, la douleur est si grande qu’elle sépare presque soudainement le corps de l’âme dans une dimension où le temps n’a plus cours, dans une sorte d’anesthésie, où le cerveau tente de trouver le moyen de survivre à la douleur. C’est ce qui me touche le plus quand je chante cette œuvre. Toutefois, cette douleur est ici exprimée avec l’espoir de se retrouver dans un autre monde. Rapporter ces émotions à notre vie est très puissant. À l’époque baroque, on exprimait ses émotions d’une certaine façon. Aujourd’hui, on le ferait différemment, mais la base est exactement la même. Ma maman et Marie sont toutes les deux mères. La douleur n’est pas la même, mais impossible d’estimer laquelle est la plus forte. Pergolèse donne sa version de la douleur, et j’espère à chaque fois que le public vivra ce voyage.

Propos recueillis le 23 juillet 2022 et traduits de l’anglais par Thibault Vicq

Engagements à venir de Bruno de Sá :

Alessandro nell’Indie, de Leonardo Vinci, au Bayreuth Baroque Opera Festival (Markgräfliches Opernhaus) du 7 au 11 septembre 2022

Concert « Roma Travestita » :
- au Bayreuth Baroque Opera Festival (Markgräfliches Opernhaus) le 16 septembre 2022
- au Festival d’Ambronay (Abbatiale) le 24 septembre 2022
- à l'Opéra Royal de Versailles le 28 novembre 2022

Stabat Mater de Pergolèse, au Théâtre des Champs-Élysées (Paris 8e) le 7 janvier 2023

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