Mefistofele : le défi d’un jeune compositeur

Xl_mefistofele-boito-opera © DR

Opéra rarement joué, le Mefistofele d'Arrigo Boito s'impose par la démesure à la fois verdienne et wagnérienne de sa musique, tant d'un point de vue lyrique que scénique, qui s'avère diaboliquement poignante et originale. Nous revenons sur la genèse d'une oeuvre rare. 

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« Ouvrage curieux d’un homme qui cherche à être original », c’est ainsi que Verdi juge Mefistofele, « l’opéra-manifeste » de l’ambitieux Boito qui, après avoir tant combattu l’esthétique du maestro, finit par collaborer avec lui en écrivant le livret de ses deux derniers chefs-d’œuvre, Otello et Falstaff. « Ouvrage curieux » peut-être, mais destinée assurément très singulière que celle de ce Faust italien qui reste l’unique tentative musicale de restitution des deux Faust de Goethe. La création de cet opéra annoncée comme un événement musical majeur se déroula dans une telle agitation que la police dut intervenir. Le public milanais accueillit sous les huées et les sarcasmes, l’œuvre de ce jeune compositeur de 26 ans, lié à l’avant-garde littéraire, « la Scapigliatura », dont l’objectif était bien de révolutionner l’art lyrique italien, avec ce qui s’apparente à une grande fresque métaphysique sous forme de tableaux successifs, dans le sillage de La Damnation de Faust de Berlioz. Durant les sept années suivant la création, Boito, très meurtri par son échec, tira les leçons de l’incompréhension du public en remaniant profondément son livret qu’il allégea. La nouvelle version de Mefistofele, donnée en 1875 à Bologne, ville favorable à Wagner, connut enfin un succès qui perdure même si l’ouvrage n’est jamais entré dans le grand répertoire. Pourtant le traitement du personnage de Mefistofele suffit à rendre l’ouvrage inoubliable. Ce rôle d’une puissance saisissante qui réclame tout le talent d’un tragédien consommé fut chanté par les plus grandes basses : ainsi Fiodor Chaliapine fit ses débuts à la Scala en 1901 en incarnant le maléfique Mefistofele aux côtés de Caruso, en Faust, sous la direction de Toscanini.

Un opéra révolutionnaire ou un péché de jeunesse ?

Il faut commencer par restituer le contexte particulier dans lequel le jeune Arrigo Boito entreprend la composition de l’unique ouvrage lyrique qu’il ait achevé,  Mefistofele. Le compositeur est alors un artiste passionné au talent protéiforme : poète il a échangé une correspondance avec Victor Hugo qu’il admire profondément. Essayiste, critique littéraire et traducteur, il multiplie les interventions dans les différentes revues où s’élaborent de nouvelles conceptions artistiques cherchant à briser le carcan de l’art « ancien », jugé trop académique. C’est ainsi qu’il est amené à lancer une véritable déclaration de guerre à l’encontre du compositeur italien le plus vénéré, Verdi. En 1863, dans une « Ode all’arte italiana » Boito n’hésite pas à dénoncer les artistes « enfermés dans la geôle de la vieillesse et du crétinisme » qui vont jusqu’à corrompre l’art sur un « autel souillé comme un mur de lupanar » ! Le jeune homme intransigeant se donne la mission de « révolutionner l’art lyrique ». Il faut selon lui dépasser la platitude de la dramaturgie verdienne, entièrement soumise à l’action et à l’expression des sentiments. On comprend que Verdi, dont la suprématie esthétique se  voit ainsi contestée, ne nourrisse pas une estime démesurée pour ce jeune blanc-bec exalté… Boito appartient à ce groupe de jeunes intellectuels milanais connus sous le nom de « Scapigliati » (« Les échevelés »). Leur idéal est celui de la vie de bohème décrite par Henry Murger dans son fameux roman, Scènes de la vie de bohème (1851) qui inspira entre autres, La Bohème (1896) de Puccini.

Arrigo Boito compose Mefistofele entre 1866 et 1867 dans l’intention avouée de mettre en pratique une nouvelle vision artistique résolument novatrice. La réflexion esthétique est au cœur de son projet qui se présente comme la volonté d’atteindre un « art total ». C’est pourquoi il entend suivre l’exemple de Wagner en écrivant lui-même son livret et en dirigeant la création de son œuvre, qu’il aura mise en scène lui-même. Boito se lance aussi dans un important travail de préparation qui le conduit à mener une recherche exhaustive concernant les différentes versions du Faust de Goethe, qui a déjà connu de nombreuses adaptations dont la plus célèbre est celle de Gounod.

Boito ambitionne de composer une sorte de vaste fresque métaphysique c’est pourquoi il souhaite utiliser les deux Faust de Goethe. Il envisage même un moment d’écrire un diptyque qui serait représenté en deux soirées. Le compositeur-philosophe veut reprendre à son compte le message délivré par Goethe dans son second Faust. Boito aspire à un art nouveau qui réaliserait la synthèse entre classicisme et romantisme, entre italianité et germanité. C’est dans cette optique qu’il fait entrer en scène Hélène de Troie après la mort de Marguerite qui clôt la première partie de l’opéra. Les deux femmes symbolisent la confrontation et la réunion entre le Sud et le Nord, entre l’Idéal et la Réalité. Cette synthèse artistique et philosophique est aussi représentée de manière allégorique par l’union entre Faust et Hélène.  Sous-titré « La nuit du sabbat classique », l’acte 4 de Mefistofele a pour cadre la Grèce antique. Sur les eaux du fleuve Pénée, passe la barque d’Hélène, la plus belle femme du monde, encore hantée par la chute de Troie. Richement vêtu comme un chevalier du XVème siècle, Faust admire Hélène en qui il reconnaît «  la forme idéale et très pure de l’éternelle beauté ». Il se détache de « la tranquille image de la douce jeune fille » qu’il aimait « là-bas, parmi les brumes d’une lande perdue ». Abandonnant le souvenir de Marguerite, Faust déclare sa passion à Hélène qui s’unit à lui dans un duo extatique. Mais le théâtre lyrique peut-il s’emparer de tels sujets purement littéraires et philosophiques ? N’est-il pas très risqué de choisir de mettre sur scène et en musique l’idéal de la Beauté absolue ? L’opéra exige une efficacité dramatique qui semble mal s’accommoder des abstractions d’un sujet métaphysique.

Quoi qu’il en soit, c’est fort de cet idéal esthétique et du soutien de son professeur, qui est aussi le directeur de la Scala, que Boito dirige son Mefistofele le soir de la première le 5 mars 1868. Sans doute lui faut-il l’intrépidité de ses vingt-six ans pour tenir jusqu’à la dernière note de sa partition… Les applaudissements de ses amis les « Scapigliati » ne peuvent pas couvrir  les huées et les sifflets du public milanais, sans doute excédé par les déclarations de la campagne de « lancement » qui avait précédé la création : on y annonçait pas moins que le renouveau de l’art lyrique italien. La longueur de  l’ouvrage qui dure plus de cinq heures et la musique jugée beaucoup trop novatrice ou trop proche de Wagner, déconcertent totalement le public. Avant de se lancer dans cette aventure qui tourne au naufrage, Arrigo Boito aurait peut-être dû écouter les remarques courroucées du vieux Rossini qui fustigeait les folles prétentions d’un débutant?

Sept ans de réflexion

Durant les sept années suivant la création, Boito, très meurtri par son échec, tire les leçons de l’incompréhension du public en remaniant profondément son livret qu’il allége. La nouvelle version de Mefistofele, est donnée en 1875 à Bologne, ville favorable à Wagner, donc plus ouverte aux audaces de la modernité. En 1876, pour Venise cette fois, Boito apporte encore des modifications, poursuivant toujours  son obsession perfectionniste. Il ajoute une éblouissante « Fugue infernale » au final de l’acte 2, comme une réminiscence du célèbre épisode de la Gorge aux Loups du Freischütz (1821) de Weber. 

Le compositeur s’est donc livré à un patient et très long travail de réécriture tout en continuant son activité de librettiste pour d’autres musiciens. Son échec personnel l’a tellement affecté qu’il va jusqu’à prendre temporairement un pseudonyme sous forme d’anagramme, « Tobia Gorrio ». C’est sous ce nom qu’il écrira le livret de La Gioconda (1876) de Ponchielli. Convaincu de la possible réussite d’une collaboration entre les deux hommes, l’éditeur Ricordi pousse à un rapprochement entre Boito et Verdi qui n’a pourtant rien oublié des virulentes  attaques de l’  « Ode all’arte italiana »… Verdi et Boito finissent par se rapprocher, tissant de véritables liens d’amitié renforcés par le travail commun qu’ils entreprennent pour remanier un opéra mal accueilli du maestro, Simon Boccanegra (1857), qui triomphera en 1881 dans une nouvelle version lors de sa reprise à la Scala. De ce rapprochement inespéré naîtront les deux derniers chefs-d’œuvre de Verdi, Otello (1887) et Falstaff (1893) au succès desquels Boito sera largement associé.

La nouvelle version de Mefistofele donnée au Théâtre Communal de Bologne le 4 octobre 1875 est  bien accueillie. Le public et la critique reconnaissent enfin le talent d’Arrigo Boito et les représentations qui suivront recevront un accueil triomphal en Italie comme en Europe. Abandonnant les excès de l’ellipse narrative, le compositeur cherche des solutions plus efficaces pour porter à la scène le drame poétique de Goethe. Il revoit l’organisation entière de son ouvrage, faisant alterner des scènes longues et des scènes plus brèves, dévolues à une  peinture plus intimiste de l’intériorité des personnages. Il supprime un acte entier et privilégie les effets de symétrie et d’opposition binaire qui offrent plus de lisibilité. Boito se montre particulièrement attentif aux mouvements d’ensemble, allant jusqu’à codifier ses recommandations dans un opuscule paru en 1877, la Disposizione scenica. Le musicien-scénographe consacre 109 pages à détailler ces indications adressées à tous ses interprètes, chanteurs, choristes ou danseurs. Il dispense aussi ses conseils au peintre-décorateur et aux techniciens. Ce faisant Boito s’inscrit dans la continuité de ces ouvrages que publient dès 1872 la maison d’édition Ricordi. Il s’agit pour le compositeur, le librettiste et l’éditeur de détailler par écrit la marche à suivre pour mettre en scène leur opéra. Constituant de véritables modes d’emploi, ces ouvrages avaient pour finalité d’empêcher que le projet artistique initial ne soit dévoyé. Ces « Disposizioni sceniche », nécessairement très contraignantes, finirent par disparaître au début du XXème siècle laissant définitivement aux metteurs en scène le soin de recréer l’œuvre lyrique en expérimentant de nouvelles interprétations.

Après avoir subi de très importantes coupures, Mefistofele apparaît comme une vaste fresque métaphysique constitué d’une série de tableaux dans lesquels Boito a souhaité faire une plus grande place à l’expression des sentiments pour se rapprocher des goûts et des attentes du public. Dès lors on peut se demander si cette version révisée ne signe pas l’aveu d’un échec, le compositeur reconnaissant après sept années de réflexion qu’il n’y avait pas de place pour une véritable réforme du théâtre lyrique dans l’Italie de Verdi ?         

Car malgré un élan novateur marqué par de fulgurantes intuitions et des contrastes déstabilisants pour l’auditeur, la partition de Mefistofele recèle de nombreuses influences, à commencer par celles de Gounod et de Wagner. L’esthétisme du grand opéra à la Meyerbeer et l’écriture mélodique profondément italienne, encore proche du bel canto, estompent la volonté réformatrice du compositeur. Mais qu’importe puisque la grande richesse de l’inspiration de Boito nous vaut des airs magnifiques comme celui de Margherita, « L’altra notte in fondo al mare » (acte 3) ou ceux de Faust « Forma ideal purissima » (acte 4) et « Giunto sul passo estremo » (Epilogue).

Mefistofele, inoubliable « personnification du mal »

Si l’ouvrage s’est imposé sur les grandes scènes internationales, c’est surtout grâce à l’aura exceptionnelle du rôle-titre qui a su tenter toutes les grandes basses, au premier rang desquelles se trouve le fameux Fiodor Chaliapine qui donna une interprétation magistrale de Mefistofele en 1901 à La Scala, avec Enrico Caruso en Faust et Arturo Toscanini à la direction. Dans son Avertissement aux chanteurs  Arrigo Boito présente son personnage comme « une personnification du mal ».

Ce rôle doit être tenu par une basse exceptionnelle, capable de maîtriser  différents styles vocaux. Mefistofele apparaît au premier acte comme un « mélange de gentilhomme et de démon » pour se présenter au deuxième acte comme un « homme », puis un « diable ». L’écriture musicale épouse les méandres de cette âme vouée au sarcasme, à l’ironie glaçante et à la dissimulation. Le chanteur qui incarne cet être maléfique doit suivre les mouvements multiples et ondoyants de ce que Boito appelle « une rage pérenne et étouffée qui se révèle par des sarcasmes, des ricanements, sous une apparence de froideur glaciale et d’indifférence » (Disposizione scenica). Ce rôle réclame une basse de première force, apte à la plus grande précision d’articulation pour rendre tous les passages où Mefistofele laisse libre cours à une ironie mordante et blasphématoire capable d’emprunter les rythmes dansants de chansons populaires. Les deux grandes scènes de Mefistofele demeurent des moments d’exception dans le répertoire des barytons basse. On trouve ses deux plus grands airs à l’Acte 1 (« Sono lo spirito che nega sempre tutto » - « Je suis l’esprit qui nie toujours tout ») et à l’Acte 2 (« Ecco il mondo » - « Voici le monde »). Parmi les plus grands interprètes de Mefistofele, il faut citer Cesare Siepi qui tint ce rôle lors de la célébration du centième anniversaire du compositeur le 10 juin 1948. Il donne une vision aussi terrifiante que séduisante de ce prince des ténèbres qui adopte parfois des allures de voyou. Nicolai Ghiaurov fut un autre Mefistofele d’exception jouant sur la hargne et l’arrogance du personnage. Samuel Ramey grâce à sa parfaite technique et sa noirceur de timbre donna une interprétation de légende en incarnant un Mefistofele glaçant à force d’être inquiétant et inhumain.

Avec son « opéra-manifeste » à la gestation si difficile, Arrigo Boito voulait renouveler l’art lyrique italien en essayant de trouver sa propre voie. Mais comment exister dans un univers lyrique dominé par Verdi et Wagner ? Même si l’ouvrage ne parvient pas à répondre à toutes les difficultés engendrées par la mise en musique d’une telle fresque philosophique, il demeure un étonnant témoignage marqué par l’exceptionnelle réussite du rôle-titre qui se détache sur de grands tableaux spectaculaires à l’orchestration évocatrice. En se lançant dans la composition de Mefistofele, Boito s’est lancé un défi : force est de reconnaitre qu’il a su relever.

Catherine Duault

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