Gioacchino Rossini, de l’effervescence créatrice au silence énigmatique

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Chaque année, le Festival de Pesaro rend hommage à Rossini – nous sommes sur place pour assister à cette édition 2014 et en rendre compte au cours des prochains jours. Nous saisissons cette occasion pour étudier « l’énigme Rossini », compositeur frénétique et adulé pendant près de vingt ans (il signera quarante opéras entre 1810 et 1829) avant de s’astreindre à quarante ans de silence. Retour sur le parcours atypique et énigmatique du compositeur.

       Gioacchino Rossini est un compositeur au parcours tellement atypique qu’il en devient énigmatique. On pourrait définir sa musique comme un tourbillon de plaisir, une oasis presque toujours heureuse où se croisent des êtres pleins de fantaisie et d’énergie contagieuse. On serait tenté de croire le compositeur à l’unisson de certains de ses personnages vifs, légers, emportés par les rythmes affolés de ses fameux « crescendo accelerando ». Et pourtant, que de mystère dans son surprenant parcours musical ! Rossini compose 40 opéras entre 1810 et 1829  avec une rapidité et une régularité déconcertantes. Puis, à cette prodigieuse frénésie créatrice dont Guillaume Tell sera le dernier témoignage, succèdent 40 années de silence. A 37 ans Rossini met un terme à sa carrière. Il n’écrira plus un seul opéra. Il se contentera désormais de passer une vie agréable à Paris où il recevra toute l’Europe musicale, comblé d’honneurs et de gloire. Quelle est donc la clef de cette énigme ?

Les années de formation

       Gioacchino Rossini nait un 29 février 1792 à Pesaro, via del duomo, rebaptisée aujourd’hui, via Rossini. Ce clin d’œil du destin qui le fait naître un 29 février l’a toujours beaucoup amusé et lui a valu le privilège de se voir souhaiter son dix-huitième anniversaire, à Paris, en 1864, soit quatre ans avant sa mort, le vendredi 13 novembre 1868. C’est ce que d’aucuns pourraient appeler les petites ironies de la vie…
En attendant de s’illustrer par ses compositions à la tonalité joyeuse et malicieuse, le jeune Rossini grandit dans une famille où l’on pratique la musique. Son père, inspecteur de boucherie, joue du cor dans l’orchestre municipal où il arrive à sa mère de chanter. Leur fils apprend les premiers rudiments de la musique sur une vieille épinette et, à neuf ans, il peut déjà jouer du violon dans l’orchestre. Comme il possède une jolie voix, on lui fait également travailler le chant et, à douze ans, il se fait applaudir dans un opéra de Paër. Ses progrès musicaux sont tels qu’il est admis deux ans plus tard à l’Academia filarmonica, le Conservatoire de Bologne. Ayant acquis une bonne réputation de répétiteur et accompagnateur dans les théâtres de sa région, il rencontre un chanteur, compositeur et organiste, Domenico Mombelli, qui lui permet de composer à 14 ans son premier opéra, Demetrio e Polibio. Il se lance alors à corps perdu dans l’écriture de sonates pour cordes, de messes, de cantates, de variations instrumentales et même d’une symphonie, jusqu’à son deuxième opéra, en 1810, La cambiale di matrimonio (Le contrat de mariage). Cet opéra-bouffe écrit en quelques semaines pour le Théâtre San Mosè de Venise remporte un formidable succès. On y décèle déjà une énergie contagieuse. Rossini a 18 ans et sa carrière est lancée.

Une véritable frénésie créatrice

       Le jeune compositeur va se révéler d’une prodigieuse fécondité. Les opéras se succèdent à un rythme époustouflant, tandis que Rossini court d’une ville à l’autre, répondant à un nombre de commandes en continuelle expansion. Cette énergie  créatrice est impressionnante. Même si l’on précise qu’il utilise dès ses débuts ce que l’on pourrait appeler la méthode du « copié-collé ». Profitant de l’éloignement des villes et de la variété d’un public pour lequel il n’existe pas encore d’enregistrements, Rossini « recycle » dans chaque nouvelle création tout ce qui peut l’être ! Réutilisant telle ouverture ou telle mélodie qui a déjà rencontré le succès. Il fait de ses opéras des sortes de patchwork de génie.

       En 1812, l’année de ses vingt ans, il compose cinq opéras dont La Scala di seta (L’échelle de soie) une de ses œuvres de jeunesse les plus réussies, avec une ouverture à la grâce mozartienne et un sextuor final à la gaité irrésistible. C’est aussi l’année de La pietra del Paragone (La Pierre de touche), son premier ouvrage pour le prestigieux théâtre de la Scala qui sera repris une cinquantaine de fois au cours de la saison. 1813 le voit encore composer à un rythme prodigieux. Il reçoit une consécration définitive avec un « opera seria », genre noble par excellence, Tancredi. C’est sa première création à la Fenice de Venise où il reviendra, dix ans plus tard avec Semiramide également inspirée de Voltaire.
Toujours en 1813, il remporte un triomphe éclatant avec L’Italiana in Algeri dont la musique semble avoir électrisé les spectateurs au point que Rossini écrit à un ami : « Je croyais que les Vénitiens me tiendraient pour fou après avoir entendu mon opéra. Il apparait maintenant qu’ils sont encore plus fous que moi ». Il est certain que  L’Italiana in Algeri, composée en 27 jours seulement,semble tout transformer en un tourbillon de folie. Le ressort de cette intrigue endiablée réside dans l’incontournable astuce des femmes triomphant de la bêtise et de la vanité masculines. Au cours d’une scène à l’irrésistible drôlerie, le grand bey d’Alger est élevé au titre de « Pappataci », ce qui signifie tout simplement « Bouffe et tais-toi », tout un programme ! L’ouvrage semble parcouru par une force électrisante à l’image du grand septuor de la fin du premier acte, où tous les personnages ont le cerveau en ébullition face à un incroyable imbroglio. Les uns disent entendre une clochette qui fait « din din » dans leur tête, tandis que les autres sont rendus fous par un marteau qui fait « tac ta » ou une corneille qui fait« crac cra… ». Stendhal raconte qu’au terme de cet époustouflant final : « les spectateurs ne pouvaient plus respirer et s’essuyaient les yeux ».  Rossini invente un sens du rythme ; il renouvelle la notion de virtuosité qui éclate en étourdissantes vocalises et en prouesses quasi acrobatiques, n’hésitant pas à jouer sur les mots.

       Après ce triomphe, en décembre 1813, Rossini revient à la Scala pour Aureliano in Palmira, dont beaucoup de mélomanes connaissent encore fort bien l’Ouverture puisque le compositeur la réutilisa deux ans plus tard pour Elisabetta, regina d’Inghilterra ; puis surtout,après trois nouvelles années, pour le fameux,  Il barbiere di Siviglia.

À la direction du San Carlo de Naples

       En 1814, Rossini est de nouveau à La Scala pour Il Turco in Italia. Cette fois, le succès n’est pas au rendez-vous. Les Milanais semblent déçus par une œuvre très originale qui repose sur le principe de la « mise en abyme ». Avec cette comédie sur l’écriture d’une comédie, Rossini signe sans doute son ouvrage le plus subtil et le plus proche de l’esthétique de notre époque. Quoi qu’il en soit, il est alors un auteur comblé, reconnu et adulé.



       Cette renommée va lui valoir une proposition très intéressante. Le célèbre impresario Domenico Barbaja propose à  Rossini de se fixer à Naples pour y devenir le directeur musical du  très prestigieux San Carlo. Avec ses 184 loges, il s’agit alors du plus grand théâtre d’Europe. Stendhal qui le considère comme le plus beau du monde, précise : « Naples est le lieu natal des beaux chants. L’orchestre de San Carlo est fort supérieur à celui de la Scala ». Le San Carlo est aussi le temple de l’ « opera seria ». Appelé pour redonner tout son lustre à ce théâtre à la renommée un peu éclipsée, Rossini va y trouver des conditions de travail idéales. Il aura à sa disposition une troupe de chanteurs de premier plan et surtout la « prima donna », Isabella Colbran (1785-1845) qui va devenir son interprète favorite,  puis son épouse en 1822. Vont suivre toute une série d’ouvrages avec lesquels le compositeur réinventera le genre de l’ « opera seria ». Parmi ceux-ci, on peut citer Otello (1816), Armida (1817), La donna del lago (1819) et Maometto Secondo (1820).

       Malgré son installation à Naples, Rossini continue à recevoir des propositions de tous les théâtres d’Italie. Et il ne peut s’empêcher d’y donner suite, parcourant tout le pays au point d’être appelé par Stendhal, son admirateur et inconditionnel soutien, le « Napoléon de la musique » ! L’écrivain compare ses voyages triomphaux à la « campagne d’Italie »… A 24 ans, l’infatigable et tourbillonnant musicien crée son opéra qui demeure aujourd’hui le plus connu, Il Barbiere di Siviglia. C’est un des grands échecs de sa carrière. Composé en moins de quinze jours, l’ouvrage est un patchwork de plusieurs de ses succès précédents mais il va en faire une œuvre totalement nouvelle qui sera applaudie à tout rompre dès le lendemain de la première, quand les Romains auront enfin écouté cette partition éblouissante où dominent des airs comme celui de la calomnie, exemple de ce fameux « crescendo-accelerando » qui est la marque de Rossini. De quoi s’agit-il ? D’une manière de combiner une montée progressive du son, du plus doux (pianissimo) au plus fort (fortissimo), avec une accélération, progressive elle aussi, du rythme, du plus lent (lentissimo) au plus rapide (prestissimo) : comme une petite brise qui devient un ouragan, l’effet est irrésistible !

       Pour ses 25 ans, en 1817, le compositeur toujours aussi prolifique offre à Rome La Cenerentola, puis à Milan, sa Gazza ladra (La Pie voleuse). Isabella Colbran est toujours l’interprète principale de ces ouvrages. C’est elle qui triomphe dans Armida donnée dans le nouveau San Carlo reconstruit en 300 jours seulement, après sa destruction par un incendie. C’est encore dans ce splendide théâtre que Rossini connait un triomphe avec Mosè. A 26 ans, il vient de composer une des plus belles pages du répertoire lyrique italien, la fameuse « Prière » de Moïse.

      1819 sera une des dernières années trépidantes d’un parcours musical exceptionnellement court et dense. Quatre opéras sérias sont donnés dont deux pour le San Carlo, Ermione et La Donna del lago. En 1820,  Rossini compose Maometto II, créé au San Carlo avec Isabella Colbran qu’il épousera en 1822. Il a 30 ans. La même année, lors d’un séjour à Vienne où il est allé assister à la première du Freischütz de Weber, il rencontre un des dieux de son Olympe, Beethoven. Il est impressionné et très flatté par les compliments de Beethoven qui lui dit tout le bien qu’il pense de son Barbier de Séville qu’il préfère à ses opéras sérias, considérant que la lyrique italienne est faite pour le plaisir. « Surtout, faites beaucoup de Barbier », lui dit-il en le quittant.

La vie parisienne

       Semiramide, créée début 1823 à la Fenice, est le dernier chef-d’œuvre lyrique du compositeur. Il a 31 ans, il est riche, marié, fatigué, très certainement. Il est reçu à l’Académie des Beaux-Arts, malgré l’opposition de ceux qui l’affublent de sobriquets comme « Signor Crescendo » ou « Signor Vacarmi » ! Stendhal publie sa Vie de Rossini. Partout, le compositeur est fêté, adulé. Il gagne des sommes considérables. Paris veut le retenir et pour cela tout est mis en œuvre. On lui offre la direction du Théâtre italien, on lui propose un contrat mirifique pour composer un opéra bouffe et un opéra séria.

       1825 va marquer le début de sa carrière française avec une partition éblouissante, Le Voyage à Reims, écrit pour le sacre de Charles X. On y dénombre 18 rôles, des vocalises époustouflantes, des mélodies gaies et tournoyantes, une folie irrésistible. La distribution est exceptionnelle ; de la fameuse Pasta à la Cinti, toutes les stars du chant s’y trouvent réunies.

       Après cet éclatant triomphe, Rossini compose de moins en moins. Il remanie Maometto II qui devient Le Siège de Corinthe. Il est nommé Premier Compositeur du roi et Inspecteur général du Chant en France. En 1828, il reprend Le Voyage à Reims pour en faire le désopilant Comte Ory. Puis il s’attelle au « grand opéra » que tout le monde attend, Guillaume Tell qui est créé fastueusement en 1829. Le public boude cet opéra qui dure quatre heures ! C’est pourtant une œuvre grandiose, avec une ouverture somptueuse et de superbes mélodies. Mais il y manque l’étincelle qui a fait le génie du musicien. A 37 ans, il est épuisé par une vie trépidante. Bientôt, ses œuvres disparaissent des scènes lyriques du Paris de Louis-Philippe. Tout a changé, le régime comme les goûts du public.

       Durant l’année 1832, Rossini se sent malade, abattu par une fatigue indéfinissable. Séparé d’Isabella Colbran, il vit désormais avec une sorte de demi-mondaine pleine de sollicitude, Olympe Pélissier, qui va le choyer et le soigner avec dévouement jusqu’à sa mort. Les années se suivent, très calmes. Rossini se passionnera encore pour un jeune musicien de grand talent, Bellini. Il assistera en 1835 à la création triomphale de l’ouvrage de son protégé, I Puritani. Quand Bellini décédera quelques mois plus tard dans des circonstances demeurées mystérieuses, Rossini organisera une souscription pour lui faire des obsèques grandioses.

       En 1840, il accepte la direction du Liceo musicale, l’Opéra de Bologne. Il achève son Stabat Mater qui est créé à Paris puis redonné à Bologne sous la direction de Donizetti. En 1855, il s’installe rue de la Chaussée-d’Antin à Paris où il reçoit Gustave Doré, Meyerbeer, Alexandre Dumas… Son salon ne désemplit pas. Il compose une série de petites pièces malicieuses, pleines d’ironie, qu’il appelle ses Péchés de vieillesse. Wagner, Delacroix, Verdi, Gounod, Saint-Saëns, Liszt lui rendent visite. Il écrit également une Petite Messe solennelle, composée de deux parties entre lesquelles on sert un dîner !

       Il meurt dans sa villa de Passy, le vendredi 13 novembre 1868, à 76 ans. Inhumée au cimetière du Père-Lachaise, la dépouille de Rossini sera transférée près de vingt ans plus tard, en 1887, à l’église Santa Croce de Florence qui est une sorte de Panthéon des grands hommes italiens. Rossini y repose auprès de Michel Ange, Machiavel et du cénotaphe de Dante.

Un silence de quarante années

       « Un succès de plus n’ajoutera rien à ma renommée, une chute pourrait y porter atteinte ; je n’ai pas besoin de l’un et ne veux pas m’exposer à l’autre ». Quelle explication retenir pour éclairer les raisons de ce silence de quarante années ? Lassitude ? Peur de l’échec ? Sentiment trop aigu de ne pas pouvoir se renouveler ? Conscience que l’époque a changé, que le bel canto n’est plus apprécié ? Vingt ans de labeur forcené suffisent peut-être à expliquer une retraite si prématurée.  Saint-Saëns a su mieux que quiconque résumer cette énigme en quelques mots : « Rossini s’est tu parce qu’il n’avait plus rien à dire ».

Catherine Duault

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