Jeanne Gérard et Paul Montag nous redonnent les clés d’un paradis perdu

Xl_dscf2387-4 © (c) Thibault Vicq

Notre hibernation de spectateur actif, commencée à la fermeture au public des lieux d’art à la mi-mars, touche bientôt à sa fin. La responsabilité du « monde d’après » s’écrit en lettres utopiques dont nous faisons tarder l’échéance. Notre consommation culturelle s’est articulée autour de rendez-vous réguliers sur les plateformes en ligne. L’accès aux productions lyriques n’a jamais paru aussi simple avec l’offre pléthorique de streaming, alors que la spontanéité du spectacle vivant n’a jamais autant manqué. Pourtant, les tentatives de mises en contact ont abondé. Nous avons été cobayes de galas de prestige en direct, parfois très longs (les quatre heures du Metropolitan Opera), avec leurs limites techniques (le Maggio Musicale Fiorentino) ou dans des salles vides (comme à Vienne). Les artistes ont investi Instagram sous leurs casquettes de jardiniers, cordons bleus, décorateurs d’intérieur, pédagogues, sportifs, et évidemment de généreux musiciens ! Le Verbier Festival, contraint d’annuler son édition 2020, a opté pour le format des Quarantine Concerts, notamment animés par des anciens alumni de la Verbier Festival Academy. Nous retrouvons les sortilèges gourmands de la soprano Jeanne Gérard (remarqués l’année dernière), avec le pianiste Paul Montag, sauf que nous avons eu la chance de jouir des avantages du direct en « présentiel », sur le lieu d’enregistrement, avec sept autres convives.

Dans une allée pavée typique du faubourg Saint-Antoine, non loin du Génie de la Bastille, un atelier nous accueille. Lavage de mains à la chaîne. Les fauteuils sont installés à un mètre de distance les uns les autres. Distribution de masques pour les non-équipés. Les spectateurs se trouvent à bonne distance de la chanteuse. Ce cadre intime fournit un avant-goût de la « reprise » à plus grande échelle. « Avec vos masques, j’ai l’impression de me trouver face à un parterre de Michael Jackson », plaisante Paul Montag avant de commencer le direct face caméra.

Quand Jeanne Gérard ouvre le bal avec Violon et C de Poulenc, nous redécouvrons la sensation perdue de l’audition. Elle déclame le texte avec vigueur et fait chatoyer la surface mélodique de couleurs moirées. Autant dire que ces premières notes nous familiarisent de suite avec le monde lyrique d’avant-confinement. Entendre le son d’une voix, quelle qu’elle soit, est une chose ; l’expérience de spectateur recevant le partage d’une interprétation en est une autre. Revenir à ces émotions oubliées nous fait comprendre pourquoi nous continuons à aller à l’opéra. L’aisance affirmative change de camp, pour toucher l’interrogation dans les antithèses de Fauré. La soprano assouplit délicatement la matière vocale, voguant désormais au rythme d’un ping-pong cérébral. Puis elle enveloppe l’Antiquité de Néère (Hahn) d’une sérénité au Destin que le théâtre classique pourrait embrasser. D’une Manon « encore tout étourdie », elle fait une arme de sensualité, faussement effarouchée. Marguerite rit de se voir « si belle en ce miroir » avec une ardeur aux confins de la schizophrénie, comme si elle s’imprégnait de ce reflet comme d’une réalité augmentée. La question n’est pas la futilité de la scène, sinon l’épaisseur d’une image vue par un personnage de quinze ans qui croque sa vie comme une nécessité. Enfin, celle qui prépare sa première Pamina et projette ses envies de Violetta et Lucia, livre une prometteuse scène finale d’Ophélie (Hamlet, de Thomas), sans mélancolie gratuite. Elle incarne l’aplomb d’une femme brandissant la responsabilité de ses idées. Le timbre modulable, au gré des visions, charme au même titre que la réflexion érudite sur le texte dans l’ensemble des pièces.

Paul Montag effectue son premier concert avec Jeanne Gérard et trouve une posture équilibrée au fond des touches, dans des prises de parole assumées au staccato gaillard. Il nous livre une pâte homogène où tout s’entend, qui forme un liant adhésif avec la voix de sa partenaire. Ses deux interventions solistes lui permettent d’aller au bout de ses partis pris. Le Jardin sous la pluie de Debussy met en scène à la fois la verticalité des gouttes et la libre circulation de l’eau dans les sols fertiles. Sa Paraphrase sur la Valse de Faust de Gounod fuse de rebonds forains tourbillonnants, et se paye le luxe de tamiser d’aquarelle sa partie centrale.

Leur travail à deux se poursuivra à l’occasion d’un projet collaboratif autour de l’héritage de Nadia Boulanger, qui fera l’objet d’un CD. Dans le « monde d’après », nous nous serons tous remis de notre sommeil des sensations musicales live, et nous suivrons les pas de ce duo hardi.

Thibault Vicq
(Paris, 3 juin 2020)

Concert disponible en replay sur le site du Verbier Festival

Crédit photo (c) Thibault Vicq

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