Irrelohe, de Franz Schreker, redécouvert à l’Opéra de Lyon

Xl_operairrelohe51_copyrightstofleth © Stofleth

Si le compositeur Franz Schreker – à la musique taxée de « dégénérée » par les nazis – était l’objet d’une question de Trivial Pursuit, les habitués de l’Opéra national de Lyon seraient sans doute parmi les premiers à dégainer la bonne réponse. Irrelohe fait en effet suite à la production de 2015 des Stigmatisés (Die Gezeichneten) par le même metteur en scène David Bösch. Alors oui, depuis 2005, Schreker a aussi retrouvé ses lettres de noblesse au Festival de Salzbourg ou à la Bayerische Staatsoper, à la Monnaie de Bruxelles ou à l’Opéra national du Rhin (Le Son lointain / Der ferne Klang), ainsi qu’avec l’Opera Ballet Vlaanderen (Le Forgeron de Gand / Der Schmied von Gent), mais deux productions à Lyon en sept ans, cela commence à faire un beau symbole !


Irrelohe (Feu follet), Opéra de Lyon © Stofleth

Irrelohe (1924) a tous les attributs du hit opératique : puissance active du livret (de la plume du compositeur), musique directe et vertigineuse, personnages charismatiques. Janine Ortiz, signant la dramaturgie du spectacle, rappelle judicieusement que Schreker, dont les opéras étaient plus populaires que ceux de Richard Strauss dans les années 1910-1920, a innové en couchant sur partition les théories freudiennes. L’inconscient et le subconscient s’invitent en saupoudrage stratifié dans le chant du conscient, dans la représentation des rêves ou dans le poids des traumatismes. Il faut dire qu’ici, entre malédiction héréditaire, viols, bâtardise, pouvoir et pyromanie, l’alerte rouge est de mise. Par l’entrecoupement des discours, Peter découvre que le comte Heinrich, qui vit dans le château d’Irrelohe et convoitant la même femme que lui (Eva), est son demi-frère. Quelques filiations avec Le Trouvère de Giuseppe Verdi sont à noter, entre le drame familial, les flammes (littérales) de la vengeance et la culpabilité rongeuse, mais la musique de Schreker, à la fois post-wagnérienne et expressionniste, s’illustre passionnément dans différentes temporalités en sublimant le présent. Les notes sont une poudre à canon au caractère grinçant, prête à la réaction chimique avec l’étincelle de la mèche. Le déroulé harmonique berce et terrifie grâce à son orchestration hors du commun et à ses volumes hollywoodiens. Bernhard Kontarsky manipule les terminaisons nerveuses de la partition et assume les envolées lyriques à l’aide d’un miraculeux Orchestre de l’Opéra de Lyon au vibratoéconome. Les modulations vont à la vitesse de l’éclair, mais ont pourtant la possibilité d’exister sous les projecteurs empathiques et rentre-dedans de sa baguette. La douceur se mue en grimace, l’ironie se résout en sincérité absolue. Le chef figure le grand plongeon des personnages et de la narration, qui aurait été absolument parfait si l’équilibre plateau-fosse n’avait parfois pas été en défaveur des chanteurs.

On retrouve cette effervescence dans la mise en scène de David Bösch, du moins au début du spectacle, où la construction implacable du livret annonce une tension croissante. Dans une alimentation générale à l’orée d’un bois calciné derrière lequel trône le château d’Irrelohe (pareil au manoir de Citizen Kane) Peter et sa mère ressassent le passé en ayant la clé du mystère sous les yeux. Les conflits interpersonnels sont en adéquation avec la musique génératrice de ravages et la direction d’acteurs ausculte avec acuité les prises de position. Quand apparaît Heinrich au II, le metteur en scène semble plus frileux à affronter son sujet et préfère rire du drame dans des vidéos de films muets (par Falko Herold, comme les imposants décors). David Bösch ne sait plus sur quel pied danser entre ses fantômes à la Shining (majestueux et angoissants Chœurs de l’Opéra de Lyon), la cruauté des relations et des images qui cassent le propos initial et font perdre en vérité théâtrale. N’avoir donné de cahier des charges d’acteur dans la deuxième partie qu’à l’interprète de Peter édulcore ainsi la construction dramatique, surtout lorsque les solistes ne chantent que face public...

Le baryton Julian Orlishausen fait à ce titre un travail exceptionnel, marquant par le corps l’oppression de la malédiction, et par le chant plein et direct, les non-dits à faire savoir au monde. Le Heinrich décousu du ténor Tobias Hächler ne brille ni par ses talents d’acteur ni par la subtilité de l’émission, mais offre tout de même des piano de bonne facture. Ambur Braid, qu’on avait applaudie en Salomé à l'Oper Frankfurt en octobre dernier, est prodigieuse dans le rôle d’Eva. Phénix consolateur à fleur de peau, elle se nourrit de ses désirs mis en musique dans un nuage matelassé qui prend de l’ampleur au fil de la représentation. Lioba Braun manque de soutien dans la longueur, mais certainement pas d’effets miroitants permettant de lire le passé dans le chant du présent. Michael Gniffke prend le temps de démêler le vrai du faux de ses visions dans une prosodie intelligible et toujours inattendue, même si la précision a parfois tendance à s’émousser. Les seconds rôles ne sont en rien des seconds couteaux vocaux : Kwang Soun Kim et Paul-Henry Vila s’illustrent en Prêtre et Meunier, tandis que le trio des violents Musiciens (Peter Kirk, Romanas Kudriašovaset Barnaby Rea) retentit en chaleur bouillonnante.

La rencontre avec une telle œuvre appelle une addiction immédiate à l’écriture. Forcément, on en veut toujours plus, et il serait dommage que l’Opéra national de Lyon s’arrête en si bon chemin dans l’œuvre de Schreker ! Ne serait-ce que pour choisir l’équipe des Lyonnais pour le prochain Trivial Pursuit musical…

Thibault Vicq
(Lyon, 19 mars 2022)

Irrelohe (Feu follet), de Franz Schreker, à l’Opéra de Lyon jusqu’au 2 avril 2022

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