Rigoletto à l’Opéra de Lyon : tenir la distance

Xl_rigoletto_web5 © Stofleth

Dans ce Rigoletto en ouverture du festival de l’Opéra national de Lyon, deux mises en scène d’Axel Ranisch cohabitent : l’homme de théâtre adapte Verdi et Piave, le cinéaste raconte en images une autre histoire entre un père et sa fille. L’architecture de l’une ne peut vivre sans l’autre. Sur le plateau, banlieue dortoir et blousons noirs, un Starmania version post-apocalyptique. Sur l’écran en hauteur, un paysage berlinois péri-urbain des années 90, dans lequel un homme tente d’éloigner sa fille d’un disquaire lubrique, avant qu’elle ne prenne définitivement la poudre d’escampette par amour. Le scénario du film avance en (a)symétrie par rapport au livret de l’opéra, et quand tout semble différencier les deux destins, ceux-ci se rejoignent de façon encore plus prégnante.


Rigoletto, Opéra national de Lyon © Stofleth

Rigoletto est le récit d’un espoir unique : celui que le bouffon place en Gilda, celui que Gilda matérialise envers le monde dont elle a été éloignée par son père. Au-dessus des cendres noires qui jonchent les terrains vagues et les barres d’immeubles (sur scène), il ne reste plus rien. Du monde communiste construit à Berlin-Est (vidéos), il ne reste plus grand-chose après la chute du Mur. Pour reconstruire, il faut une clé de voûte, en particulier pour le spectateur, qui doit départager les deux propositions. Si les yeux se détournent inévitablement du spectacle vivant en direct vers l’image en mouvement, ce n’est que pour prendre encore plus conscience du pouvoir du Rigoletto de Verdi et Piave, celui qu’on entend sans forcément le voir. D’ailleurs, l’acteur du film (l’incomparable Heiko Pinkowksi) est fan de Verdi, des vinyles jusqu’au tee-shirt. La mise en scène à laquelle on assiste est celle qu’il regarde en cassette vidéo, au début du spectacle. Prisonnier passif du plateau, il tente en vain de changer le cours des événements, lui rappelant la perte de sa propre fille. La clé de voûte – encore elle – réside dans ce Cluedo parmi les décombres, à l’embranchement de deux lectures distantes, visuellement soignées et menées avec une grande fluidité. Ce double regard permet de rendre le public partisan à la fois de Rigoletto et de Gilda, et pas seulement de l’un (la figure paternelle protectrice ou dangereuse) ou de l’autre (la martyre ou la féministe éprise de liberté). Dans une situation où la reconstruction serait la solution, les personnages choisissent leur destruction, ce qu’Axel Ranisch transmet vigoureusement par ses split screens du réel et de la vérité alternative.


Rigoletto, Opéra national de Lyon © Stofleth

La confiance développée entre l’Orchestre de l'Opéra de Lyon et Daniele Rustioni est indiscutablement mise en pratique. Le chef principal de la maison obtient des instrumentistes des bouquets de chardons sonores et des projectiles en densité de notes d’orgue. La musique de Verdi se voit ici magnifiquement offensive, venimeuse, vénéneuse, sur ses gardes, cristallisée en matières abruptes dont les admirables crescendos et decrescendos consolident la saveur. L’opulence et l’urgence de cet orchestre manifestement très bien dans sa peau auront à coup sûr encore beaucoup de choses à dire et à partager à partir de septembre, date à laquelle Daniele Rustioni deviendra directeur musical de l’institution de la Presqu’île !

La distribution a, comme dans un entretien d’embauche, les qualités de ses défauts. Les faiblesses initiales de Nina Minasyan dans l’aigu montre combien Gilda se heurte et se forme au monde extérieur, qui lui a été enlevé par son père. C’est un oiseau qui apprend à voler, parfois indécis, mais qui va toujours de l’avant, grâce à sa voix habile et agile. À la fois prudente et spontanée, elle donne chair à la partition et à un personnage qui a envie de s’écrire. Le timbre phosphorescent d’Enea Scala promet monts et merveilles pour appâter le chaland, et en particulier les jeunes filles qui tombent dans le piège du Duc. Or c’est ce côté clinquant et intouchable qui inscrit durablement la performance du ténor dans le spectacle. Beaucoup de technique et de vitrine, un peu moins d’âme, mais exactement ce que l’on attend d’un Duc champion du mensonge dans la désolation d’un paysage urbain dévasté. Dalibor Jenis chante la face cachée de Rigoletto, dans sa barbe, atteint par la malédiction de Monterone. Il restitue les dialogues de sourds avec Gilda, s’ancre au fond des temps pour partager l’expressivité au-delà du langage vocal. Granuleux, renfrogné et cru, le clown triste accroît sa menace latente. Le Sparafucile aguerri et pénétrant de Gianluca Buratto complète le tableau vocal, avec l’incisif Marullo de Daniele Terenzi, la Maddalena attentive d’Agata Schmidt et le sombre Monterone de Roman Chabaranok. Chapeau bas aux Chœurs de l'Opéra de Lyon, qui par leurs volumes, leur cohérence et leur véhémence transforment les ensembles en fresques totales.

Qu’on se sente plus proche des interprètes ou des acteurs du film, qu’on se tienne à proximité ou à distance du spectacle, Rigoletto résonne forcément, d’une manière ou d’une autre.

Thibault Vicq
(Lyon, 18 mars 2022)

Rigoletto, de Giuseppe Verdi, à l’Opéra de Lyon jusqu’au 7 avril 2022

N.B. : le chef Francesco Lanzillotta dirigera les représentations des 1er, 5 et 7 avril ; Stefan Cerny chantera Sparafucile les 20, 23 et 30 mars

Crédit photo © Stofleth

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