Freitag aus Licht à l’Opéra de Lille, l’étrangeté galvanisante de l’objet

Xl_freitag_aus_licht_-__simon_gosselin_-_11_-_copie © Simon Gosselin

Se plonger dans chaque tronçon du cycle Licht de Stockhausen revient à accepter de se laisser porter par un courant inédit, de se retrouver face à un langage dont l’abécédaire mystérieux fait traverser les étapes en lévitation, pour en émerger à la fin de la représentation avec une autre vision du monde. Depuis 2018, Maxime Pascal et son collectif Le Balcon explorent à coups de pioche (de champions) l’intégrale des sept opus – un pour chaque jour de la semaine –, composée sur près de trente ans. Michael et Luzifer, respectivement présentés dans Donnerstag aus Licht (Jeudi de Lumière) et Samstag aus Licht (Samedi), s’affrontaient dans Dienstag aus Licht (Mardi). La quatrième escale, Freitag aus Licht (Vendredi), dévoile enfin ses contours. Y déborde la tentation d’Eva par Ludon, réincarnation de Luzifer, qui lui propose d’épouser son fils Kaino. La rencontre heureuse entre les enfants (instrumentistes) d’Eva et ceux (choristes) de Ludon mène la femme à s’unir à Kaino, mais l’ire intergalactique de Michael déclenche une guerre sanglante entre les enfants des deux camps, que le diable remporte inéquitablement grâce à un rhinocéros ailé. En se repentant, Eva a une vision de Michael, de son mari Adam et de la lumière divine. Les « couples » (homme-femme, chat-chien, bras-seringue, photocopieuse-machine à écrire, voiture de course / pilote…), qui se sont faits, défaits et échangés pendant l’œuvre (selon les indications de Stockhausen), consentissent à leur tour au repentir, jusqu’à une ascension conceptuelle. Fin.

Freitag aus Licht - Opéra de Lille (c) Simon Gosselin

Le son est le matériau d’entrée le plus évident pour Freitag. Le compositeur juxtapose des nappes électroniques, des « scènes réelles » chantées par les personnages, et des « scènes de son » interprétées par les « choses » en couple, précitées. Il faut avant tout citer la céleste projection sonore (de Florent Derex), sans laquelle le projet ne pourrait voir le jour. En particulier dans cette version, où la composante technique de la musique, utra-maîtrisée par tous ses acteurs, n’est même pas un sujet de débat ! La spatialisation harmonieuse, les alliages cocooning, le naturel instinctif de ce qui aborde l’oreille, sont abordés à l’exacte dimension de l’Opéra de Lille. La tentation est donc aussi celle du spectateur, invité à écouter et à se lover dans l’écriture atmosphérique qui a autant à dire dans et entre ses notes. Ce spectateur passe à l’état de vapeur, comme « neutralisé » de sa propre présence, pour s’intégrer aux flux d’énergie qui circulent dans la salle. Le cor de basset et la flûte forment le ying et le yang instrumental d’Eva, en deux timbres complémentaires qui participent au magnétisme des processus psychologiques. Iris Zerdoud et Charlotte Bletton se font la chasse et la cour par le souffle, entrelacent leurs lignes et ne perdent pas un fil de leurs relais au cours tressé tel un maillon fluidique au contact permanent du chant. Sarah Kim et Haga Ratovo dégainent quant à eux le synthétiseur avec un sang-froid remarquable, prêts à incarner théâtralement la musique et inversement.

Freitag aus Licht - Opéra de Lille (c) Simon Gosselin

La ligne vocale sert à aiguiser le dénivelé qui la sépare des autres « canaux » d’émission, ainsi qu’à enrichir l’accumulation de textures. Mue par un feu sacré, la soprano Jenny Daviet chante Eva en assurant longueur et morcellement. Elle sait aussi bien avaler les sons que les lancer en javelots, munie d’une édifiante vision de fin de phrase, sans oublier de donner de la consonne. Le Ludon d’Antoin Herrera-Lopez Kessel couvre avec son registre de basse, à la manière d’un peintre, une toile vierge d’aplats et reliefs. La projection vient de l’intérieur du corps et trouve le succès de sa singularité par une orthogonalité vis-à-vis des autres lignes qui peuvent s’y opposer. Halidou Nombre s’avère un peu trop pointilliste pour Kaino, en comparaison à la substance entière de la soprano. La stabilité s’améliorera sans doute au fil des représentations. Nous avons enfin été scotchés par la Maîtrise Notre-Dame de Paris et les jeunes élèves du Conservatoire à Rayonnement Régional de Lille, préparés d’une main de maître. Ce qu’ils présentent est le fruit d’un travail que nous imaginons extrêmement persévérant, et auquel ils font véritablement honneur.

Tout ceci est bien sûr dû à la passion mise à l’ouvrage par Maxime Pascal, monsieur loyal du projet, et au théâtre d’objets animés de Silvia Costa, dont la collaboration avec Le Balcon suit de moins d’un an celle pour Like Flesh. Elle place les événements à hauteur d’enfant et parvient à réveiller les rivalités du récit à partir d’un équilibre visuel, parfois proche d’une rhétorique alla Romeo Castellucci, sans virer vers l’abstraction. Le son se révèle « matériau » grâce aux dynamiques groupées, aux formes géométriques et aux appairages discernés par l’œil, mais il s’agit aussi d’un musée de vie dont la fonction est la musique. En laissant visible sa panoplie de « couples hybrides » – avec le flipper, le chien-automate, la voiture… – sur une estrade surplombant les événements, elle rapporte ces objets à leur notion universelle d’héritage et de traversée du temps. Ces choses, manipulées par des enfants en blouse blanche, s’humanisent par leur action autonome. Silvia Costa décide alors de cacher d’abord les choristes du Balcon censés les représenter vocalement. Elle prend en revanche le parti de laisser à l’imagination le rhinocéros volant ou la comète du premier acte. Les formidables lumières de Bernd Purkrabek deviennent alors protagonistes de la mise en scène. Rien ne prépare de toute façon à l’expérience de Licht, qui consiste à réapprendre le temps, en musique ou en objets.

Thibault Vicq
(Lille, 5 novembre 2022)

Freitag aus Licht, de Karlheinz Stockhausen :
- à l’Opéra de Lille jusqu’au 8 novembre 2022
- à la Philharmonie de Paris (Grande salle Pierre Boulez) avec le Festival d’Automne à Paris, le 14 novembre 2022

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