Don Carlos au Grand Théâtre de Genève : quand les voix subjuguent

Xl__20230911_don-carlos-gtg_c_dougados-magali-9171 © Magali Dougados

Depuis son arrivée à la direction du Grand Théâtre de Genève, Aviel Cahn a toujours su lancer ses saisons en fanfare. Après Einstein on the Beach de Philip Glass (2019), Guerre et Paix de Prokofiev (2021), et La Juive d’Halévy (2022), nouveau chapitre de répertoire flamboyant grâce à la première version en cinq actes de Don Carlos de Verdi, qui mérite tous les éloges pour sa production et sa distribution.

Avec l’Exposition universelle de 1867, le compositeur espérait l’adoubement dans la capitale française, après les échecs de Jérusalem, des Vêpres siciliennes et de son Macbeth retouché. Malgré des efforts répétés pour étoffer le livret, de longues coupes lui ont été demandées à quelques jours de la première afin que les spectateurs soient en mesure de prendre le train après le spectacle… En voulant surpasser Meyerbeer, Verdi s’est attelé à une œuvre foisonnante dont la musique a déstabilisé (voire dégoûté) un public qui ne voyait dans la nouveauté qu’une identité wagnérienne, alors bête noire des conservateurs français – chez qui les raccourcis sont parfois légion. La version italienne de 1884, en quatre actes, s’est finalement taillée la part du lion dans les programmations internationales. Continuons à défendre la complétude et la cohérence de la partition originelle !


Don Carlos, Grand Théâtre de Genève (2023) (c) Magali Dougados

La metteuse en scène Lydia Steier (qui a traumatisé quelques âmes sensibles avec sa lecture plutôt trash mais extrêmement intelligente de Salomé, à Paris) place l‘intrigue dans une dictature de droit divin inspirée des républiques soviétiques – la religion en plus – et gangrénée par la surveillance de masse. Un décor tournant à l’architecture néo-antique laisse suffisamment de place aux chanteurs pour se mouvoir d’un espace à l’autre, tandis que dans les recoins, des hommes munis de casques retranscrivent en direct les conversations entendues secrètement de l’autre côté du mur… Au moment de retourner prier dans un costume de moine, la capuche est bien pratique pour cacher l’appareil auditif sur la tête ! Les mots chantés ne constituent pas toujours des pièces à conviction, mais la mise en garde amicale de Philippe contre Posa, en zone hors-écoute, est d’autant plus éloquente. Lydia Steier construit davantage un univers général et des interactions humaines que des personnages individuels, ces derniers évoluant dans une atmosphère qu’elle précise avec une direction d’acteurs exigeante. La dernière danse d’Élisabeth et de Don Carlos, la mort de Posa par le tir d’un gardien de cellule, la violence des confrontations entre Philippe II et le Grand Inquisiteur, le bal de l’acte III (virtuose dans son utilisation de la rotation du plateau), le bébé d’Élisabeth : la continuité de l’action et la profondeur du théâtre sont à saluer, car tout fonctionne !

Rarement une distribution ne nous aura aussi unanimement passionnés ! Le ténor Charles Castronovo hisse au grandiose sa matière vocale printanière, son style et sa pétulance. La clarté suprême de ce début dans le rôle-titre est intarissable, l’élasticité et la vaillance prédominent. En Élisabeth, Rachel Willis Sørensen met en chant des sentiments pleins de concessions, touche les cieux, suggère d’autres voies, sous-entend les enjeux politiques de ses décisions, reste exhaustive dans son illustration psychologique tout en partageant un langage synthétique, dans des nuances fluides en édifiants changements d’états. En bref, un personnage total d’une admirable acuité et d’une immense musicalité. Stéphane Degout, déjà Posa (en français) dans la production lyonnaise de 2018, porte avec lui le pouvoir de la phrase comme s’il tirait le fil d’une pelote de laine parfaitement démêlée. Il interprète un homme de confiance et de confidence aux idées claires, l’outsider qui fait perdurer le rêve dans ses textures mousseuses et ses lignes dorées, pour un sommet de chant français. Ève-Maud Hubeaux ponctue habilement Éboli –  l’un de ses rôles-signature – d’exclamations désespérées, de borborygmes revanchards, de déguisements vocaux de conteuse. Elle n’est pas qu’une, elle fédère magistralement la schizophrénie dramaturgique d’une protagoniste ambiguë et pugnace. Est-ce du théâtre, est-ce de la musique ? C’est en tout cas de l’opéra tel que nous en rêvons. Dmitry Ulyanov esquisse Philippe II en roi malheureux et ô combien bouleversant. Le timbre parfois guttural remonte aux origines du pouvoir, l’affaissement volontaire du chant proportionnellement à sa prise en main cruelle du royaume (et de sa distanciation avec la morale) développe des ombres qui continuent à hanter le spectateur encore bien après la représentation.Liang Li campe un Inquisiteur agonisant à l’étoffe d’empereur, Ena Pongrac vivifie les interventions du page Thibault.


Don Carlos, Grand Théâtre de Genève (2023) (c) Magali Dougados

Seul point noir au tableau : la direction anecdotique de Marc Minkowski, qui n’arrive jamais à utiliser le potentiel du superbe Orchestre de la Suisse Romande pour livrer un point de vue sur ce chef-d’œuvre. Les instrumentistes savent jouer ensemble, sans aucun doute : ils cultivent l’unité en étendard, s’écoutent et se passent la balle des solos avec grande classe, homogénéisent leur son en veillant aux équilibres. Le chef ne dépasse pas le stade de l’uniformité, ne cherche pas à creuser la surface ou à développer une architecture. Il dilue éhontément des mono-idées peu brillantes dans le savoir-faire de l’orchestre, si bien qu’aucun changement d’articulation ne se fait entendre avec les modulations. Son unique priorité semble de rester en rythme, qu’importe ce que la musique a à raconter. C’est du grand opéra qui ne se mouille pas, relégué à des préceptes d’accompagnement de ballet, c’est-à-dire « facile à suivre », ce qui n’empêche pas le Chœur du Grand Théâtre de Genève – lui aussi de belle composition – à peiner dans les départs, et de se retrouver souvent légèrement en avance par rapport à la fosse.

La fougue du grand opéra peut effrayer, mais servie par un plateau scénique aussi convaincant, il n’y aurait pas de raison de s’en priver.

Thibault Vicq
(Genève, 15 septembre 2023)

Don Carlos, de Giuseppe Verdi au Grand Théâtre de Genève jusqu’au 28 septembre 2023

N.B. : Leonardo Capalbo chantera le rôle de Don Carlos le 28 septembre

 

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