Le point de vue d’Alain Duault : Une Salomé barbare à l'Opéra Bastille !

Xl_salome_opera-bastille_2022_elza-van-den-heever_point-de-vue-alain-duault © Agathe Poupeney / OnP

Des murs noirs, une terrasse noire, en haut, derrière une vitre, une sorte de fête orgiaque. Un jeune soldat s’extasie devant la princesse Salomé, qu’on ne voit pas d’abord, puis qui s’approche, cheveux noirs, visage crayeux, pâle comme la lune dans une blouse blanche qui lui sert de robe : Salomé, belle ce soir, belle à en mourir. Tragédie nocturne et lunaire, Salomé est toute entière tissée de nuit barbare et de désir sauvage, est toute entière vouée à l’impossible, au paroxysme sensuel d’une danse avec la mort qui la hante, à la violence cruelle qui la secoue et la pousse jusqu’à l’innommable qu’elle atteint avec une sorte d’effrayante pureté. Tout a lieu en une nuit, dans le rêve d’une nuit. Au matin, quand la lune sera effacée, il ne restera plus rien sur la terrasse.

Mais restent les questions toujours posées et reposées depuis la création, en 1905, de cette Salomé qui est intimement liée au scandale qui se répète quand elle apparait sur une scène. Restent notre inquiétude devant ce qui se dévoile et, quoi qu’on veuille s’en défendre, notre béance fascinée. Il faut pourtant soulever les voiles de Salomé et regarder, écouter, fût-ce à se perdre dans ce tremblement de désir et d’effroi mêlés. On ne peut pas voir et entendre Salomé sans être complètement sidéré, au sens le plus fort de la sidération, d’un choc émotionnel qui fait basculer – dès ce début étreignant : un silence, puis un trait de clarinette, rapide, serpentant, une couleur lointaine, comme suspendue au-dessus d’un gouffre déjà. Et Narraboth qui, de sa voix lyrique de ténor, lance cette phrase si célèbre : « Wie schön ist die Prinzessin Salomé heute nacht ! » (Comme la princesse Salomé est belle ce soir !), le motif de Salomé alors, avant que le page d’Hérodias, voix d’alto, voix sans genre, appelle à regarder la lune qui ressemble à « une femme qui sort du tombeau »… Un peu plus tard, une voix sort d’un sous-sol, une voix qui crie et qui profère et prophétise et vitupère. Tout est en place, la nuit moite, la sensualité métaphorique d’un visage de lune, l’imminence de quelque chose qui va arriver : le drame peut commencer. Voudrait-on après un tel début que le théâtre se déroule sagement et que l’orchestre ne s’embrase pas ?

Salome (c) Agathe Poupeney / Opéra Bastille 2022

Alors oui, Lydia Steier, la jeune metteuse en scène américaine est dans l’excès, la démesure, la violence, le mauvais goût, le scandale – mais elle ne fait que prendre à bras le corps, avec une force assumée, une œuvre qui est tout cela ! De ce point de vue, on a du mal à comprendre cette mise en garde infantilisante que l’Opéra de Paris a cru bon d’adresser au public : oui, bien sûr il y a dans ce spectacle des « scènes qui pourraient heurter la sensibilité », la belle affaire, mais on vient voir Salomé, pas Bastien et Bastienne ! Pourtant s’il y a un reproche qu’on peut adresser à Lydia Steier, ce n’est en rien celui de cette démesure, de cet orage de violence qui est réellement dans l’œuvre, qui en est l’essence, d’autant qu’elle le gouverne avec un vrai sens de la direction d’acteurs, mais c’est celui de la laideur uniforme de son décor qui s’avère en contradiction avec la musique de Strauss – une musique opulente, excessive, débordante mais d’une beauté absolue. Alors que ce décor noir – mais sans que ce noir fascine, sans qu’il ne porte jamais quelque chose de fuligineux, d’obscur, de mystérieusement sombre comme on le voudrait de cette porte de l’Enfer – est plat, tout simplement plat, désespérément plat. Le disparate des costumes aurait pu ouvrir une autre porte vers cette esthétique de l’excès, de la folie visuelle, mais il reste en plan car il ne s’inscrit que décorativement, dans un univers convenu de boite de nuit branchée, avec drag queens et autres personnages interlopes, mais sans jamais que la cérémonie barbare s’inscrive dans une même folie de costumes inventifs, venus d’outre mémoire. C’est un des points faibles du spectacle.

Salome (c) Agathe Poupeney / Opéra Bastille 2022

L’autre est la fin, qui court-circuite l’effroi : car ce n’est pas l’orgie qui fait problème, ce n’est pas la litanie mortifère des corps jetés aux chiens de cette société corrompue jusqu’à la moelle, ce n’est pas le viol collectif à la fois insoutenable et logique qui prend la place de la Danse des sept voiles – mais c’est bien la curieuse rédemption d’une Salomé dédoublée, l’une perdue dans un petit rêve avec une petite tête de Jokanaan, l’autre s’envolant vers le ciel avec un Jokanaan qui n’a pas perdu sa tête et qu’elle embrasse à pleine bouche sans qu’on retrouve l’effroi ultime de cette confrontation vertigineuse de Salomé avec cette tête tranchée, sanglante, qu’elle embrasse jusqu’à en mourir. Où est passé ce mélange de tendresse et de cruauté, de candeur et de perversité, cet insaisissable absolu qui irradie du livret à travers la musique à nu ?

Quand on aime Salomé, on aime ce personnage bien sûr mais aussi, à la folie, cette musique passée par ce que le poète Henri Michaux appelle « la connaissance par les gouffres » ; car c’est une musique qui fait entendre le grain de la peau dans le grain de la voix, cet éclat de chair palpitante projeté en son. C’est une musique vénéneuse et enivrante, noire et dorée, portée par une pulsation inexorable à laquelle on ne se dérobe pas, une musique sacrificielle et étonnamment belle, capiteuse, érotique, chavirante, une musique qu’on peut toucher, un alcool distillé par un orchestre immense capable de moments si subtils, si tendres, une musique qui fait passer de l’autre côté du miroir : « J’aime ceux qui ne savent pas vivre à moins de se perdre, car ce sont ceux qui passent sur l’autre rive », écrivait Nietzsche comme s’il commentait cette Salomé. Simone Young sait faire de l’Orchestre de l’Opéra de Paris ce brasier qui s’accorde à la folie de l’œuvre, à la violence de la mise en scène, à la beauté de l’interprétation vocale : son interprétation flamboyante, forte et dérangeante parfois, toujours relancée, fouettant jusqu’à le saturer l’espace sonore, bousculant tout mais rattrapant tout, est de celle qui marquent. Simone Young a de surcroit à sa disposition un plateau vocal de premier ordre : si l’on peut mettre un bémol sur le Jokanaan de Iain Paterson, un peu court de projection, manquant de puissance de conviction, le reste de la distribution est magnifique, de l’Hérode bien connu de John Daszak à la belle voix ombrée de la contralto Katharina Magiera en page d’Herodias ou au Narraboth à la voix claire de Tansel Akzeybek, sans omettre les cinq Juifs ou les deux Nazaréens, tous justes et convaincants. On retrouve aussi la grande Karita Mattila qui fut ici-même, il y a quelque vingt ans, une Salomé ravageuse et scandaleuse, au meilleur sens du terme, et dont l’Hérodias hystérique s’accorde tout à fait à l’Hérode atrocement libidineux de John Daszak.

Elza van den Heever (Salome) (c) Agathe Poupeney / Opéra Bastille 2022

Et puis il y a la révélation parisienne de ce spectacle, la soprano sud-africaine Elza van den Heever : on l’avait découverte il y a quatre ans à l’Opéra de Vienne, en Elsa de Lohengrin (dirigée déjà par Simone Young !), mais dans cette prise de rôle de Salomé, elle va beaucoup plus loin, elle va au bout de ce personnage qu’elle habite de l’intérieur avec une hallucinante vérité. Le timbre est puissant, admirablement projeté, mais jamais lourd, la voix peut se faire sifflante ou tonnante, ses aigus sont dardés sans effort, son medium est charnu, tout de cette voix semble accompli avec une longue expérience du rôle… alors qu’elle le chante pour la première fois ! C’est l’intelligence et la détermination à aller jusqu’au bout de cette aventure folle qui donne à Elza van den Heever cette force tranquille et, en même temps, effrayante. On entend rarement un chant aussi pleinement affirmé, pétri d’évidence, d’une beauté transcendante dans son épanouissement, comme un soleil noir régnant sur un monde effondré : Elza van den Heever est la Salomé de ce spectacle qui semble construit autour d’elle, avec elle, pour elle.

La barbarie de cette Salomé saturée de violence et de sang, d’horreur jusqu’à la nausée, de voix et d’orchestre poussés au paroxysme, nous conduit au bout de tout – devant le miroir de notre monde mis à nu.   

Alain Duault
Paris, 21 octobre 2022

Salome à l'Opéra de Paris Bastille jusqu'au 5 novembre 2022

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