Calixto Bieito remonte sa Lady Macbeth de Mtsensk, au Grand Théâtre de Genève

Xl_20230428_macbeth_ge_gtg__dougados_magali__e8a4061 © Dougados Magali

Lady Macbeth de Mzensk de Chostakovitch, d’après le roman (1865) de Nikolaï Leskov, est si frontal dans son illustration du sexe, de la domination et de la violence, que même les metteurs en scène les plus jusqu’au-boutistes peuvent s’y casser les dents.

Calixto Bieito ne prend en général pas de pincettes pour dépeindre la réalité crue, mais en reprenant lui-même la production d’anthologie qu’il avait créée à Opera Ballet Vlaanderen en 2014, il semble ne pas totalement assumer les moments chocs qui font sa brillante signature depuis des années. Malgré les imposants décors (Rebecca Ringst) de Ruhr pétrolière « post-capitaliste » dans des lumières (Michael Bauer) révélatrices d’une psyché malveillante, la gestion de l’espace cantonne finalement les personnages aux mêmes lieux : une habitation sous des faux plafonds, et une arène de gadoue au proscenium. La perspective du plateau est surtout employée par Calixto Bieito pour le déplacement des chœurs, moins pour le reste de son action. Si nous retrouvons toutes les scènes qui avaient marqué notre collègue à Anvers, la logique physique s’y retrouve presque amoindrie, et l’enchaînement se perçoit moins naturel, plus « simulé ». L’Espagnol partage pourtant un véritable point de vue : la séparation sociale entre l’extérieur boueux et l’intérieur blanc des propriétaires grâce à un paillasson à la fonction dûment remplie, le mépris de classe de Katerina envers Aksinia, l’ « acceptation » désabusée de Sergueï par Katerina plutôt qu’un désir soudain, le saute-mouton de galères d’Aksinia, le mariage entre Katerina et Sergueï sous un malaise latent, l’hystérie collective des prisonniers au dernier acte... Avec son regard de 2023, il a davantage soigné les atmosphères et textures souillées périphériques au récit – hormis un terrassant changement de décor pour le IV, à travers un « désossage » des faux plafonds et des parois –, que les personnages principaux, pris dans l’étau d’un best-of difficile à recréer avec le même triomphe qu’en Flandre. La barbarie « de scène » a pris le pas sur la barbarie de chair et de sang. Peut-être faisons-nous la fine bouche (notamment après la géniale Lady Macbeth par Krzysztof Warlikowski à l’Opéra de Paris), car un spectacle de cette envergure est loin d’être la norme en territoires francophones !


Lady Macbeth de Mtsensk - Grand Théâtre de Genève (c) Dougados Magali

Aušrinė Stundytė, force de la nature, nous a également paru touchée par ce syndrome du revival, alors que dans la production originelle, ou avec Dmitri Tcherniakov à l’Opéra de Lyon en 2016, voire dans d’autres reprises sous la « houlette » de Calixto Bieito – un Ange de feu magistral au Teatro Real l’an dernier –, le chant ne fonctionnait physiologiquement qu’associé à un ahurissant volcan de théâtre. Le metteur en scène a-t-il manqué de lui fournir des indications sur la véracité du personnage ? Les répétitions ont-elles été courtes ? Le chant par le mouvement est bien là, puisé à égalité dans le système nerveux et dans le cœur, mais l’héroïque soprano lituanienne chante quelque chose de plus grand que ce qu’elle ne vit concrètement face public, avec quelques lancées non entièrement atteintes dans la première partie. Ces réserves n’empêchent pas son regard tranchant et la défiance de sa posture de réécrire par le corps une interprétation foudroyante, car peu d’artistes peuvent en effet se targuer de s’engager autant dans leur discipline. Le ténor Ladislav Elgr, lui aussi issu du cast de la production originale, campe l’amant Sergueï avec une sévérité oppressive et l’idée d’évacuer une colère bouillonnante. En dépit d’une émission parfois forcée et de quelques aigus peu assurés, il sait toujours sortir du cadre de la ligne musicale pour atteindre un absolu de sincérité. Tout est permis dans le formidable phrasé vindicatif de Dmitry Ulyanov : l’ignominie niée et la perfidie sans détour trouvent une pâte vocale retentissante. Le mari (John Daszak) croit à un idéal qui l’aveugle et fait ruisseler sa violence par une habile projection percussive. Julieth Lozano trouve le juste manifesto pour Aksinia, comme Kai Rüütel incarne une crédible Sonyetka. Michael Laurenz et Alexander Roslavets sont tout aussi charismatiques, le premier rythmant ses interludes par un liant de consonnes, le second par un éloquent tour de passe-passe prosodique très cabaret. Alexey Shishlyaev traduit quant à lui efficacement l’haleine fétide et persifleuse du Commissaire de police. Nous ne saurions enfin saluer suffisamment les stéréos majestueux, les ruissellements palpitants et les fermes scanners homogènes de l’alerte Chœur du Grand Théâtre de Genève, divinement entraîné par Alan Woodbridge.

Pour son deuxième opéra soviétique au Grand Théâtre après Guerre et Paix de Prokofiev en 21-22, Alejo Pérez use à l’envi de toutes les teintes, anime le superbe Orchestre de la Suisse Romande comme des nappes phréatiques en danger. Les basses grondantes – violoncelles superlatifs, entre la complainte d’arrière-plan et l’arrondi tout terrain – répondent aux contrechants, et les effets soudains se malaxent en extraordinaires tutti industriels, empreints de coulées de pétrole. Le chef fusionne la rouille et le sang, les blessures et les caresses fantasmées, revient à la terre pour mieux y trouver une ascension harmonique. Par un geste attaché au temps (et au contretemps), il malaxe la musique comme de la terre (non encore) cuite. Certes, le placement scénique hasardeux des cuivres supplémentaires dans les intermèdes génère des décalages certains. Cependant, sa baguette indique le district, la condition humaine, les visions et les espoirs, et se place en haut de la liste des raisons pour (re)voir cette (re)production, sûrement mieux maîtrisée après la soirée de première.

Thibault Vicq
(Genève, 30 avril 2023)

Lady Macbeth de Mtsensk, de Dmitri Chostakovitch, au Grand Théâtre de Genève jusqu’au 9 mai 2023

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