Une Lady Macbeth de Mzensk anthologique au Vlaamse Opera

Xl_lady_macbeth © Annemie Augustijns

Lady Macbeth de Mzensk de Dimitri Chostakovich est l'œuvre d'un jeune génie fulgurant, et une œuvre étonnament mûre puisqu'elle contient en germe beaucoup de ses compositions futures. Que ce soit dans le sarcasme ou dans la compassion envers l'humanité douloureuse qui habite nombre de ses partitions de la fin, on y trouve déjà toutes les caractéristiques de son langage angoissé à fleur de peau, où les clins d'œil burlesques alternent avec les scènes déchirantes en une succession frénétique, et nous heurtent avec une puissance proprement inouïe. On reste pantois devant l'interlude orchestral qui traduit l'acte d'amour de Katerina et de Sergueï au premier acte, et pétrifié au dernier, alors qu'un formidable forte précède l'hallucinante plainte de Katerina : « Dans un bois, il y a un lac profond et son eau est noire comme ma conscience ». Ce degré d'émotion se rencontre rarement sur une scène d'opéra, et cette partition grandiose réclame dès lors une proposition scénique qui se hisse à sa hauteur. En confiant cette nouvelle production au sulfureux trublion de la scène catalane (mais maintenent mondial) Calixto Bieito, le Vlaamse Opera ne s'est pas trompé - et fait sensation -, la lecture de l'homme de théâtre ayant soulevé l'enthousiasme tant du public que de la critique.

Beito transpose l'action dans une usine pétrolière, et la scénographie (signée par Rebecca Ringst) est essentiellement constituée par des cuves et des échaffaudages maculés du précieux or noir. Ils encadrent la maison des Ismaïlov : un quadrilatère d'une blancheur clinique, complètement aseptisé, baignant dans une lumière blafarde. A contrario, le devant de la scène est recouvert d'une épaisse fange noire, dans laquelle se déroulera le premier « combat » érotique de Katerina et Sergueï. Au dernier acte, dans une scène d'une violence inouïe, l'héroïne y plaque sauvagement la tête de Sonietka qui s'y étouffe, avant de s'égorger tout en fixant le public droit dans les yeux, afin de le prendre à témoin de l'ultime étape de son calvaire. Dans une autre scène choc, où la violence le dispute cette fois à l'humiliation, on voit Boris, qui a fait d'Aksinia son esclave sexuelle, la traîner jusqu'à son lit, après lui avoir passé une laisse au coup. Dans cet univers à donner le frisson et à susciter l'épouvante, Bieito fait bouger une foule anonyme, habitée par la haine de la « différence » (une scène montre un homosexuel marqué au fer rouge pour ses mœurs jugées contre-nature), toujours prompte à la grossièreté. Ces oppimés qui rêvent d'être des oppresseurs, isolent et persécutent Katerina dont le désespoir, dans la vision du metteur en scène, doit être absolu. Bieito excelle à donner à chaque interprète un profil fermement dessiné ; leurs gestes, toujours éloquents et pourtant naturels, n'entravent nullement leur spontanéité, si bien que chacun se meut avec l'aisance d'un acteur de théâtre chevronné.

L'incroyable force dramatique du spectacle surgit également d'un plateau d'interprètes parfaitement choisis, dignes des plus grandes scènes internationales. La distribution est dominée par Austine Stundyte, vibrante et pathétique Katerina, d'une vitalité irrésistible en même temps que d'une incroyable endurance vocale. On ne peut que rendre les armes devant cette voix saine et ample, aux aigus glorieux et jamais criés. La soprano lithuanienne est surtout en adéquation avec la direction d'acteurs très précise de Bieito : elle ne privilégie ni n'occulte aucun des traits de caractères de cette Lady Macbeth russe. Elle est à la fois une victime (de la société, des circonstances), une meurtrière cynique, une séductrice doublée d'une calculatrice, une femme à la fois vénale et généreuse, motivée autant par le sentiment amoureux que par la luxure. Un intense et complexe portrait de femme que le physique de la cantatrice rend encore plus explicite par le cocktail d'un corps voluptueusement provocant et d'un regard bleu acier qui transperce l'âme des spectateurs. L'incroyable et interminable standing ovation qui a salué sa sidérante prestation, au rideau final, augure d'un avenir radieux pour cette comédienne/chanteuse d'un format hors norme.

De son côté, Ladislav Elgr est un Sergueï suffisamment bâti en athlète pour répondre aux exigences que la régie lui impose, jusqu'à se retrouver les fesses à l'air quand il « culbute » Katerina sur le plan de travail de la cuisine (avec une telle ardeur, d'ailleurs, qu'un des placards s'est décroché, tombant de tout son poids sur sa tête, avant de s'écraser sur le plateau...sans qu'il ne bronche, comme si de rien n'était !). Le ténor tchèque demeure, jusqu'au moment de la punition, sur le chemin de la Sibérie, une véritable bête sexuelle et un parfait macho. Il est la seconde révélation de la soirée.

On oubliera l'injure du temps faite à sa voix, car le grand Sir John Tomlinson campe un Boris Timoféïevitch en concordance parfaite avec la cupidité et la lubricité, la brutalité et le cynisme despotique de son personnage. Il faut encore citer le grandiose officier de police, vulgaire et extraverti, de Maxim Mikhailov, la Sonietka au timbre vipérin, et pourtant non exempt de volupté, de Kaï Rüütel, le Balourd superbe d'aplomb de Michael J. Scott et le Vieux bagnard d'Andrew Greenan, qui donne, avec le (remarquable) Chœur du Vlaamse Opera, toute la dimension humaine au drame collectif du bagne. Seul Ludovit Ludha, le mari rapidement éxécuté par les deux amants tragiques, peine à se hisser à ce niveau d'excellence, en composant un personnage trop uniformément falot.

Dernier atout de la soirée, un Orchestre Symphonique du Vlaamse Opera d'une qualité superlative, transcendé par la magistrale baguette de son directeur musical Dimitri Jurowski. Aucun des aspects de la sublime partition de Chostakovich n'échappe à l'œil acéré du chef russe, ni la brutalité, ni l'ironie, ni la crudité, et il mène son orchestre tambour battant, atteignant à des paroxysmes sonores à peine soutenables.

Le lecteur l'aura compris, cette production de Lady Macbeth de Mzensk - l'un des ouvrages les plus forts que le théâtre lyrique ait produite dans le courant du XXe siècle - frôle la perfection.

Emmanuel Andrieu

Lady Macbeth de Mzenk au Vlaamse Opera, jusqu'au 6 avril 2014

Crédit photographique © Vlaamse Opera / Annemie Augustijns

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