L’Ange de feu au Teatro Real : un grand cru

Xl_angelfuego_0938 © Javier del Real | Teatro Real

Comme la production uppercut des Soldats de Zimmermann vue à Madrid en 2018, l’Ange de feu actuellement à l’affiche du Teatro Real, par le même Calixto Bieito, vient de l’Opernhaus Zürich. Les deux spectacles ont beaucoup en commun, mais le metteur en scène, réputé pour ses visions tout sauf consensuelles de l’âme humaine, réunit de manière éblouissante ses thèmes de prédilection dans l’œuvre de Prokofiev. Règle numéro 1 : être bien entouré (même quand le principal intéressé n’est pas là, la reprise a été confiée à Marcos Darbyshire). Ses mousquetaires Rebecca Ringst (scénographie), Franck Evin (lumières) et Ingo Krügler (costumes) pensent et créent en alchimie.

Cette histoire de sorcellerie au XVIe siècle, dans laquelle même Prokofiev se décharge du folklore surnaturel, laisse l’interprétation libre aux apparitions fantomatiques et érotiques que Renata conte à Ruprecht. Calixto Bieito penche plutôt vers les hallucinations, les stigmates d’un traumatisme d’enfance (des viols), et la descente aux enfers d’une femme dans une société dominée par la pensée masculine. Si le livret évoque les visites récurrentes d’un spectre (par la suite sous forme humaine) à la fillette qu’était Renata, un médecin et des spécialistes occultes, c’est à travers le point de vue de Ruprecht que la narration se déroule. Le décor ahurissant empile pièces, plateformes et escaliers dans une structure métallique tournante : c’est le cerveau de l’héroïne, qui met le doigt sur des souvenirs particuliers. La virtuosité du procédé, qui aligne les scènes dérangeantes et conflictuelles dans un formidable déferlement de théâtre, dans une configuration spatiale toujours réévaluée, en parfaite synchronisation entre la musique et la rotation du plateau, est à couper le souffle. Au présent, Renata est malmenée par des charlatans, lynchée par une foule indistincte (le très unitaire Coro Titular del Teatro Real, dirigé lui aussi à la perfection dans le jeu), et reliée à son « aigle noir » par un vélo d’adolescente, dont la dynamo éclaire le chemin vers les ténèbres. Le spectateur est mis à contribution pour recoller les morceaux de ce Rubik’s Cube psychologique qui s’assortit sous ses yeux. Calixto Bieito frappe un grand coup !

Ausrine Stundyte est insurpassable dans le rôle foisonnant de Renata, qu’elle incarnait déjà à la création de la production à Zurich, ainsi qu’à Lyon en septembre 2016 et à Aix il y a quatre ans. Dans une partition retorse qui s’apparente à faire entrer les chanteurs au Guinness Book, elle fait cohabiter avec brio toutes les femmes que son personnage a(urait) pu être. Elle sait ainsi chanceler, se relever, ressentir et s’affirmer simultanément ne serait-ce qu’à travers la voix, sans compter ses merveilleux talents d’actrice. Leigh Melrose campe un Ruprecht en tous points exceptionnel. En sus de sa technique en fer forgé, il parvient à garder le bagage d’égratignures de ce faux repenti qui grogne, gémit et hurle en pleine conscience, tout en considérant que son « âme est comme un alto mal accordé » (dans le texte). Les duels entre ces mastodontes d’art total prennent des allures de combats de titans ! La mise en scène permet également de redonner une place importante aux (très) seconds rôles de l’œuvre, parmi lesquels la magnétique Agnieszka Rehlis, l’homogène Mika Kares, le robuste Dmitry Golovnin, le décoiffant Dmitry Ulyanov et le consciencieux Josep Fadó.

Il ne reste plus qu’à dompter l’écriture instrumentale de Prokofiev, ce dont s’acquitte sans mal Gustavo Gimeno, moyennant un flaconnage compact et proportionné à chaque émotion. Le chef jauge la brutalité scénique par un abécédaire musical qui garde la tension intacte sur la durée. Il adoucit les folies de notes, fait peser les rythmes lents, voile les ostinatos pour mieux attirer l’attention sur les changements de registres. L’Orquesta Titular del Teatro Real maîtrise sur le bout des doigts ces rituels collectifs assortis d’un son commun et flatteur, jusque dans les stridences. Les cuivres font pacte de souffle, les tutti glacent le sang et construisent un rituel de transe qui possèdent in fine tous les rangs de la phalange madrilène. On est un peu moins convaincu par les deux dernières scènes, apparemment dirigées sous le seul prisme du rythme (avec lequel résonnent toutefois la répétition des motifs), alors que le matériau dramatique accumulé jusque-là aurait pu tout faire exploser. Mais la production est si forte qu’on ne lui en tient pas rigueur !

Thibault Vicq
(Madrid, 22 mars 2022)

L’Ange de feu, de Sergueï Prokofiev, au Teatro Real (Madrid) jusqu’au 2 avril 2022

N. B. : deuxième distribution en alternance, avec Elena Popovskaya, Dimitris Tiliakos, Vsevolod Grivnov, Olesya Petrova et Pavel Daniluk

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