Une Carmen dépouillée à l'Opéra des Nations de Genève

Xl_carmen © Magali Dougados

C’est donc avec Carmen que s’ouvre la nouvelle saison genevoise, en lieu et place du Ring prévu suite au retard pris par les travaux de rénovation du Grand-Théâtre, le magnus opus wagnérien (et donc l’inauguration du théâtre) étant ainsi repoussé à février 2019. Et comme on le sait, avec l’opéra le plus joué au monde, mettre à l’affiche Carmen (ici dans sa version avec texte parlé) est toujours une promesse de succès, même quand on l’envoie dans les étoiles (comme à Montpellier dernièrement) ou que l’on en transpose l’action dans un centre de thérapie pour couple en panne de vitesse (comme à Aix il y a un an), et le public genevois n'a pas boudé son plaisir à l'issue de la représentation...

Après la réussite qu'a constitué, ici-même l’an passé, son ballet « Callas », la chorégraphe allemande Reinhild Hoffmann a été réinvitée par Tobias Richter (dont c’est le dernier mandat à la tête de l’institution romande) pour mettre en images – mais surtout en mouvements – le chef d’œuvre de Georges Bizet. Le décor s'avère minimaliste – des tables et des bancs qui, en fonction de leur assemblement, suggèrent les différents épisodes de l’action – et impose donc un refus absolu de sacrifier aux « espagnolades », comme à tout clinquant folklorique hors quelques rares costumes). Cette unité de lieu permet non seulement de passer immédiatement d’un acte à l’autre sans temps mort mais de donner aussi, comme dans la tragédie grecque, davantage d’unité dramatique à l’action. Et si l’on retiendra le superbe rideau de scène en forme d’éventail sur lequel sont projetées (pendant les intermèdes) des images d’une rose perdant peu à peu ses pétales, on sera plus circonspect sur l’idée passe-partout de ces deux figurants omniprésents dédoublant le couple de héros, dont le représentant masculin arbore un masque de tête de mort…

Des comprimari, tous excellents en dehors du Zuniga de Martin Winkler à l’accent autrichien par trop prononcé, nous retiendrons particulièrement la Mercédès éclatante de Héloïse Mas (qui chantera pour trois représentations le rôle-titre), et surtout le jeune baryton français Jérôme Boutillier (Moralès) dont le timbre trempé dans le bronze fait forte impression. Petite voix claire franchement émise, Mary Feminear est une Micaëla honnête qui pourrait donner davantage de relief à son personnage… mais surtout apprendre à parler plus correctement le français. Magnifique dans son habit de lumière, subjuguant les femmes en étalant ses phéromones, la basse italienne Ildebrando D’Arcangelo séduit autant par son jeu délicieusement caricatural, que par sa noirceur de timbre, résolument plus basse que baryton.

Après son superbe Maurizio (Adriana Lecouvreur) à Saint-Etienne au printemps dernier, Sébastien Guèze confirme qu’il est au sommet de ses moyens, et il ne fait qu’une bouchée du personnage de Don José qu’il incarne pourtant pour la première fois. Gamin d’abord fragile et touchant, avant que la violence ne s’empare de tout son être, Don José est interprété avec toute la fougue et la sincérité de jeu que l’on connaît au ténor ardéchois. La voix n’est pas en reste, grâce à un chant nuancé respectant les piani de la partition (avec un extraordinaire crescendo/decrescendo dans l'Air de la fleur), ainsi que le style, un aigu facile et puissant, et une diction qui s’avère un bonheur de tous les instants. Reste le rôle-titre, la mezzo russe Ekaterina Sergeeva, qui convainc également, nonobstant son fort accent russe dans les parties parlées... Mince, brune, typée, piquante, elle est Carmen, dès son entrée en scène, sans composer : sa gitane a du chien, elle bouge comme une danseuse, avec grâce et légèreté ; et surtout la voix est belle, chaude et mordorée à souhait.

Enfin, le Chœur du Grand-Théâtre de Genève est superlatif, avec une élocution du texte qui nous laisse admiratifs. Sans oublier l’excellence du chœur d’enfants, assuré par la Maîtrise du Conservatoire populaire. Quant à l’excellent chef américain John Fiore – qui nous avait enthousiasmés in loco dans Falstaff –, il nous fait entendre, aux cotés d'un Orchestre de la Suisse Romande dans une forme olympique, une Carmen débarrassée de tout hédonisme ou maniérisme, fraîche et drue, avec des sonorités et des couleurs étonnantes, parfois rugueuses, et un rythme irrésistible. La furia de l’ouverture, certaines attaques, l’accompagnement de la Habanera, des détails instrumentaux qu’on n’avait jamais entendus, en particulier chez les cordes : on a souvent le sentiment de redécouvrir Bizet lors de cette soirée d’ouverture de saison… de plutôt bon augure !

Emmanuel Andrieu

Carmen de George Bizet à l’Opéra des Nations de Genève, jusqu’au 27 septembre 2018

Crédit photographique © Magali Dougados
 

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