Résurrection en demi-teinte d'Ecuba de Nicola Manfroce à Martina Franca

Xl_zi3h13xy © Clarissa Pola

Plus que Le Mariage secret de Cimarosa donné en ouverture du Festival della Valle d’Itria (pour quatre représentations : nous avons assisté à l’une d’elles…), c’est bien cette rarissime Ecuba de Nicola Manfroce qui était le titre le plus attendu de cette 45e édition. Ce compositeur né dans la région voisine de la Calabre (de l’autre côté du pied de la botte…) est mort en 1813 à l’âge précoce de 22 ans, et un véritable mythe est né autour de lui. Un célèbre quotidien italien écrivit juste après sa disparition prématurée : « S’il avait vécu, Manfroce aurait sans nul doute changé la face de l’opéra italien du XIXe siècle ». Il exagérait certainement un peu, mais cette Ecuba - deuxième opéra né de sa main - laisse apparaître une personnalité musicale forte, dont l’originalité se serait probablement affirmée avec les années. Créé au fameux Teatro San Carlo de Naples le 20 décembre 1812, Ecuba se situe dans le prolongement direct de La Vestale de Spontini qui, en septembre 1811, suscite dans le même théâtre l’admiration de l’aspirant-musicien. Manfroce succombe au charme de la tragédie lyrique et explore, avec ses propres qualités, un itinéraire balisé par Gluck, Sacchini, Traetta et justement Spontini. L’ouvrage réunit toutes les qualités du genre : flot mélodique ininterrompu, longs et dramatiques récitatifs développés en ariosi, souci permanent de ne pas fragmenter le discours musical en visant la concision avant tout. Le belcanto, alors florissant dans la péninsule, ne perd pas pour autant ses droits : Ecuba réussit une fusion particulièrement stimulante des deux esthétiques, dans les finale en particulier, celui du deuxième acte annonçant clairement Gioacchino Rossini.

La tragédie lyrique, on le sait, est presque impossible à distribuer aujourd’hui. Où trouver une Vestale, une Médée, une Alceste qui parvienne à venir à bout de toutes les difficultés de ces rôles ?... Par malchance, Carmela Remigio - qui devait incarner le rôle-titre, et qui avait de sérieux atouts pour le faire... - a dû se retirer de la production sur la première des deux dates prévues, laissant la place à Lidia Fridman. Las, les moyens actuels de la soprano russe (âgée de seulement 23 ans…) sont loin de pouvoir rendre justice à ce personnage hors-norme. Le rôle exige une grande voix de soprano drammatico d’agilita, capable de projeter les mots avec force, ce à quoi elle échoue. Malgré une certaine présence en scène, Fridman achoppe sur un timbre à la fois opaque et pointu, une technique inaboutie, et surtout un manque flagrant de volume. Peut-être aurait-elle été davantage à sa place en Polinessa, confiée à la jeune soprano italienne Roberta Mantegna qui nous a doublement enthousiasmé, l’an passé, dans Il Pirata à Milan et I Masnadieri à Monte-Carlo. Elle confirme ce soir les premières excellentes impressions laissées, mais les moyens sont néanmoins surdimensionnés pour le rôle, ce qui oblige la chanteuse à une retenue qui entrave le chant. Achille et Priamo, respectivement créés par Manuel Garcia et Andrea Nozzari, futurs interprètes de Rossini, réclament, pour leur part, l’impossible : deux ténors au grave barytonal, et au suraigu percutant. A ce petit jeu, le ténor étasunien Norman Reinhardt s’en tire mieux que son collègue turc Mert Süngü, même si ce dernier (très beau Gennaro dans Lucrezia Borgia dernièrement au Théâtre du Capitole) jette toutes ses forces dans la bataille, avec un résultat estimable. On est cependant davantage impressionné par le premier, dont maints accents nous ont rappelé la voix héroïque de Gregory Kunde : il n'en a pas seulement la couleur, mais aussi l’éclat et la robustesse, l’acteur se révélant par ailleurs des plus convaincants.

Pour Fabio Luisi (directeur musical du festival) initialement annoncé, c’est au final le jeune chef italien Sesto Quatrini (déjà en fosse l’an passé in loco pour Giuletta e Romeo de Vaccaj) qui dirige l’Orchestre du Teatro Petruzzelli de Bari, à la tête duquel il fait moins merveille que Michele Spotti dans Il Matrimonio précité, car la phalange apulienne manque ce soir de brillance. Les efforts du chef pour rendre à la partition de Manfroce toute son ambivalence fondamentale méritent cependant d’être soulignés. Las surtout, Pierluigi Pizzi a-t-il jeté toutes ses forces dans Il Matrimonio (qu’il mettait également en scène) qu’il ne lui soit resté presque aucune idée digne de ce nom pour ce second spectacle ? Hors la scène inaugurale (pendant l’ouverture), qui montre un cortège de quatre hommes portant le corps mort d’Hector pour y être placé sur un piédestal funéraire, plus aucune action ne viendra ensuite émailler les 1H50 de musique (données ici d'un seul tenant). Pizzi - qui signe à son habitude scénographie et costumes - reprend la même structure imaginée pour Il Matrimonio, de laquelle il a extrait tout élément de décor. Ne reste plus qu’un grand espace géométrique blanc, d’où ne ressortent que les voiles violets (portés sur tuniques blanches) des protagonistes et du chœur (statiquement cantonné dans les deux coins de la scène), pour l’aspect visuel. Pour le reste, on passe de cour à jardin et de jardin à cour sans qu’aucun mouvement ne retienne l’attention, et l’ennui gagne vite l’audience. Cela ne valait pas cependant les honteuses huées dont s’est fait couvrir le grand homme de théâtre italien à son apparition aux saluts, par une bande de lazzaroni fort mal élevés. Ils auraient mieux fait de les garder pour la nouvelle équipe du service de presse du festival, la plus incompétente à laquelle nous ayons jamais eu affaire…

Emmanuel Andrieu

Ecuba de Nicola Manfroce au Festival della Valle d’Itria (Martina Franca), jusqu’au 4 août 2019

Crédit photographique © Clarissa Lapola

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