Il Pirata à la Scala ou la double Imogène

Xl_174_k65a2026_yoncheva_pretti_alaimo © Brescia/Amisano – Teatro alla Scala

Et de quatre pour Sonya Yoncheva ! Élisabeth de Valois (Don Carlos, Paris), Tosca et Luisa Miller (New York), et enfin Imogene (Il Pirata de Bellini) à Milan : le compte est bon pour ses prises de rôle au sein de la saison lyrique.

Imogene est l’ancienne fiancée de Gualtiero, comte reconverti en chef pirate après avoir subi l’exil politique. Elle est désormais mariée au duc Ernesto, lui-même ancien ennemi du flibustier. L’arrivée impromptue du navire de Gualtiero sur la plage de Caldora, sans que les habitants n’aient vent de l’identité de l’équipage, va évidemment sceller les retrouvailles des anciens amants, et ranimer les vieilles rivalités de testostérone. Pour faire court, Ernesto périra en duel du bout de l’épée de Gualtiero, et le suicide circonstanciel de ce dernier sous les yeux d’Imogene ne fera qu’accentuer le désarroi et la démence récente de la jeune femme.


Sonya Yoncheva, Il Pirata, Teatro alla Scala (2018) © Brescia/Amisano

Le rôle féminin demande en quantités égales une constance du souffle, un pouvoir d’évocation du passé et un lâcher prise conséquent. Sonya Yoncheva les réunit : elle intègre une patte de fragilité consciente à la partition et réécrit par son jeu puissant de nouvelles lignes émotionnelles. Alors oui, les récitatifs et les cadences ne sont pas toujours habités, les aigus (pris par le bas) sont parfois indécis, et le spiccato peut se montrer embrouillé, mais la tournure musicale que la soprano fait prendre à Imogene happe et enthousiasme. Sa réappropriation très personnelle d’un mythe – l’imaginaire collectif d’Il Pirata est fortement lié à Maria Callas, qui avait fait redécouvrir cet opéra en 1958 sur la même scène – atteint une forme de sérénité : des houles de tempi hypnotiques, un écoulement gracieux de la phrase et du trait. Elle apporte la même intimité aux ensembles qu’aux duos, enserrant le public avec elle comme un lierre suivant les formes des « je ». Pourtant, coup de théâtre à l’entracte, anormalement long : « La pressione de la Signora Yoncheva è anormalmente bassa », nous annonce-t-on avec tracas. La chanteuse renonce donc au deuxième acte et laisse sa place à Roberta Mantegna, son alternante sur la production. Les quelques mots ajoutés la concernant (« Elle chante très bien ») se sont avérés en-deçà de la réalité : la Sicilienne a électrisé le public. Son timbre possède un air de famille avec celui de la star bulgare, d’où une entrée directe de l’oreille dans la suite. Si les nuances de la nouvelle Imogene séduisent moins, celle-ci a cependant le bénéfice de la précision et de l’intrépidité. Elle incarne une sorte d’or en fusion manipulé avec d’autres matériaux précieux : la contiguïté de tous les sons n‘en font pas perdre la noblesse séparée. Les aigus scintillants, les ornementations affirmées et la projection soigneusement filée transcrivent un personnage basé sur la confrontation (avec soi-même et son entourage), notion adéquate à cette partie du drame.

Le lyrisme ambré de Piero Pretti fait foisonner Gualtiero de démons intérieurs et de complexité. Bien que la minutie des fins de phrases et des notes étrangères ne soit pas optimale en début de soirée, le ténor bouleverse par son art de la respiration. Ses airs acrobatiques exaltent une gastronomie sonore de premier choix. Les contre-uts, contre-rés et même un contre-mi bémol sont les attractions du jour (et le public de la Scala chuchote ou ricane lorsqu’ils ne sont pas parfaits) et sortent sans trop de difficulté. Et 1+1 =3, car les duos entre Imogene et Gualtiero se hissent à un niveau d’excellence bluffant. Les deux rôles se battent même pour le pianissimo le plus infime !

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Il Pirata, de la passion à la folie

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La base de ce succès est rythmique, chez les chanteurs comme chez les instrumentistes. Le rubato s’impose en norme pour le plus grand bien acoustique. Riccardo Frizza emmène l’orchestre du Teatro alla Scala vers des horizons d’arpèges libres et de basses aux croches rigoureuses. Les accelerandos rappellent l’admiration que Bellini portait à Rossini, quoique la structure des airs et l’épanchement s’affranchisse largement de l’opera seria. Si d’aucuns prétendent qu’Il Pirata a fait entrer l’opéra italien dans le romantisme, le chef fait honneur à la spatialisation musicale et aux diverses ambiances que la mise en scène insipide d’Emilio Sagi échoue à illustrer. Comme sur un bureau bien propre, le plateau est la plupart du temps vide et les placements tentent de combler l’espace trop grand. La tempête initiale est figurée par un clignotement lumineux, et tous les lieux sont représentés par une toile au fond, dévoilée par un insupportable plafond inclinable dans une matière grisâtre réfléchissante. Même si les décors et certains costumes semblent tout droit sortis d’un clip d’ABBA, dans une période pseudo-gothique fantasmée (nous conviendrons toutefois que les modeux milanais ont réadopté la boucle d’oreille brillante des pirates), c’est la véritable place des personnages qui pose problème. Aucun n’a individuellement l’attention scénique qu’il mérite, à part l’agile Chœur de la Scala (admirablement préparé par Bruno Casoni, en dépit de balances par moments hétérogènes), dont les mouvements de groupe soulignent une gestion avisée des surfaces, à défaut d’être adaptée aux situations.

Petite déception pour Nicola Alaimo, en Ernesto : faux dans l’intégralité du premier acte, il remonte la pente en II dans son trio intense avec Imogene et Gualtiero. Poussif dans le piqué, il échappe au bonnet d’âne grâce à son legato consciencieux. Face à l’Itulbo méritant de Francesco Pittari, Riccardo Fassi incarne un Goffredo solide et Marina de Liso compose une Adele de passion.

Cette soirée nous permet encore une fois d’infirmer certains préjugés encore répandus sur les alternances d’artistes à l’opéra : non, vous n’aurez pas les fonds de tiroirs si vous ne pouvez pas écouter les stars. Et aux saluts extrêmement applaudis de Roberta Mantegna, c’est comme si toute la salle était venue pour elle. Comme une artiste pop qui aurait eu une luxueuse première partie.

Thibault Vicq
(Milan, 3 juillet 2018)

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