Jenufa au Grand-Théâtre de Genève : le public en état de choc

Xl_jenufa_au_grand-th__tre_de_gen_ve © Carole Parodi

Tandis que le Théâtre du Capitole reprenait sa production signée par Nicolas Joël et que l'Opéra Rouen proposait la vision de Calixto Bieito, tout dernièrement, c’est au tour du Grand-Théâtre de Genève de mettre à son affiche Jenufa, dans une nouvelle mise en scène confiée à l’allemande Tatjana Gürbaca (qui partira ensuite à la Deutsche Oper am Rhein, maison coproductrice du spectacle). Son travail repose avant tout sur une admirable direction d’acteurs, tirée au cordeau, et sur l’utilisation d’une scénographie unique (conçue par Henrik Ahr) qui renoue avec l’espace fermé et claustrophobique de son Werther rhénan vu il y a quatre saisons. Tout en bois, un plafond à double pente recouvre un immense escalier qui part du plateau vers les cintres, pouvant renvoyer tout à la fois à une église ou à un chalet, voire au moulin du livret. Il permet accessoirement la projection des voix et l’amplification du Chœur du Grand-Théâtre de Genève, superbement préparé ici par Alan Woodbridge. Mais par sa configuration, il évoque surtout l’enfermement des âmes et le poids des convenances et des non-dits. C’est en gravissant l’escalier que Kostelnicka ira se débarrasser du corps de l’enfant qu’elle aura préalablement étouffé dans son couffin-baignoire, puis qu’elle disparaîtra après avoir révélé son crime atroce, tandis que l’enfant, ressuscité, arrivera d’en haut des marches, symbolisant le pardon et l’absolution par l’amour.

Pour sa prise du rôle-titre, la soprano américaine Corinne Winters renouvelle l’enthousiasme qu’elle avait suscité en nous avec sa Cio-Cio San romaine l’été passé, ses dons d’actrice et sa présence magnétique étant le premier de ses atouts. Mais la voix n’est pas en reste, et s’avère idéalement adaptée aux exigences de son personnage, avec son soprano de nature essentiellement lyrique, qui recèle des ressources inattendues dans un aigu percutant, à la fois flamboyant et opulent, charnu et flexible. Mais comme souvent dans Jenufa, c’est le personnage de Kostelnicka qui vole la vedette à l‘héroïne. La soprano allemande Evelyn Herlitzius se montre magistrale d’impact vocal et dramatique, avec sa voix pleine de raucité, d'une phénoménale puissance. Et comme nulle autre, elle sait composer une Sacristine labourée de contraintes psychologiques crucifiantes : l’on n’est pas près d’oublier ses regards désespérés et déchirants lors de la scène finale. Le ténor tchèque Ladislav Elgr brosse de son personnage un portrait convaincant, dont la pleutrerie est finement traduite par un chant solidement charpenté. Par contraste cependant, le Laca du ténor étasunien Daniel Brenna – déjà entendu dans le rôle à l’Opéra de Dijon en 2018 – possède des accents encore plus prenants, doublés d’un aigu conquérant, qui font forte impression sur l’auditoire. Enfin, à côté de solides seconds rôles, dont le vif Jano de Borbala Szuromi, la sémillante Karolka d’Eugénie Joneau ou le sonore maire de Michael Mofidian, on relèvera l’heureuse surprise d’une Carole Wilson dans une excellente forme vocale, parfaite dans son incarnation de l’aïeule.

En fosse, le chef tchèque Tomas Hanus n’est pas pour rien dans la grande réussite de la soirée. Son sens aigu de la narration n’oublie jamais l’une des composantes essentielles de la musique de Leos Janacek : son naturel. Sa direction, qui fuit tout excès, offre des plans sonores habilement étagés, un dosage parfait de la dynamique et un lyrisme éloquent.

C'est en état de choc que le public genevois sort du Grand-Théâtre !

Emmanuel Andrieu

Jenufa de Leos Janacek au Grand-Théâtre de Genève, jusqu’au 14 mai 2022

Crédit photographique © Carole Parodi

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