Samson et Dalila portrait d’une femme fatale

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Alors que l'Opéra National de Bordeaux donne Samson et Dalila dans une version concertante, sous la direction de Paul Daniel, et avec Aude Extrémo et Stuart Skelton dans les rôles-titre, nous saisissons cette occasion pour revenir plus en détails sur le principal chef-d’œuvre de Camille Saint-Saëns, à la fois représentatif de l’époque dans ses influences et remarquable par  la richesse musicale de ses deux personnages centraux.

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Célébré de son vivant comme un prodigieux virtuose du clavier, admiré en tant que compositeur pour ses cinq symphonies, ses œuvres concertantes ou sa musique de chambre, Camille Saint-Saëns (1835-1921) apparaît comme l’auteur d’un seul opéra aux yeux de l’amateur d’art lyrique. Et encore faut-il préciser que son unique chef-d’œuvre, Samson et Dalila, s’apparente davantage à un oratorio qu’à un opéra. Construit autour d’un magnifique duo d’amour entre la sensuelle Dalila et Samson, sa trop confiante victime, l’ouvrage pratique une certaine confusion des genres pour mieux réaliser une habile synthèse entre des influences apparemment inconciliables. « Le seul musicien qui a tiré un enseignement salutaire des théories wagnériennes sans se laisser égarer par elles » : tels sont les termes choisis par le célèbre chef d’orchestre ami de Wagner Hans von Bülow pour définir Saint-Saëns. A cette influence contemporaine décelable dans l’orchestration et l’utilisation du « leitmotiv », s’ajoute l’empreinte baroque que manifestent la dramaturgie hiératique et le traitement choral chers à Haendel ou Bach. On pourrait encore retrouver, côtoyant l’orientalisme arabisant des danses, l’influence de Berlioz et de Gounod ou celles de Léo Delibes et de Georges Bizet.  Samson et Dalila est doublement le reflet de son époque : à l’image légendaire que l’on avait de la Bible au XIXème siècle, fait écho la richesse d’une inspiration musicale reflétant les choix esthétiques de toute une génération de musiciens.

Nul n’est prophète en son pays

Il est difficile d’imaginer le nombre d’obstacles et la somme de réticences que rencontra Camille Saint-Saëns, non pas pour imposer mais seulement pour faire jouer Samson et Dalila dans son propre pays, la France. Aujourd’hui on donne régulièrement cet ouvrage à travers le monde. Les plus grands interprètes se sont mesurés aux exigences de ces rôles d’une puissance et d’une sensualité rarement égalées dans l’opéra français : Caruso, Jon Vickers, Placido Domingo, ou encore Rita Gorr, Grace Bumbry ou Shirley Verrett, tous et toutes ont été jusqu’aux limites de leur talent pour rendre la violence et la passion d’une partition qui a pu surprendre de la part de Saint-Saëns. Quel contraste entre son unique chef-d’œuvre lyrique et la douzaine d’autres opéras qu’il a signés. Trop souvent injustement taxé d’être le représentant d’un académisme rétrograde, le musicien s’affirme comme un créateur inspiré en donnant ici une parfaite illustration de son credo esthétique : «  L’art est fait pour exprimer la beauté et le caractère ».

La composition de Samson et Dalila se déroula sur plus d’une dizaine d’années, de 1868 à 1877. Dans une lettre au compositeur et critique musical Henri Collet (1885-1951), Camille Saint-Saëns a retracé très précisément la genèse de son opéra. Il fait remonter l’origine de son projet à sa volonté de renouer avec la tradition du grand oratorio dans le sillage de Haendel et de Mendelssohn. Pendant la période de composition de Samson et Dalila, Saint-Saëns aécritdeux oratorios d’inspiration biblique et un dont le sujet est emprunté à la mythologie grecque. Le musicien a toujours été très attiré par cette forme musicale. Cependant le hasard semble s’en mêler quand Ferdinand Lemaire, un cousin par alliance, accepte à la demande du compositeur de lui écrire un livret. Ce « charmant garçon » qui fait des vers en amateur veut bien collaborer avec Saint-Saëns mais il suggère de faire un opéra plutôt qu’un simple oratorio sur un sujet biblique. Très statique et dominé par le chœur, le premier acte de Samson et Dalila conservera la trace du projet initial.

En 1868, le musicien organise chez lui une audition du deuxième acte par lequel il a commencé sa composition. Le pianiste et compositeur Anton Rubinstein (1829-1894) est présent. « Je fis entendre (l’ouvrage) chez moi », raconte Saint-Saëns « devant un auditoire d’élite qui n’y comprit absolument rien »… « D’un autre côté, quand je parlais de ce projet devant des gens de théâtre, il fallait voir comment il était reçu ! On déclarait un projet biblique impossible à la scène ». Devant l’hostilité et l’incompréhension générales, le compositeur se laisse gagner par le découragement. Il attribue non sans raison ce manque de soutien à l’image  trop réductrice que l’on semble avoir de lui : « Pianiste, symphoniste, organiste, compositeur d’œuvres religieuses, j’étais considéré comme impossible au théâtre »… Trop de qualités finissent par nuire à ce brillant musicien dont Debussy prétendait qu’il était : « l’homme qui sait le mieux la musique du monde entier ». Plusieurs exécutions partielles ont lieu en privé dont une en 1874 avec la grande Pauline Viardot à laquelle le compositeur destinait le rôle de Dalila. L’accueil reste toujours aussi froid.            

« Sans Liszt, Samson n’existerait pas », disait Saint-Saëns. Au moment où il s’apprêtait à renoncer définitivement à son projet, le compositeur rencontre Franz Liszt qui, lui, s’enthousiasme et l’encourage vivement à achever son ouvrage. Le musiciense remet donc au travail en 1873 et termine son opéra en 1877. Mais l’Opéra de Paris n’en veut pas ! L’intervention de Liszt va alors être décisive : il décide de faire créer l’œuvre à Weimar, dont il est le grand maître de la musique. C’est ainsi que, traduit en allemand, Samson und Dalila connaît son premier succès, énorme, le 2 décembre 1877. Malgré ce triomphe, il faudra encore attendre treize longues années pour que l’opéra soit donné en France, à Rouen le 3 mars 1890 ! Les commentaires élogieux de la presse permirent aux Parisiens de le découvrir le  31 octobre de la même année, mais seulement au Théâtre-Lyrique de l’Eden. Après quoi l’ouvrage quitta la capitale pour être repris dans plusieurs théâtres en province et à l’étranger. Et ce n’est que le 23 novembre 1892 que l’Opéra de Paris daigna enfin accueillir Samson et Dalila qui ne devait plus jamais quitter le répertoire de la « Grande Boutique » ainsi que l’appelait Verdi. La création à Garnier remporta un triomphe. La 100ème  représentation fut célébrée cinq ans plus tard, et pour le vingt-cinquième anniversaire de la première, on fêta la 359ème.

Portrait d’une femme fatale

Le livret de Samson et Dalila exploite les principaux épisodes du chapitre XVI du Livre des Juges. Si on le compare au célèbre oratorio de Haendel, Samson (1743), on note immédiatement une différence essentielle : le supplice de Samson, centre de l’œuvre baroque n’occupe plus qu’une place restreinte au début de l’acte 3, qui nous montre le guerrier déchu, enchaîné dans la prison de Gaza. Le chant culmine en un sommet d’intense émotion dans cette première scène où, aveugle et  désormais privé de la chevelure qui faisait sa force, Samson est condamné à tourner la meule comme le plus vil des esclaves. Dès la scène suivante nous serons plongés dans le somptueux décor du temple de Dagon où se presse une foule brillante. Au milieu de l’assemblée des Philistins qui fêtent leur victoire, on retrouve Dalila, personnage central de toute l’œuvre de Saint-Saëns. Car cette Dalila qui ne faisait que traverser l’oratorio de Haendel, est devenue le pivot du drame. C’est  elle seule qui devait initialement donner son nom à l’opéra et il est révélateur de constater que le musicien a commencé son travail de composition par le duo de l’acte 2 durant lequel l’impitoyable Dalila  triomphe de l’invincible guerrier en l’enveloppant de tous les artifices de sa séduction. Saint-Saëns semble avoir été fasciné par l’image de l’homme rendu captif et impuissant par les charmes vénéneux d’une femme fatale. Son premier poème symphonique, Le Rouet d’Omphale  présente déjà un héros valeureux, Hercule, oubliant toute sa puissance pour se prosterner aux pieds d’une Omphale triomphante.

De sa première apparition à la fin du premier acte jusqu’à la révélation du dernier acte, Dalila déploie toute la sensualité ensorcelante de sa voix de mezzo-soprano. Son chant séducteur est constamment enveloppé par un scintillant tissu orchestral. Dalila apparaît d’abord au milieu des Philistines pour exalter la douce beauté du printemps dans un air célèbre : « Printemps qui commence ». Les mises en garde du vieillard hébreux à l’égard de Samson resteront sans effet : « Malheur à toi, si  tu subis les charmes De cette voix plus douce que le miel ! » Rien ne peut briser le cercle magique dans lequel Dalila isole et enferme déjà Samson. Les prières du guerrier révèlent cruellement son impuissance : « O Dieu ! toi qui vois ma faiblesse, Prends pitié de ton serviteur ! Ferme mes yeux, ferme mon cœur, A la douce voix qui me presse ! ». Samson se laisse gagner par l’amour tandis que Dalila feint la passion pour mieux servir sa vengeance et le triomphe ultime du dieu des Philistins, Dagon. Tout le second acte va se dérouler dans un périlleux face à face entre la perfide enchanteresse et le héros hypnotisé qui oublie son peuple et son Dieu. A l’espoir de liberté soulevant les Hébreux dans le premier acte succèderont leurs plaintes et leurs gémissements dans le dernier acte, quand Samson aura perdu tout pouvoir. Car Dalila n’a qu’un but, ravir à Samson ce qui fait sa virilité pour le réduire à sa merci : «  A moi l’honneur de la vengeance ! Il faut pour assouvir ma haine, Il faut que mon pouvoir l’enchaîne ! Je veux que vaincu par l’amour, Il courbe le front à son tour !».(Acte 2, scène 2) Aveugle et privé de sa chevelure, Samson ne sera plus qu’un esclave aux pieds de la toute-puissante Dalila. Il perdra la liberté pour connaître l’esclavage par le seul pouvoir de la séduction féminine. Dans le monologue qui ouvre le second acte, Dalila ne demande pas à l’amour de lui procurer le bonheur et la complicité, mais bien de lui permettre de soumettre définitivement Samson : « Amour ! viens aider ma faiblesse ! Verse le poison dans son sein ! Fais que, vaincu par mon adresse, Samson soit enchaîné demain ! ».

Désignée comme la  figure du mal absolu, Dalila exerce une attraction fatale sur Samson. Contrairement à ce qui se passe chez Wagner où l’amour apporte la rédemption, l’héroïne de Saint-Saëns transforme l’amour en une faiblesse qui conduit inéluctablement à la mort. Aux antipodes d’une Senta (Le Vaisseau fantôme 1843) ou d’une Isolde (Tristan et Isolde 1865), Dalila incarne une vision très négative de la femme. Elle est la sœur de Carmen ou de Manon, femmes par qui le scandale et la déchéance frappent le héros. La problématique wagnérienne se retrouve toutefois dans les errements de Samson, déchiré entre la tentation de la chair et les nobles aspirations à la foi et à l’héroïsme. N’oublions pas que  Saint-Saëns a favorisé la création parisienne de Tannhäuser en 1861 avant de se lancer dans la composition de Samson en 1867.On retrouve chez Samson et Dalila la même sensualité que  chez Tannhäuser et  Vénus dont les tessitures vocales sont proches. L’abandon au vertige sensuel n’est jamais aussi grand que dans le fameux air de Dalila « Mon cœur s’ouvre à ta voix ». Un thème langoureux s’oppose à un thème plus énergique « réponds à ma tendresse », le tout ponctué de l’aveu murmuré par Samson, « Dalila ! je t’aime », au moment où il défaille sous les caresses d’une voix que nous savons faussement passionnée. Les comparaisons poétiques semblent alors évoquer la fraîcheur et l’innocence du Cantique des cantiques.  

On peut s’interroger sur le genre précis auquel il faudrait rattacher Samson et Dalila. S’agit-il d’un « oratorio » comme l’avait initialement prévu Saint-Saëns ? En faveur de cette hypothèse on pourra alors évoquer le véritable rôle dévolu au chœur et une dramaturgie un peu statique dont la préoccupation première n’est pas le réalismemais le symbolique et le grandiose. Les grandes masses chorales font aussi songer à la tragédie lyrique telle que la pratiquent Rameau ou Gluck, et beaucoup plus tard, Berlioz dans ses Troyens (1890).  Loin de ces influences, l’orchestration présente des couleurs chatoyantes à la manière d’un Delibes ou d’un Bizet. L’instrumentalisation comme l’utilisation des thèmes rappellent Wagner. Mais au-delà de toutes ces influences, l’ouvrage s’impose par son originalité. Et si, après bien des réticences, tous les théâtres du monde ont contribué à la consécration de Samson et Dalila, c’est parce que la musique de Saint-Saëns parvient à donner une intensité brûlante à la confrontation de deux personnages exceptionnels : Samson déchiré par le désir et le sentiment de sa culpabilité, et Dalila, femme maléfique et cruelle dont le chant capiteux conduit à la destruction.    

Catherine Duault

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