Rencontre avec Valérie Chevalier (1/2) : Un Opéra-citoyen pour tous à Montpellier

Xl_val_rie_chevalier_1 © Marc Ginot

L'Opéra national de Montpellier Occitanie a annoncé dernièrement sa saison 2019-2020 dans la continuité d'une politique d'ouverture grandissante menée notamment par sa directrice, Valérie Chevalier. Arrivée à la tête de l'établissement en 2014 suite à une procédure publique de recrutement auquel plus de cinquante candidats ont répondu, elle est donc la première femme nommée à la tête d'un opéra national en France. Nous avons eu le plaisir de la rencontrer et de discuter avec elle de cette ouverture de l'Opéra au plus grand nombre, quel que soit l'âge ou même le handicape, cette ouverture caractérisant particulièrement la maison montpelliéraine...

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Vous qui avez découvert l’opéra très jeune, quel est votre premier grand souvenir d’opéra ?


Ghena Dimitrova ; © DR

J’hésite entre Aida et Nabucco, mais c’était avec Ghena Dimitrova à Rouen. J’étais vraiment petite, et Paul Ethuin dirigeait. Je me souviens de cet homme, et de la silhouette de la femme. Pour moi, elle paraissait grande, majestueuse… Je pense que c’était une production assez classique, quelque chose de massif dans les bleu-gris… J’ai des images, mais je me souviens surtout de la masse sonore du chœur et de la voix de la chanteuse.

Par la suite, j’ai des souvenirs plus précis parce que j’étais plus grande. J’ai eu la chance de voir Pavarotti, Charles Everett, Mirella Freni, (Tatiana) Troyanos… Je me souviens bien d’Alfredo Kraus aussi, et très bien d’Alain Vanzo alors que j’étais beaucoup plus jeune. C’est amusant d’avoir des souvenirs, comme ça : un ténor, avec la tête un peu levée…

Selon vous, il faudrait justement faire découvrir l’opéra le plus tôt possible aux enfants. Pourquoi le plus tôt possible, et comment faire ? Il me semble que l’Opéra Junior est quelque chose de très important pour vous par exemple…

Je dois dire que la majorité des participants d’Opéra Junior sont des enfants qui baignent dans un milieu social – pas forcément culturel, mais social – où les parents ont de l’ambition pour leurs enfants. Ce ne sont pas forcément des gens qui aiment la musique, mais ils savent que la culture (et les études) sont un moyen d’émancipation. Après toutes ces années, les enfants sont toujours aussi investis. Opéra Junior crée dans l’école une sorte de petite communauté dans laquelle les enfants sont solidaires et très bienveillants entre eux.

Du côté des parents, au début, il n’y avait que les mamans qui venaient au concert de fin d’année, maintenant il y a beaucoup de papas. Il y a aussi beaucoup de parents d’enfants issus de l’immigration, ou des enfants qui ne sont même pas nés en France, ou encore des parents qui viennent d’arriver… C’est vrai que les parents sont fiers, et je pense qu’ils ont l’impression de ne pas être au ban de la société. Par ailleurs, il y a de très bons résultats scolaires : les enfants sont concentrés, appliqués, ça change beaucoup les choses. L’expression artistique est une vraie valeur ajoutée, ça développe des sens, une attention très particulière. Et puis il y a l’écoute de l’autre, on regarde les autres, on apprend la discipline…

Outre Opera Junior, quelles activités adaptées aux enfants proposez-vous ? Il y a par exemple des opéras prévus pour toute la famille…

Il y a ce qu’on appelle les opéras participatifs, et on ne s’attendait pas à ce que ça marche autant. Pour résumer, il y a une sorte de tutoriel afin d’apprendre aux gens un petit peu à chanter, mais ceux qui sont autonomes et qui le veulent peuvent récupérer cela en ligne. L’idée reste tout de même de chanter tous ensemble.

Ici, à Montpellier, les parents savent aujourd’hui qu’on propose des choses à faire en famille toute l’année. Que ce soit des parcours, comme l’année dernière avec les Quatre saisons où la famille pouvait investir tous les lieux, que ce soit des midis musicaux, qui durent peu de temps et permettent aussi de venir en famille… Au final, nous avons, je pense, une dizaine d’activités à faire en famille : du baroque, de la musique classique, des rencontres… Cela fait beaucoup mais ça fonctionne ! Il est vrai que les gens sont aussi contents quand on leur propose des choses plus accessibles, comme Star Wars, mais ça permet tout de même de découvrir l’orchestre. On propose aussi de garder les plus petits pendant les spectacles le dimanche, les parents peuvent donc s’y rendre avec les plus grands. Du coup il y a plein de petits habitués, et à chaque fois, il y a une activité artistique reliée à l’ouvrage.

Nous avons aussi fait des ciné-concerts, des concerts électro… L’idée est de proposer le maximum, et chacun peut piocher au gré de ses envies. On essaie de toucher toutes les tranches d’âges depuis la crèche ! Il est vrai qu’on développe beaucoup cela, et le public adore venir en famille. Ils ne viennent pas seulement pour « Tous à l’Opéra ! » où tout est ouvert et gratuit, loin de là. Ils viennent aussi quand c’est payant, avec des petits abonnements, et on a d’ailleurs toutes sortes de famille : recomposées, monoparentales, des couples de dames, des couples de messieurs… C’est assez génial de voir ça, et ils savent qu’ils sont les bienvenus, qu’on ne va pas les regarder de travers quand ils viennent avec des petits.

Vous avez dit sur France Bleu que le public avait évolué depuis 2014. Comment expliquez-vous cela : est-ce que c’est une évolution simplement naturelle, ou est-ce beaucoup dû à l’opéra, à sa politique… ?

Oui, le public a complètement changé ! Henri Mayer avait beaucoup mis en place le répertoire italien car effectivement, nous sommes dans le sud où y avait cette tradition. Aujourd’hui ce n’est plus le cas, ou seulement pour trois cents personnes. Les autres ne savent pas ce que c’est, ils ne savent parfois pas ce qu’est l’opéra tout court. De plus l’œil ou l’esthétique a aussi changé. Si je décide de faire un opéra en toiles peintes, je le fais délibérément, par exemple en reconstitution historique, ce qui est aussi formidable. Toutefois, le discours des metteurs en scène a évolué et je ne vais pas m’immiscer dans ce travail : si je fais confiance à un metteur en scène, je ne vais pas le censurer, c’est hors de question. Ou alors il faudrait qu’il tue quelqu’un en scène ! (rires)


Philippe Jaroussky ; © Parlophone Records Ltd

Je trouve que le public a aussi changé parce que l’on ne fait pas que de l’opéra, ce qui fait maintenant partie du label : c’en est fini des opéras nationaux qui ne doivent faire que de l’opéra. On refait aussi de la musique baroque, qui ne figurait plus au programme de l’opéra de Montpellier. Quand je vois 2100 personnes pour Cavalli (cf : le récital de Philippe Jaroussky), ce qui représente presque la Philharmonie,  c’est que ça fonctionne.

Il y a également la musique d’ailleurs ou les ciné-concerts… Là encore, il n’y en avait pas vraiment à Montpellier. Donc, à nouveau, nous accueillons un public qui n’avait encore jamais mis les pieds à l’opéra, et qui ne vient pas forcément aux concerts de musique classique – quoique – mais qui va venir avec les enfants voir Ernest et Célestine ou Charlie Chaplin, ou encore Star Wars. Dans la musique d’ailleurs, on découvre des gens qu’on ne voit jamais : quand on a fait par exemple Duarte, la salle était pleine. Il y avait également notre noyau dur d’abonnés qui venaient parce qu’ils aiment la musique d’ailleurs et qu’ils commencent à nous faire confiance. Ces personnes ont également pu découvrir tout un groupe de jeunes de Ramallah, Beyrouth, Le Caire, Tel Aviv. Ils ont découvert le parcours de ces jeunes, et ont réalisé qu’ils ne peuvent jouer ensemble qu’à l’étranger, car dans leur pays ce n’est pas possible : les juifs et les arabes ne peuvent pas faire des choses ensemble. C’était donc chargé en émotions. On a aussi reçu une Kurde magnifique, et soudainement, tous les Kurdes d’Occitanie sont venus (il y en a qui arrivaient même de Marseille). C’est incroyable et même un peu magique d’ouvrir le bâtiment, d’expliquer qu’il s’agit d’un monument de la République, qu’il leur appartient donc aussi, qu’ils le financent ou cofinancent, que c’est bien un bâtiment public qui n’est pas destiné seulement à un certain nombre de personnes.

Nous avons fait par ailleurs des partenariats avec les festivals, ce qui permet de proposer de nombreuses choses différentes, mais toujours avec qualité. Sans oublier les artistes en résidence qui apportent leur contribution, par exemple en allant à la rencontre de jeunes dans les universités, les lycées… J’ai d’ailleurs une jeune collaboratrice qui a voulu faire un escape game, ce qui a amené un autre public. Les gens étaient enchantés. Là aussi, les personnes découvrent l’opéra autrement, et ils ont envie de revenir. En tout cas, ils ont franchi la porte, et ils savent que c’est possible de le refaire !

D’autre part, nous avons beaucoup segmenté les tarifs, ce qui permet là aussi de toucher un plus grand nombre de personnes. Nous faisons également des conférences, des tables rondes, sans oublier lepass illimité pour les jeunes qui coûte 60 euros l’année, ou encore le Moonpass avec le quart de lune et la demi-lune, ce qui est génial pour les ERASMUS. Il y a également des choses très pointues, comme quand on fait l’intégral des Bartok. En somme, c’est une offre extrêmement diversifiée, faite avec beaucoup de sérieux, d’application, grâce à laquelle on dit aux gens que tout est possible, et que tout le monde est le bienvenu.

Cette ouverture la plus large rejoint aussi l’idée de l’opéra-citoyen, et nous allons forcément revenir un peu sur le Don Pasquale en langue des signes : comment vous est venue cette idée d’ouverture à la LSF ?


Don Pasquale, Opéra national de Montpellier (2019) ; © Marc Ginot

Don Pasquale, Opéra national de Montpellier (2019) © Marc Ginot

Franchement, je ne m’attendais pas à un tel buzz. Même en en parlant maintenant, je suis un peu émue. Les débuts étaient timides, car l’opéra mène déjà des actions auprès des malentendants, comme des visites. Or, l’opéra, ce n’est pas seulement le bâtiment mais aussi la vie à l’intérieur. Avec Accès Culture, on s’est dit qu’on pouvait aller plus loin. Nous avons commencé par développer le surtitrage adapté, qu’on a ensuite amélioré car nous avons réalisé que les malvoyants avaient des difficultés à lire, soit parce qu’ils étaient trop loin dans la salle, soit parce qu’ils ne sont pas forcément des lecteurs, chose que je n’avais mas mesurée : pour les sourds, le français n’est pas leur première langue, donc beaucoup ne lisent pas, ou tardivement, ou mal. Tout ce texte n’est pas confortable. Fantasio a permis de voir tout cela. Nous avons ensuite souhaité aller plus loin, et Accès Culture m’a expliqué que l’on signe au théâtre, ce qui m’a fait penser que nous pouvions le faire à l’opéra. On m’a alors suggéré une personne qui signerait pour la générale piano, mais cela me gênait car je voulais que les malentendants voient l’orchestre, qu’ils réalisent que l’opéra ne se résume pas à un piano. On m’a donc proposé de signer à la pré-générale et à la générale, mais j’ai pensé qu’installer un traducteur directement sur le plateau risquait de gêner ou d’agacer les entendants. Accès Culture m’a alors informé qu’ils ont des acteurs qui « chansignent », ce que je ne connaissais pas du tout. On a donc commencé à vraiment y réfléchir et c’est à ce moment-là que j’ai appelé le metteur en scène (Valentin Schwarz) pour discuter du projet. Les acteurs sont finalement arrivés en répétition, et le résultat était magnifique ! La première fois qu’ils ont signé l’air d’Ernesto, tout le monde avait les larmes aux yeux. Le duo était tellement beau que le metteur en scène a fait une chose superbe : il a demandé aux chanteurs de ne plus bouger, ou à peine, et de laisser l’espace aux chansigneurs à ce moment-là… De faire la bande son en quelque sorte ! Nous nous sommes finalement dit que c’était impossible de ne pas proposer cela sur l’ensemble des dates, et on a déplacé le public du premier rang pour y installer le public sourd. C’était assez émouvant, car les plus âgés disaient aux plus jeunes : « Tu te rends compte de la chance que tu as ? Tu as 15 ans, et tu vas voir un opéra. Moi, j’ai dû attendre d’avoir 60 ans pour ça… »

Ce fut un moment vraiment incroyable, au-delà de ce qu’on pensait… sauf que maintenant, il faut faire la suite ! Il est hors de question de s’arrêter là, car c’est toute une communauté qui a répondu présente. Nous avons quelques idées, mais il faut que les metteurs en scène acceptent, ce qui n’est pas toujours évident. Le tout n’est pas d’avoir des projets, il faut encore que ce soit joliment réalisé et  accepté par l’équipe, comme le metteur en scène, ou encore le chef (car cela change la donne pour lui aussi).

Propos recueillis par Elodie Martinez

Crédit photo de présentation : Marc Ginot

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