Rencontre avec Matthias Goerne : « Notre langue maternelle façonne notre personnalité »

Xl_matthias_goerne © DR

Considéré comme l’un des chefs de file du lied dans le monde, le baryton Matthias Goerne revenait cette année au Verbier Festival pour un entêtant Voyage d’hiver aux côtés du pianiste Nikolaï Lugansky, et d’autres lieder de Schubert avec le Verbier Festival Chamber Orchestra. Si les symphonies de Chostakovitch, Le Château de Barbe-Bleue de Bartók et le War Requiem de Britten font désormais partie de son répertoire depuis plusieurs années – sans compter sa prise de rôle en Boris Godounov en 2023 –, l’allemand reste la langue principale de ses interprétations. Il nous raconte pourquoi Schubert lui inspire une créativité sans cesse renouvelée, et comment le texte peut changer le monde.

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Vous aurez bientôt atteint les 300 représentations du Voyage d’hiver dans votre carrière. Quelles perspectives nouvelles trouvez-vous dans cette musique avec le temps ?

On ne peut pas découvrir de nouvelles pistes d’interprétation uniquement dans la musique car elle ne saurait être isolée de l’idée générale et de la dramaturgie du Voyage d’hiver. Je dirais que le texte du Voyage d’hiver et de la Neuvième de Beethoven en fait les pièces les plus touchantes pour l’humanité, c’est ce qui les rend si concrètes. Le cycle du Voyage d’hiver met au centre un simple être humain, auquel tout le monde peut d’identifier. L’œuvre parle d’amour – celui qu’on ressent ou celui qu’on ne reçoit pas –, de la perte et des retrouvailles, de désirs enfouis, de la solitude absolue. En essayant d’entrer en contact avec le monde qui l’entoure, le personnage voit sa perception s’altérer. On ne peut jamais complètement connaître une personne, on découvre toujours de nouvelles facettes : voici ce qui rend Le Voyage d’hiver ouvert à tous les champs d’interprétation à travers le monde, la routine ne peut jamais s’installer. Dès la première note, on entre immédiatement dans le cœur de l’histoire, et cela entre en résonance avec notre propre vie. Il n’y a pas de temps de latence, on entre tout de suite dans le noyau dur.

Schubert avait 29-30 ans quand il a composé Le Voyage d’hiver. Il s’est donc d’une certaine façon projeté en une personne plus âgée. Peut-on considérer qu’il y a une certaine idée de la jeunesse dans la musique ?

Je ne dirais pas que Le Voyage d’hiver soit une œuvre qui respire la jeunesse, elle n’a pas d’âge. Le cycle suit le parcours d’un homme cherchant à s’évader pour surmonter ses problèmes et sa solitude. Il imagine que se plonger dans son passé est le seul moyen d’avoir un meilleur avenir. Der Leiermann, le dernier lied de cette réflexion, est souvent considéré à tort comme l’arrivée de la mort. Au contraire, c’est sa première rencontre physique – réelle ou potentielle – avec un être humain dans Le Voyage d’hiver, donc cela crée de nombreux questionnements. C’est un vecteur d’espoir, la petite lumière au bout du tunnel. On peut remarquer ce signe distinctif chez Schubert : il n’y a jamais de lied complètement pessimiste. Il y a aussi l’Irrlicht (NDLR, « feu follet », le nom d’un des lieder du cycle), qu’on croit être une forme de vie, mais qui n’est qu’un reflet de la nature. On est attiré par cette lumière, en pensant que quelqu’un va venir à notre rencontre, mais on est toujours seul avec soi-même au milieu de la nuit.   

Comment incarnez-vous les différents personnages imaginaires écrits dans Le Voyage d’hiver ?

Pendant la représentation, il n’y a pas de place pour la réflexion parce qu’il faut pouvoir garder le contrôle de la voix. Les différentes facettes du personnage sont très caractérisées. J’essaye toujours de trouver en moi une correspondance entre les exigences du texte, de l’histoire et de la musique.

Comment travaillez-vous avec de nouveaux pianistes, comme peut l’être Nikolaï Lugansky ?

La plupart du temps, il vaut mieux faire de la musique que de parler de musique. Il faut faire ce qu’on pense être le mieux, et cela peut s’avérer tout à fait proche de ce que souhaite notre partenaire. La synchronisation vient lorsque les deux chambristes partagent la même émotion. Et si les intentions musicales sont vraiment trop divergentes, c’est là qu’il faut en parler.

Quelles différences ressentez-vous en tant qu’interprète entre des lieder avec piano et des lieder avec orchestre ?

La sensation sonore est tout à fait différente. Pour certaines œuvres, c’est même plus intéressant avec l’orchestre qu’avec le piano. La vraie différence est en tout cas la spontanéité et la flexibilité qu’on a avec le piano. Avec orchestre, il faut être patient, les répétitions sont plus nombreuses car il faut traduire un magnifique langage musical de l’intimité en une nouvelle forme qui demande six familles d’instruments, et ensuite faire voyager le son à travers l’orchestre.

Les couleurs des lieder dépendent aussi des arrangements, n’est-ce pas ?

Absolument. Demain soir je chanterai Im Abendrot, sur un arrangement de Brahms. Ce n’est pas un lied facile car les lignes sont douces et longues. Les orchestrations de Brahms sont en général superbes, mais elles sont moins confortables pour la voix que la version avec piano. Je dirais qu’elles sont peut-être sur-orchestrées, ce qui peut vite alourdir, complexifier ou s’éloigner de l’idée originelle du lied. Les piano deviennent tout de suite des mezzo-forte, les mezzo-forte peuvent se transformer en fortissimo. C’est un équilibre complexe à trouver avec l’orchestre.

Vous avez beaucoup chanté en allemand, votre langue maternelle. Est-ce par confort ou pour être plus vrai dans l’émotion ?

Notre langue maternelle façonne notre personnalité et notre champ des possibles. J’ai la chance d’être né dans le pays du lied allemand, et je n’irais jamais chanter Debussy, Ravel ou Poulenc dans un pays francophone, parce que cela ne pourrait jamais être suffisamment satisfaisant pour le public. Seuls les chanteurs qui possèdent une vraie connaissance de la langue peuvent atteindre des sommets dans le lied. Pour pouvoir chanter ce répertoire, il faut vivre longtemps dans un pays, étudier la langue jusqu’à pouvoir lire facilement la littérature, et seulement à ce moment-là on peut espérer atteindre un niveau suffisant. Sinon, c’est très difficile.

Préférez-vous chanter à l’opéra ou dans le lied ?

L’opéra, c’est extraordinaire avec de grandes œuvres et de très bonnes productions. Tout dépend du metteur en scène, du chef d’orchestre et de la distribution. Si l’équipe artistique n’est pas excellente, alors je préfère faire un récital. Un récital avec piano est plus simple à organiser, d’autant que je sais exactement ce que je veux faire avec le pianiste et comment créer un programme qui me plaise. Je ne peux me satisfaire d’une production d’opéra à moitié organisée avec une distribution à moitié bonne, sans parler du chef d’orchestre, qui peut être difficile à vivre. Il m’est arrivé de regretter certaines productions pour la mise en scène, qui était vraiment mauvaise.

Comptez-vous chanter les opéras de Schubert ?

J’aurais aimé les chanter, mais l’opéra n’était vraiment pas le fort de Schubert. Je trouve que le théâtre et la tension ne ressortent jamais dans Fierrabras et Alfonso und Estrella, ça ne fonctionne pas. Les lignes sont superbes, mais on a l’impression d’entendre un lied de Schubert trop long.

Avez-vous des rêves pour la suite de votre carrière ?

Je ne vais pas chanter encore vingt ans, donc je dirais juste être en forme, garder mes bons amis et être bien entouré. Sans la santé, on ne peut rien faire, mais grâce à elle on peut mettre toute son énergie dans ce qu’on a vraiment envie de faire.

Propos recueillis le 30 juillet et traduits de l’anglais par Thibault Vicq

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